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Full text of "Mémoires de madame la duchesse d'Abrantès, ou Souvenirs historiques sur Napoléon, la révolution, le directoire, le consulat, l'empire et la restauration"

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MEJSOIRES     CONTEMPORAINS, 


MÉMOIRES 

DE  MADAME  LA  DUCHESSE 

D'ABRANTÈS. 


TOME  TREIZIEME. 


PARIS.  — XtaPRIIHERIE   VE   LACBEVARDIERE  , 

RUE    DU    COLOMBIER,     H'    3o. 


MEMOIRES 

DE  MADAME  Li  DUCHESSE 

ou 

SOUVENIRS  HISTORIQUES 

SUR 

NAPOLEON, 

LA  RÉVOLUTION, 

LE  DIRECTOIRE ,  LE  CONSULAT,  L'EMPIRE 
ET  LA  RESTAURATION. 

TOME  TREIZIÈME. 


A  PARIS, 

CHEZ  MAME-DELAUNAY,  LIBRAIRE, 

RUE    GUÉNÉGAUD  ,    y°    0.5. 

UDCCC\Y.\IV, 


y.  13 


DE  MADAME  LA   DUCHESSE 


D'ABRANTES. 


CHAPITRE   PREMISR  ] 


Réflexions  sur  la  destinée  de  Napoléon. —  L'union  morg-a  » 
natique.  —  L'Autriche.  —  Le  père  et  la  fille.  —  Lettre  du 
marquis  d'AIorna.  —  Le  Portugal-Volcan.  —  Le  beurre 
frais.  —  Lu  laine  des  moutons.  —  Le  sébastianisle  :  ce 
n'est  pas  le  ge'nëral  Sebastiani.  — La  prophétie.  —  Napo- 
le'on  et  le  Maure  de  Ceuta.  —  Le  noir  du  japon.  —  Léoni- 
das  et  les  trois  cents  hommes  faisant  l'arme'e  de  de'fense. 
— Le  gouverneur^rtfnwrc^e. — Murât  et  le  jeune  Polonais. 
— Admirable  dévouement.  —  Le  baron  de  Strogonoff.  — 
Le  jeune  Russe  prisonnier.  —  Gastanos.  —  Les  épreuves. 

—  Admirable  caractère.  — Les  guérillas  et  leur  tribunal. 

—  Epreuves  du  sommeil  et  de  la  potence.  —  Le  général 
Franceschi.  — Le  Capucino.  —  Le  prisonnier.  —  Le  mari 
mort  d'amour.  —  La  veuve  morte  d'amour.  -^  L'excom- 
munication. —  L'enfant  et  le  couteau. — Cestpour  tuer  un 
Français l...  —  Victoire  d'Espagne.  —  Le  maréchal  Su- 
chet  et  le  maréchal  Ney.  —  Le  chevalier  Sachet,  frère  du 
général.  —  Le  bulletiu  de  Tarragone.  —  Le  café  brûlant. 

XIIL  t 


^  MÉMOIRES 

—  Burgos,  —  Bal  chez  le  général  Solignac ,  —  La  Char- 
treuse. —  Junot,  Soiilt  et  Ney.  —  Départ  pour  Aslorga. 

—  L'assassin  de  Valladolid.  —  L'assassin  de  Lisbonne.  — 
Junot  est  sauve'  du  poignard  de  l'un  et  de  la  balle  de 
l'autre. 

Il  est  dans  la  vie  de  Napoléon  des  époques  tel- 
lement étonnantes  de  fatalité  malheureuse,  qu'il 
est  presque  impossible  de  ne  pas  croire  à  cette 
influence  extraordinaire  de  l'étoile  d'un  homme 
èur  sa  destinée.  Car  enfin  il  faut  accorder  au  gé- 
nie de  cet  homme  un  coup  d'oeil  assez,  habile 
pour  juger  son  sort  dans  ce  qu'il  pourrait  être;  et 
cependant  que  de  fois,  dans  les  années  qui  ont 
précédé  notre  malheur  plus  que  le  sien  peut- 
être,  a-t-il  constamment  voulu  suivre  une  route 
étrangère  à  tout  ce  qui  pouvait  le  sauver,  et  jon- 
chée des  écueils  qui  devaient  au  contraire  le  per- 
dre !  Je  ne  parle  pas  ici  de  cette  guerre  de  la 
péninsule:  la  trop  malheureuse  preuve  de  sa  mau- 
vaise influence  était  déjà  reconnue  à  l'époque  où 
tious  sommes  arrivés.  Mais  il  était  une  autre 
jf)reuve  que  l'empereur  ne  pouvait  repousser, 
parce  qu'elle  était  acquise  par  avance  :  c'était 
l'alliance  étrangère  qu'il  voulait  contracter.  Ses 
résultats  funestes  n'étaient  que  trop  prédits  à  la 
ttî'rance,  et  pourtant  rien  ne  put  l'arrêter. 

Ce  fut  à  Burgos  que  je  reçus  la  première  non- 


^■( 


DE    LA    DUCHESSE    D  ABRAWTES.  3 

vellede  cette  étrange  union.  Les  lettres  qui  m'en 
parlaient  et  dont  l'une  était  d'un  ami  qui  devait 
connaître  tous  les  rouages  qui  avaient  fait  mou- 
voir en  cette  occasion  la  volonté  de  l'empereur, 
mêla  présentaient  comme  un  événement  des  plus 
heureux.  L'autre,  plus  raisonnable  et  surtout 
plus  clairvoyant,  et  m'arrivant  d'ailleurs  par  une 
occasion  sûre,  me  parla  du  mal  que  pourrait 
exercer  ce  mariage  avec  une  princesse  d'Autri- 
che sur  la  destinée  de  Napoléon;  car  Napoléon 
était  bien  empereur  des  Français,  mais  il  était 
aussi  le  général  Bonaparte  vainqueur  dans  plus 
de  vingt  batailles  rangées  des  armées  autrichien- 
nes, ayant  fait  fuir  la  famille  impériale  deux  fois 
de  son  royal  séjour.  Ces  offenses-là  sont  indélé- 
biles dans  leurs  taches.  Elles  ne  s'effacent  jamais... 
Puis  il   y  avait,  dans  cette  sorte   de    sacrifice 
fait  par   un   père,   quelque   peu   d'un  odieux 
égoïsmequi  faisait  présager  que  plus  tard  la  voix 
de  cette  même  fille  priant  pour  son  fils  et  son 
mari  ne  serait  pas  plus  écoutée  que  priant  pour 
elle-même. ..  Il  était  visible  que  l'Autriche  mutilée 
et  encore  sanglante  de  toutes  ses  défaites ,  voulait 
que  ce  mariage,  qui  n'était,  comme  le  disait  fort 
bien  un  homme  méchant  mais  bien  spirituel , 
pas  même  morganatique,  servit  d'appareilau  moins 
momentané  à  ses  blessures.  Napoléon  ne  vit  rien. 


l^  MÉMOIRES 

Il  crut,  consolider  par  là  ses  alliances  du  Nord 
déjà  bien  assurées  du  côté  de  la  Russie,  et  pour- 
suivre plus  en  paix  ses  funestes  opérations  de 
Ja  Péninsule.  Une  fois  entré  dans  ces  fausses  rou- 
tes, on  pouvait  prévoir  que  tout  devenait  péril 
désormais  à  côté  de  la  gloire. 

En  parlant  de  prévoir,  il  vient  de  me  tomber 
sous  la  main  diverses  pièces  intéressantes,  en 
mettant  en  ordre  mes  documens  pour  ces  deux 
volumes-ci.  Mais  comme  dans  des  Mémoires  il 
est  toujours  temps  de  revenir,  je  vais  les  trans- 
crire maintenant. 

L'une  est  une  lettre  du  marquis  d'Alorna, 
l'un  des  grands  de  Portugal ,  dont  l'esprit  et 
les  rares  moyens  eussent  été  pour  sa  pairie 
d'une  immense  ressource  ,  s'il  n'avait  eu  dans 
ses  perceptions  une  étrangeté  qu'il  prétendait 
être  une  seconde  vue,  et  que  pour  moi  je  ne 
sais  en  vérité  comment  nommer ,  mais  que  dans 
mon  scepticisme  je  ne  puis  cependant  totale- 
ment refuser  de  croire  au  moins  comme  une 
de  ces  choses  que  nous  voyons  chaque  jour,  et 
que  notre  superbe  et  bien  humble  entende- 
ment confesse  ne  pas  pouvoir  comprendre. 

Le  marquis  d'Alorna  était  le  père  de  ce  jeune 
enfant  qui  périt  d'une  manière  si  malheureuse 
à  Villaviciosa  à  la  suite  d'une  prédiction.  Cette 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  5 

lettre  du  marquis  d'Alorna ,  que  j'ai  en  original 
sous  les  yeux ,  est  fort  extraordinaire.  Le  mar- 
quis avait  de  l'esprit,  des  moyens  remarquables, 
une  grande  religion  ,  mais  une  profonde  supersti- 
tion. Voici  ce  qu'il  écrivait  au  colonel  Cailbé  de 
Geisne,  lieutenant-colonel  au  service  de  Portu- 
gal, en  1807.  La  date  est  à  remarquer.  C'est  du 
colonel  lui-même  que  je  tiens  cette  lettre. 

i3  novembre  1S07,  à  Villavisiosa. 

«  MojN  cher  Cailhé, 

«Vous  me  parlez  dans  votre  dernière  lettre 
»de  la  perte  du  Portugal,  comme  si  un  volcan 
»  était  prêt  à  éclater  et  à  bouleverser  la  nature 
»de  ce  pays;  mais,  même  si  cela  devait  être  ,  je 
»  n'éinigrerais  pas.  Au  surplus  je  crois  que  le  mot 
t perte  a  une  autre  signification.  Je  ne  l'atteins 

•  pas,  car  je  me  suis  fait  le  principe  d'avoir  la 
>vue  basse  en  politique.  Nous  avons  fermé  nos 
«ports  aux  Anglais;  Dieu  en  soit  loué.  Nous 
«mangerons  du  beurre  frais  tiré  du  lait  de  nos 

•  vaclies  ;  la  laine  de  nos  moutons  nous  couvrira 
»  du  moins,  sans  avoir  besoin  de  voyager  comme 
»  auparavant  sur  mer  '.   Croyez  -  vous   que   les 

»  Il  ne  faut  pas  s'étonner  des  iegéres  fautes  qui  se  trou- 


6  '  MÉMOIRES 

«Français  achèteront  nos  fabriques  pour  le  brû- 
»  1er ,  comme  ont  fait  les  Anglais  ?...  Non  ,  non.  Si 
»  nous  devenons  non  seulement  alliésdelaFrance, 
»mais  fédérés  avec   elle,  soyez  assuré  qu'elle 
»  pensera   à  nous  comme   l'Angleterre  le  fit  à 
»Utrecht  et    dernièrement.   Et   puis   quel  mal 
»  peut-il    y  avoir  à  ce  que   nous  nous  rappro- 
schions  des  Français?  Si  nous  avions  embrassé 
«leur  cause  pour  la  succession  d'Espagne,  au 
«commencement  du    18^  siècle,   nous  serions 
»  maintenant  et  plus  longs  et  plus  larges.    Mais 
»  laissons  les  considérations  et  allons  aux  faits.  Je 
»  veux  vous  conter  quelque  chose  de  très  plai- 
»  sant.  Vous  savez  qu'il  y  a  toujours  eu  des  sébas- 
»  tianistes  ^   en  Portugal  ?   eh  bien ,    à   présent 
»  il  y  en  a  plus  que  jamais ,  et  le  nombre  en  est 
»  devenu  très  grand ,    c'est   même  à   la  mode 
«d'être  sébastianiste.    On  a  débusqué  des  vieux 
))  papiers  de  prophéties  de  Bandarra ,  du  Noir 
»  du  Japon,  du  Maure  deCeuta,  etc.  ,etc.  Ce  sont 

vent  dans  cette  lettre  ,  à  l'époque  surtout  où  elle  fut  écrite  ; 
les  hommes  de  l'âge  du  marquis  d'Alorna  savaient  peu  le 
français  à  Lisbonne.  La  jeune  génération  le  parle  bien,  mais 
chez  leurs  pères  il  était  étonnant  et  rare  d'en  trouver  qui 
le  parlassent  comme  M.  d'Alorna. 

'  Qu'on  n'aille  pas  croire  que  c'est  le  général  S...,  le 
pauvre  homme  ne  s'avise  pas  d'être  aussi  important.  Après 
sa  mort ,  je  ne  dis  pas... 


DE   LA   DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  7 

»  des  espèces  de  Nostradamus ,  où  l'on  trouve 
»  tout  plein  de  choses  étonnantes ,  parce  qu'elles 
«nomment  les  personnes  par  leurs  noms,  et 
»  qu'elles  se  vérifient.  Cependant  presque  toutes 
»  les  prophéties  finissent  par  des  obscurités ,  et 
»  prêtent  aux  interprétations.  Mais  voici  une 
»  singulière  et  drôle  de  prophétie;  il  y  est  dit  Que 
))  Napoléon  sortant  de  Corse,  est  descendant  être- 
T) -présentant  de  Sébastian.  IL  sera  donc  le  chef  du 
»  cinquième  empire  ;  il  fera  sortir  du  port  de  Lis- 
»  bonne  une  expédition  composée  de  Portugais  et  des 
»  aigles  du  Nord  vers  l'Asie  ,  (jui  sera  conquise  et 
»  CATHOLisÉE  ;  après  quoi ,  le  retour  de  l'âge  d'or. 
»  Napoléon  est  donc  d'origine  portugaise  et 
«non  pas  fi-ançaise.  Si  l'Europe  civilisée  trouve 
»  dans  ses  fantaisies  un  petit  goût  barbare ,  elle 
"  n'a  pas  tort.  Au  reste ,  le  barbarisme  n'est  pas 
»si  mauvais  à  certains  égards.  Adieu,  mon  cher 
•  Cailhé.  Je  me  trouve  sur  les  frontières,  com- 
»  mandant  une  armée  de  six  cents  fantassins  et 
"  cinq  cents  chevaux  !  Tout  le  reste  m'a  été  arraché 
«pour  garnir  les  côtes.  Au  reste,  Léonidas  n'a- 
»vait  que  trois  cents  hommes;  par  conséquent 
«j'aurais  tort  si  je  disais  que  je  ne  veux  pas  me 
»  battre  faute  d'armée.  Aussi  je  ne  dis  pas  cela  ; 
»  mais  je  crois  que  je  ne  me  battrai  pas  faute 
»  d'ennemis.  Des  proclamations  furent  faites  der- 


8  MÉMOIRES 

«nièreinent  :  nos  ennemis  sont  les  Anglais;  nos 
rt  amis,  les  Français  et  les  Espagnols.  Or,  comme 
«les  insulaires  ne  Tiendront  pas  par  terre,  je 
sme  trouve  ici  comme  un  patriarche.  Je  ne  serais 
»pas  fâché,  par  exemple,  d'aller  à  Lisbonne  et 
»  d'être  chargé  de  la  défense  du  port.  Mais,  comme 
»je  suis  exilé,  il  n'y  faut  pas  penser.  Nous 
»  avons  dix  vaisseaux  de  ligne  russes.  Adieu  ,  en- 
»  core  ;  mille  choses  à  mon  cher  cousin  et  ami 
«Fuenles'. 

»Le  marquis  d'ALORNA^  » 

Cette  lettre  est  bien  étrange  depuis  la  première 
ligne  jusqu'à  la  dernière.  Il  faut  songer  que 
c'est  un  des  hommes  les  plus  importans  du  Por- 
tugal par  sa  naissance,  sa  position  et  son  esprit, 
qui  Ta  écrite ,  et  à  part  ce  qu'il  dit  du  Nostra- 
damus,  ce  qui  pourtant  est  aussi  fort  extraor- 
dinaire ,  son  opinion  sur  l'état  intérieur  du 
Portugal  est  un  fait  important  à  consigner.  Il 
n'était  pas  le  seul  qui  pensât  ainsi;  et,  en  effet, 

>  Le  comte  Armand  de  Fuentcs,  dont  j'ai  souvent  parle' 
dans  les  pre'ce'dens  volumes ,  ainsi  que  de  son  frère. 

»  Cette  lettre  est  entre  les  mains  de  celui  à  qui  elle  fut 
écrite ,  le  commandeur  Caillié  de  Gcisnes ,  demeurant  ac- 
tuellement à  Paris. 


DE      LA.    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  9 

le   marquis    d'Alorna   n'émig/a   pas  lorsque  le 
prince  quitta  Lisbonne. 

La  dernière  ligne  de  sa  lettre  fait  tourner  ma 
pensée  vers  cet  homme  qui  fut  en  partie  cause  des 
malheurs  qui ,  depuis  iSoS,  arrivèrent  à  Junot  : 
c'est  l'amiral  Siniavin  ;  et  cette  pensée  amène 
à  son  tour  le  souvenir  d'une  des  actions  les  plus 
remarquablement  belles  dont  un  homme  puisse 
se  glorifier.  J'aurais  dû  la  placer  dans  le  précé- 
dent volume  ;  mais,  comme  je  l'ai  toujours  dit, 
on  peut  revenir  facilement ,  s'il  est  défendu  d'an- 
ticiper  sur  le  temps... 

Lorsque  Murât  était  à  Madrid,  il  eut  besoin 
d'envoyer  des  dépêches  à  Junot  ;  mais  elles 
étaient  importantes,  et  déjà  toutes  les  routes  qui 
conduisaient  à  Lisbonne  étaient  couvertes  j)ar 
les  guérillas  ,  et  surtout  les  troupes  commandées 
par  les  hommes  les  plus  importans  de  l'Espagne 
dans  sa  révolution ,  et  qui  composaient  alors  l'ar- 
mée de  Castanos.  Murât  parla  de  son  embarras 
au  baron  deStrogonoff,  ambassadeur  de  Russie 
à  la  cour  d'Espagne,  et  qui  était  demeuré  à  Ma- 
drid. On  sait  que  la  Russie  était ,  à  cette  époque  , 
tamie  plus  encore  que  l'alliée  de  la  France... 
M.  le  baron  de  Strogonoff  dit  au  grand-duc  de 
Berg  que  rien  n'était  plus  fL\cile  à  exécuter  que 
ce  qu'il  voulait  faire. 


1 0  MEMOIRES 

—  L'amiral  Siniavin  est  dans  le  port  de  Lis- 
bonne, dit  l'ambassadeur,  donnez-moi  le  plus 
intelligent  de  vos  lanciers  polonais  ;  je  lui  mets 
un  uniforme  russe  ;  je  le  charge  de  dépêches  pour 
l'amiral...  vous  lui  donnerez  les  vôtres  verbale- 
ment, et  tout  sera  bien  quand  il  serait  pris  vingt 
fois  d'ici  à  Lisbonne,  car  l'armée  insurgée  est 
trop  désireuse  d'obtenir  notre  neutralité  pour 
commencer  elle-même  par  fournir  un  motif  de 
rupture. 

Murât  fut  ravi  de  ce  moyen,  qui,  au  fait,  était 
bien  ingénieux.  11  demanda  au  chef  des  Polo- 
nais, qui ,  je  crois ,  était  Krasinski  lui-même,  de 
lui  procurer  un  jeune  homme  intelHgent  et  brave. 
La  chose  était  commune  parmi  les  lanciers  polo- 
nais, mais  ici  il  fallait  plus  qu'une  chose  ordi- 
naire... Deux  jours  après  le  chef  amena  chez  le 
grand-duc  de  Berg  un  jeune  homme  de  son  corps 
dont  il  répondait  sur  sa  tète:  il  s'appelait  L^c- 
kinsAij  et  n'avait  que  dix- huit  ans. 

Le  grand-duc  de  Berg  fut  ému  en  voyant  un 
si  jeune  homme  demander,  pour  ainsi  dire,  à 
braver  un  péril  certain,  car,  s'il  était  connu ,  son 
sort  était  arrêté  d'avance  ,  c'était  la  mort.  Murât, 
qui  la  bravait  sans  pâlir,  ne  put  s'empêcher  d'ob- 
server au  jeune  Lecldnski  le  péri!  qu'il  allait 
courir...  Le  jeune  Polonais  sourit. 


DE   LA    DUCHESSE    D  AERANTES.  11 

—  Que  votre  altesse  impériale  me  donne  ses 
ordres ,  répondit-il  respectueusement ,  et  je  lui 
rendrai  bon  compte  de  la  mission  dont  elle  veut 
bien  m'honorer...  Je  la  remercie  de  m'avoir  choisi 
parmi  mes  camarades...  car  tous  auraient  bri- 
gué cette  faveur. 

Le  grand-duc  augura  bien  de  la  résolution  sans 
forfanterie  du  jeune  homme.  Il  lui  donna  ses 
instructions.  Le  baron  de  Strogonoff  fit  ses  dé- 
pêches pour  l'amiral  Siniavin;  le  jeune  Polonais 
fut  habillé  à  la  russe,  puis  il  partit  et  prit  la 
route  du  Portugal. 

Cette  route  était ,  comme  je  l'ai  dit ,  couverte 
de  troupes  espagnoles.  Les  deux  premières  jour- 
nées se  firent  assez  paisiblement  ;  mais  le  troi- 
sième jour,  vers  l'après-midi,  Leckinsld  se  vit 
entouré  par  une  troupe  d'Espagnols  qui,  l'ayant 
terrassé  et  désarmé,  l'entraîna  devant  le  général 
qui  commandait  les  troupes  qui  se  trouvaient  là  : 
heureusement  pour  le  brave  et  aventureux  jeune 
homme  que  c'était  Castanos  lui-même. 

Cependant  quel  que  fût  le  chef  qui  devait  l'in- 
terroger, Leckinsld  comprit  qu'il  était  perdu  s'il 
était  reconnu  pour  Français  ;  en  conséquence  sa 
détermination  fut  prise,  à  l'heure  même ,  de  ne 
pas  prononcer  un  mot  en  français,  et  de  ne  par- 
ler que  le  russe  ou  l'allemand ,  qu'il  possédait 


1  a  MEMOIRES 

également  bien.  Les  vociférations  que  pous- 
saient avec  rage  ceux  qui  le  traînaient  devant 
Castanos  lui  révélaient  son  sort  par  avance  ;  et 
puis  l'horrible  assassinat  du  général  René,  qui 
périt  au  milieu  des  tortures  en  allant  précisément 
joindre  Junot,  venait  d'avoir  lieu  depuis  seule- 
ment quelques  semaines  ,  et  suffisait  pour  glacer 
la  pensée  ,  car  la  mort  elle  seule  peut  ne  pas  ef- 
frayer un  grand  cœur;  mais  la  recevoir  à  la  suite 
d'un  raffinement  de  torture,  c'est  plus  que  la  force 
humaine  ne  peut  en  supporter. 

—  Qui  êtes-vous  ?  demanda  Castanos  au  jeune 
Polonais. 

Et  cette  question ,  il  la  lui  adressa  en  français 
qu'il  parlait  parfaitement,  ayant  été ,  comme  on 
lésait,  élevé  à  Sorrèze  '. 

Leckinski  regarda  l'interrogateur,  fitun signe, 
et  répondit  en  allemand  : 

—  Je  n'ai  pas  entendu. 

Castanos  comprenait  et  parlait  l'allemand  ;  mais 
il  ne  voulut  pas  figurer  phis  long-temps  proba- 

»  Ce  fut  ce  qui  causa  le  malheur  de  Marescot.  Il  avait  été 
à  Sorrcze  avec  le  gc'ne'ral  Castanos  ;  et  le  ge'ne'ral  Dupont,  qui 
savait  celte  circonstance,  en  voulut  profiter  pour  obtenir  de 
meilleures  conditions,  et  la  bonté  de  Marescol  lui  fit  faire 
une  démarche  que  le  grand -o/ficier  de  l'empire  devait 
rejeter. 


DE  LA.  DUCHESSE  d'aBRANTÈS.  i3 

blement  dans  cette  affaire,  et  il  appela  un  des 
officiers  de  son  état-major,  qui  continua  l'en- 
quête... Le  jeune  Polonais  répondit  alternative- 
ment en  russe  et  en  allemand,  mais  jamais  il  ne 
se  laissa  même  aller  à  une  seule  intonation  fran- 
çaise. Cependant  il  pouvait  se  troubler,  car,  dans 
une  chambre  assez  petite  ,  il  était  entouré ,  pressé 
par  une  foule  avide  de  son  sang,  on  peut  dire  ce 
mot,  et  qui  attendait  avec  une  impatience  féroce 
qu'il  fût  reconnu  coupable  ,  c'est-à-dire  Français, 
pour  se  jeter  sur  lui  et  le  massacrer. 

Mais  l'effervescence  s'accrut  au  point  de  ne 
pouvoir  plus  être  maîtrisée  par  le  général  lui- 
même,  par  un  incident  qui  vint  jeter  sur  le 
malheureux  jeune  homme  un  réseau  dont  rien 
ne  paraissait  pouvoir  le  tirer...  Un  aide-de- 
camp  de  Castanos,  homme  fanatiquement  pa- 
triote comme  il  y  en  a  eu  tant  dans  la  guerre  d'Es- 
pagne, et  qui,  dès  le  moment  où  Leckinski  avait 
été  arrêté,  s'était  prononcé  contre  lui  en  disant 
qu'il  était  un  espion  français,  accourut  dans  la 
salle  où  se  faisait  l'interrogatoire,  tenant  par  le 
bras  un  paysan  vêtu  de  la  veste  brune  et  coiffé 
du  chapeau  à  haute  forme  surmonté  de  la  plume 
rouge...  L'officier  fend  la  foule,  et  plaçant  le 
paysan  devant  le  Polonais  : 

—  Regarde  bien  cet  homme,  lui  dit-il,  et  dis 


l4  MÉMOIRES 

ensuite  s'il  est  vrai  que  ce  soit  un  Allemand... 
un  Russe.  —  C'est  un  espion ,  je  le  jurerais  sur 
mon  salut ,  poursuivit-il  en  frappant  du  pied. 

Pendant  ce  temps,  le  paysan  regardait  atten- 
tivement le  jeune  Polonais...  Mais  l'examen  ne 
fut  pas  long  ;  à  peine  eut-il  jeté  sur  lui  quelques 
regords,  que  son  oeil  noir  s'alluma  et  lança  des 
étincelles  de  haine. 

—  Es  un  Francès...  es  un  Francès  !  s'écria-t-il 
en  frappaiit  ses  mains  Tune  contre  l'aulre. 

Et  il  raconta  que,  quelques  semaines  avant, 
il  avait  été  à  Madrid  pour  conduire  de  la  paille 
coupée  ,  ayant  été  requis  dans  son  village,  ainsi 
que  tous  les  habitans ,  pour  porter  des  fourrages 
dans  les  casernes  de  Madrid  et  des  environs ,  et 
je  reconnais  cet  homme  ,  poursuivit  le  paysan  , 
pour  être  celui  qui  a  reçu  mon  fourrage ,  et 
m'en  a  donné  un  reçu.  J'ai  été  près  de  lui  pen- 
dant une  heure ,  et  je  le  reconnais.  Quand  nous 
l'avons  arrêté,  j'ai  dit  à  mes  camarades  :  Cethomme 
est  l'officier  français  à  qui  j'ai  livré  mon  four- 
rage. 

C'était  vrai. 

Castanos  vit  probablement  la  vérité;  mais  il 
était  un  noble  et  généreux  adversaire,  et  ce 
n'était  pas  par  les  massacres  qu'il  voulait  cimen- 
ter l'édifice  de  la  liberté  espagnole ,  qui  se  serait 


DE   LA   DUCHESSE   d'aBRANTÈS.  i5 

élevé  beau  et  durable ,  si  des  hommes  tels  que 
lui  et  la  Romana  ,  Palafox  et  quelques  autres , 
eussent  dirigé  ce  grand  vaisseau  qui  s'en  allait  à 
la  dérive...  Il  voyait  bien  que  cet  homme  pou- 
vait n'être  pas  Russe  ;  mais  il  redoutait  les  excès 
auxquels  on  se  livrerait  s'il  était  reconnu  pour 
Français...  Puis  il  y  avait  le  doute  et  surtout 
l'apparence...  Il  proposa  de  lui  laisser  continuer 
sa  route,  carLeckinski  persistait  à  soutenir  qu'il 
était  Russe ,  et  ne  comprenait  pas  une  parole  de 
français...  Mais  au  premier  mot  qu'il  fit  enten- 
dre, mille  voix  menaçantes  s'élevèrent  aussitôt, 
et  le  nom  de  traître  fut  murmuré  à  son  oreille... 
Il  n'y  avait  pas  moyen  de  songer  à  la  clémence. 
L'homme  devient  féroce  quand  il  craint  pour 
lui-même. 

—  Mais  voulez-vous  donc  vous  exposer  à  une 
rupture  avec  la  Russie ,  dont  nous  demandons 
la  neutralité  même  avec  instance? 

—Non,  répondirent  les  officiers,  mais  laissez- 
nous  éprouver  cet  homme. 

Leckinski  entendait  tout,  car  il  savait  l'espa- 
gnol. Il  fut  emmené  et  jeté  dans  une  chambre  qui 
ressemblait  à  un  cachot  du  temps  le  plus  affreux 
de  l'inquisition. 

Au  moment  où  les  Espagnols  l'avaient  arrêté, 
le  jeune  homme  n'avait  pas  mangé  depuis  la  veille 


l6  MÉMOIRES 

au  soir,  et  lorsque  la  porte  de  son  cachot  se  re- 
ferma sur  lui ,  il  y  avait  dix-huit  heures  qu'il  n'a- 
vait pris  de  nourriture;  il  faut  y  ajouter  la  fati- 
gue, l'angoisse  ,  l'anxiété  de  sa  cruelle  position, 
et  l'on  comprendra  que  le  malheureux  se  laissa 
t  omber  presque  évanoui  sur  le  grabat  qui  était 
à  terre  dans  un  des  coins  de  sa  prison...  Le  soleil 
n'était  pas  encore  couché,  il  le  voyait  par  la  pe- 
tite lucarne  percée  dans  le  haut  du  mur,  et  sa 
lumière,  si  brillante  dans  cette  belle  Estrama- 
doure  ,  réjouit  encore  quelque  temps  les  regards 
du  pauvre  prisonnier...  Mais  bientôt  il  se  retira, 
le  ciel  devint  plus  sombre...  la  nuit  vint  tout  en- 
velopper, et  Leckinski  se  retrouva  entièrement 
seul  vis-à-vis  sa  terrible  position,  et  il  la  jugeait 
ce  qu'elle  était,  presque  sans  espoir...  Sans  doute 
il  était  brave;  mais  mourir  à  dix-huil-ansî...  c'est 
bien  jeune...  Il  lutta  pendant  quelque  temps 
contre  les  visions  qui  se  succédaient  comme  une 
fantasmagorie  devant  lui  ;  puis  la  jeunesse  et  la 
fatigue  cédèrent  au  sommeil,  et  peu  de  temps 
après  il  fut  enseveli  dans  un  sommeil  si  profond  , 
qu'il  était  presque  l'image  de  la  mort. 

Il  dormait  depuis  deux  heures  environ  ,  lors- 
que la  porte  de  son  cachot  s'ouvrit  lentement, 
et  quelqu'un  y  entra  en  marchant  avec  précau- 
tion;  on  mettait  une  main  devant  la  lumière 


DE   LA.    DUCHESSE   D  ABRA.NTÈS.  l'J 

de  la  lampe  pour  en  cacher  la  flamme, . .  puis 
on  se  pencha  doucement  sur  le  lit  du  prison- 
nier... alors  la  main  qui  interceptait  la  lumière  se 
retira  tout-à-coup ,  elle  alla  frapper  l'épaule  de 
Leckinski,et  une  voix  argentine,  sonore  et  douce, 
une  voix  de  femme  lui  dit  : 

—  Voulez-vous  souper?... 

Le  jeune  Polonais,  réveillé  en  sursaut  par  l'é- 
clat de  la  lumière,  le  contact  de  la  main,  et  les 
paroles  de  la  jeune  femme,  se  lève  sur  son  séant, 
et ,  les  yeux  à  peine  ouverts j  dit  en  allemand  : 

—  Que  me  veut-on?... 

—  Qu'on  donne  sur-le-champ  à  manger  à  cet 
homme ,  ditCastaûos  en  apprenant  le  résultat  de 
cette  première  épreuve...  et  puis,  qu'on  fasse  sel- 
ler son  cheval,  et  qu'il  poursuive  sa  route.  Il  n'est 
pas  Français...  Comment  aurait-il  été  maître  de 
lui  à  ce  point?  c'est  impossible. 

Mais  Câstafios  n'était  pas  seul.  On  donna  bien 
à  manger  à  Leckinski ,  mais  son  cheval  ne  fut  pas 
sellé,  et  il  demeura  dans  son  cachot  jusqu'au 
matin.  Alors  on  le  conduisit  dans  un  lieu  où  il 
pouvait  voir  les  cadavres  mutilés  de  dix  Français 
qui  avaient  été  horriblement  massacrés  par  les 
paysans  de  Truxillo  ;  là ,  pendant  toute  une  jour- 
née on  lui  fit  redouter  la  mort  et  une  horrible 
mort.  Sans  cesse  entouré  de  pièges.,,  écouté  par 
XIII. 


1 8  MÉMOIRES 

des  oreilles  avides  de  saisir  un  son,  regardé  par 
des  yeux  percans  qui  voulaient  recueillir  un 
mouvement ,  le  noble  et  courageux  jeune  homme 
avait  donné  sa  parole  de  ne  point  faillir,  et  non 
seulement  il  la  voulut  tenir,  mais  il  voulut  aussi 
remplir  sa  mission  ,  et  jamais  un  seul  geste,  un 
seul  accent  ne  purent  le  faire  soupçonner...  En- 
fin ,  au  bout  de  plusieurs  heures  des  plus  cruelles 
épreuves,  il  fut  reconduit  dans  sa  prison,  et  put 
réfléchir  dans  un  terrible  loisir  au  danger  de  sa 
position. 

—  Messieurs ,  dit  le  général  Castanos ,  je  sens, 
comme  vous ,  toute  l'importance  d'empêcher  les 
communications  entre  les  différens  chefs  d'ar- 
mée français  qui  sont  en  Espagne;  mais  ici, 
dans  la  position  où  se  trouve  cet  officier,  nous  ne 
pouvons  le  traiter  comme  espion  sur  la  simple 
assurance  d'un  de  nos  hommes  ;  cet  homme  peut 
se  tromper...  une  ressemblance  peutr'abuser,  et 
alors  nous  serions  meurtriers  ;  ce  ne  doit  pas 
être  notre  rôle,  messieurs. 

L'officier  qui  avait  été  choisi  par  le  paysan 
pour  recevoir  sa  déclaration  était  de  ces  hommes 
passionnés  qui  s'identifient  avec  la  position  qu'ils 
ont  provoquée.  Ainsi  donc,  il  avait  posé  la  ques- 
tion de  cette  manière,  que  cet  homme  devait  être 
un  espion  français  -,    dès  lors  il  prenait  lui,  l'ai- 


DE    LA.    DUCHESSE    D  AERANTES.  I9 

titude  d'un  personnage  important  ;  et ,  même  pour 
la  vie  d'un  homme,  il  n'aurait  certes  pas  échangé 
cette  position  :  et  puis,  après  tout,  disait-il,  quand 
il  serait  Russe!...  eh  bien  !  ces  Russes  sont  héré- 
tiques et  les  alliés  des  Français!... 

Leckinski,  rentré  dans  sa  prison,  la  revit  pres- 
que avec  joie;  le  malheureux  n'avait  eu  pendant 
près  de  douze  heures  que  des  gibets  devant  les 
yeux...  des  cadavres  hideux  et  sanglans  !...  et  ces 
objets  sinistres  lui  étaient  montrés  par  des  hom- 
mes au  regard  de  démon,  à  la  physionomie  infer- 
nale. Ses  idées  étaient  comme  sous  la  puissance 
d'un  charme  venu  de  l'enfer...  il  croyait  voir  se 
projeter  sur  les  murs  crevassés  de  son  cachot 
les  ombres  fantastiques  des  victimes  qu'il  ve- 
nait de  voir  accrochées  ai)x  arbres  de  la  route  !... 
Ce  fut  entouré  de  ces  prestiges  lugubres  qu'il 
s'endormit  et  même  d'un  sommeil  profond  ,  car 
la  nature  et  la  jeunesse  avaient  besoin  de  ré- 
parer en  raison  de  ce  qu'elles  avaient  souffert. 
Puis,  encore  une  fois,  au  milieu  de  son  sommeil, 
de  ce  repos  de  mort  qui  affaissait  tous  ses  mem- 
bres, la  porte  s'ouvrit  doucement...  on  appro- 
cha de  sa  couche,  et  une  voix,  toujours  la  même 
voix  douce,  prononça  à  demi-voix: 

—  Levez-vous  et  venez...  on  veut  vous  sau- 
ver... votre  cheval  est  prêt!... 


20  BIEMOIRES 

Et  le  courageux  jeune  homme,  réveillé  par  ces 
paroles...  oîi  veut  vous  sauver!...  venez  ...  réoon- 
dit  toujours  en  allemand  : 

—  Que  me  veut-on  ? 

Castaiios ,  en  apprenant  cette  nouvelle  tenta- 
tive et  son  résultat,  dit  que  le  jeune  Paisse  était 
un  noble  jeune  homme...  il  l'avait  deviné,  lui!... 

Mais  son  opinion  ne  put  influencer  en  rien 
cette  commission  qui  voulait  trouver  le  jeune 
homme  coupable...  qui  ne  le  pouvait  pas,  et  qui 
était  toute  rugissante  de  fureur  de  son  impuis- 
sance devant  cet  innocent  qu'elle  voulait  trouver 
criminel...  Il  y  a  dans  la  passion  de  l'esprit  de 
parti ,  et  de  l'esprit  de  parti  tel  qu'on  le  sent  en 
Espagne,  une  fièvre  à  redoublement  qui  trouble 
la  raison...  Ces  hommes  ainsi  aux  prises  avec 
cette  volonté  qu'ils  ne  pouvaient  satisfaire,  n'é- 
taient plus  des  hommes...  c'étaient  les  mêmes 
juges  qui  avaient  fait  scier  René...  mettre  le  co- 
lonel Pavetti  dans  un  four...  et  mourir  Frances- 
chi  de  douleur,  comme  devant  souffrir  plus  dou- 
loureusement., parce  qu'il  aimait  avec  amour  et 
même  avec  délire  dans  sa  patrie.  Et  cependant 
c'est  une  grande  et  belle  nation  que  la  nation 
espagnole...  oui,  sans  doute.,  mais  une  fois  ses 
passions  éveillées ,  précisément  parce  que  cette 
nature  d'hommes  est  taillée  sur  un  patron   à 


DE    LA.    DUCHESSE    D  AERANTES.  2  1 

grandes  proportions,  tout  ce  qui  se  meut  dans  ce 
vaste  cadre  est  gigantesque  comme  lui  ;  et  l'amour 
de  la  patrie,  celui  de  ses  rois,  étaient  deux  affec- 
tions premières  pour  l'Espagnol,  et  son  devoir 
de  leur  vouer  un  culte  dans  un  temps  où  tous 
deux  étaient  attaqués  et  envahis. 

Leckinski,  bien  persuadé  de  la  légitimité  de 
leur  conduite,  savait  aussi  combien  il  leur  im- 
portait de  connaître  le  sort  qu'on  réservait  à 
l'armée  espagnole  que  Junot  avait  sous  ses  or- 
dres... Sa  position  recevait  par  là  un  nouveau 
danger  qu'il  pouvait  mesurer  dans  toute  son 
étendue.  Il  le  vit,  et  ne  pâlit  pas  devant  ce  dan- 
ger, bien  qu'il  fût  seul  alors;  mais  il  se  raffermit 
encore  dans  la  résolution  de  ne  pas  faillir,  car 
maintenant  pour  lui  il  y  allait  de  la  mort  ou  de 
la  vie. 

La  nuit  qu'il  passa  fut  cruelle.  Le  matin,  à 
peine  le  soleil  était-il  levé,  que  quatre  hommes, 
dont  faisait  partie  celui  qui  prétendait  l'avoir  vu 
à  Madrid,  vinrent  le  prendre  pour  le  conduire 
devant  une  sorte  de  tribunal  composé  de  plu- 
sieurs officiers  de  l'état-major  de  CastaÛGS.  Pen- 
dant le  court  trajet  qu'ils  avaient  à  faire,  ils  lui 
adressaient  les  plus  terribles  menaces...  mais, 
fidèle  à  sarésolution,il  ne  paraissait  rien  entendre. 

Arrivé  devant  ses  juges,  il  parut  comprendre 


22  MlÎMOIRES 

ce  qu'il  voyait  plutôt  par  l'appareil  qu'on  y 
avait  mis  que  par  ce  qu'on  disait  autour  de  lui... 
et  il  demanda,  toujours  en  allemand,  où  était 
son  interprète?...  On  le  fît  venir,  et  l'interroga- 
toire commença. 

Il  eut  d'abord  pour  objet  son  voyage  de  Ma- 
drid à  Lisbonne  ;  il  répondit  en  montrant  les 
dépêches  de  Tambassadeur  de  Russie  à  l'amiral 
Siniavin ,  et  son  passeport.  Il  est  certain  que,  sans 
la  rencontre  malheureuse  du  paysan ,  qui  décla- 
rait l'avoir  vu  à  IMadrid,  ces  preuves  étaient  plus 
que  suffisantes...  mais  l'assertion  que  cet  hom- 
me qui  soutenait  son  dire  avec  une  fermeté  ex- 
traordinaire, et  cependant  naturelle,  puisqu'il 
avait  raison,  jetait  un  jour  sur  le  jeune  Polo- 
nais qui  le  faisait  envisager ,  par  ces  hommes 
passionnés,  corair.e  espion,  et  dès  lors  sa  situa- 
tion devenait  alarmante.  Cependant  il  soutint 
toujours  également  s £"5  dire,ei  ne  se  coupa  dans 
aucune  réponse. 

—  Demandez,  lui  dit  enfin  le  président  de  la 
commission ,  s'il  aime  les  Espagnols  puisqu'il 
n'est  pas  Français? 

L'interprète  transmit  la  question. 

— Oui,  sans  doute,  répondit  Leckinski,  j'aime  la 
nation  espagnole,  et  je  l'estime  pour  son  beau 


DE   LA.   DUCHESSE    D  AERANTES.  2J 

caractère.  Je  voudrais  que   nos   deux   nations 
fussent  amies. 

—  Mon  colonel,  dit  l'interprète  au  président, 
le  prisonnier  dit  qu'il  nous  hait  parce  que  nous 
faisons  la  guerre  comme  de  vrais  bandits;  il 
nous  méprise,  et  son  regret,  a-t-il  ajouté,  est 
de  ne  pas  pouvoir  réunir  la  nation  dans  un 
seul  homme  pour  terminer  cette  odieuse  guerre 
d'un  seul  coup... 

Et  tandis  qu'il  parlait,  tous  les  yeux  de  ceux 
qui  composaient  le  tribunal  suivaient  attenti- 
vement la  moindre  expression  de  la  physiono- 
mie du  prisonnier,  pour  juger  de  l'effet  que 
produirait  sur  lui  l'infidélité  de  son  interprète. 
Mais  Leckinski ,  en  venant  au  tribunal,  s'at- 
tendait à  quelque  épreuve,  et  il  s'était  fortifié 
encore  dans  sa  résolution  de  déjouer  toutes 
les  attaques. 

S'ils  me  tuent,  se  disait-il^  ils  tueront  un  homme 
non  seulement  innocent,  mais  innocent  par 
l'apparence,  et  ils  auront  tout  l'odieux  de  ma 
mort. 

Dans  le  fait  réel,  il  n'était  pas  coupable;  car 
il  n'était  pas  espion...  il  traversait  ainsi  l'Es- 
tramadoure,  mais  ne  cherchait  à  rien  surprendre. 

—  Messieurs,  dit  le  général  Castafios,  qui  avait 
assisté  à  cette  épreuve,  tentée  malgré  lui,  mais 


^4  MÉMOIRES 

dont  il  ne  faisait  pas  partie ,  il  me  semble  que  ce 
jeune  homme  ne  peut  être  soupçonné.  Le  pay- 
san se  sera  trompé...  que  la  liberté  soit  rendue  au 
prisonnier,   et  qu'il  poursuive  sa  route.  En  ren- 
dant compte  de  ce  qui  lui  est  arrivé,  il  voudra 
bien  songer  au  péril  continuel  de  notre  position: 
il  fait  excuser  la  rigueur  que  nous  sommes  forcés 
d'employer...  On  rendit  à  Leckinski  ses  armes, 
ses  dépêches ,  on  lui  donna  un  laisser-passer^  et 
le  noble  jeune  homme  sortit  ainsi  victorieux  de 
l'épreuve  la  plus  forte,  bien  sûrement,  qu'on 
puisse  présenter  à  une  âme  humaine'.  Pour  en 
sortir  ainsi  triomphant,  il  faut  être  plus  qu'un 
homme.. .  Il  arriva  à  Lisbonne...  remplit  sa  mis- 
sion ,  et  voulait  encore  retourner  à  Madrid,  mais 
Junot  ne  le  voulut  pas  permettre...  C'est  une 
belle  et  vaillante  nation  que  les  Polonais...  quel 
immense  parti  l'empereur  Napoléon  pouvait  tirer 
de  son  intime  alliance ,  comme  nation ,  comme 
puissance,  au  lieu  de  les  ajouter  comme  troupes 
auxiliaires  à  ses  nombreuses  phalanges!..  Mais  il 
faut  se  taire  avant  de  prononcer  sur  le  plus  ou 
moins  de  raison  de  ce  qu'a  fait  Napoléon.  Les 
mystères  du  génie  de  cet  homme  sont  immenses, 
et  pour  qu'il  n'ait  pas  relevé  le  dé  que  la  fortune 

•  M.  Leckinski  est  en  France  en  ce  moment. 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRA.TVTÈS.  25 

avait  jeté  devant  lui ,  c'est  que  les  combinaisons 
de  son  jeu  ne  le  lui  commandaient  pas. 

Puisque  j'ai  prononcé  le  nom  du  général  Fran- 
ceschi ,  je  vais  raconter  son  histoire  : 

Le  général  Franceschi  avait  épousé  la  fille 
du  général  Mathieu-Dumas  ,  et  l'aimait  avec  dé- 
lire; elle  le  lui  rendait  de  tout  l'amour  de  son 
cœur,  et  ils  étaient  heureux  du  bonheur  des 
anges,  quand  la  guerre  d'Espagne  commença... 
Le  général  Franceschi  fut  pris  par  la  bande  du 
Capucino ,  et  enfermé  dans  le  vieil  Alhambra... 
Son  échange  fut  long-temps  sollicité  par  le  roi 
lui-même  ,  dont  il  était  aide-de-camp ,  mais  tou- 
jours infructueusement.  Le  pauvre  captif  dessi- 
nait admirablement,  et,  pour  tromper  les  lon- 
gues heures  de  la  prison,  il  dessinait  sur  les 
antiques  murailles...  On  voyait  le  Capucino  avec 
la  robe  de  son  ordre  et  coiffé  du  schakos  de  hus- 
sard du  général  Franceschi...  Le  captif  avait  saisi 
son  geôlier  dans  toutes  ses  positions  et  dans  tous 
ses  costumes  burlesques...  Ce  misérable  n'était 
son  ennemi  auparavant  que  comme  son  adver- 
saire... il  le  devint  comme  homme,  et  dès  lors 
tout  espoir  d'échange  fut  interdit'...  Le  pauvre 


»  Le  gênerai  Franceschi  fut  malade  dangereusement ,  au 
point  d'intéresser  le  général  anglais  sir  Arthur  Wellcsley  (lord 


26  MÉMOIRES 

Franceschi  était  malade...  En  apprenant  qu'il  ne 
reverrait  la  France  qu'à  la  fin  de  la  guerre,  il  de- 
vint plus  mal...  puis  plus  mal  encore...  et  au 
bout  de  quelques  semaines  il  mourut... 

Ce  n'est  pas  lui  qu'il  faut  plaindre  !...  il  recevait 
la  liberté  par  la  mort...  mais  sa  femme  !  sa  pauvre 
femme!...  qui  chaque  jour,  trompée  par  son  père 
et  par  sa  sœur',  et  croyant  voir  arriver  son  mari, 
écoutait  le  bruit  de  la  rue  pour  y  distinguer  ce- 
lui d'un  fouet  de  poste,  le  roulement  d'une  voi- 
ture!... Et,  pour  remplacer  ces  momens  espérés 
par  une  âme  passionnée  d'amour,  que  lui  arri- 
va-t-il?  un  cadavre  embaumé...  Pauvre  jeune 
femme!  comme  elle  fut  malheureuse!...  nous 
avons  toutes  vu  son  désespoir...  Elle  demeura 
pendant  des  mois  entiers ,  passant  les  nuits  sans 
dormir,  sans  entier  dans  un  lit,  échauffant  son 
sang  en  se  privant  de  nourriture...   ayant  trop 


Wellington).  Ou  sollicita  son  échange  de  la  Junte,  elle  refusa. 
Il  ne  voulut  pas  quitter  dix-sept  officiers  français,  prisonniers 
comme  lui ,  et  il  fut  jeté  avec  eux  dans  la  citadelle  de  Cartha- 
gène,  où  il  mourut,  dans  les  bras  de  M.  Bernard,  son  aide- 
de-canip  ,  au  moment  où  sa  femme  allait  le  trouver  dans  sa 
prison...  Le  général  Franceschi  était  un  homme  remarqua- 
ble sous  tous  les  rapports. 

'  L'autre  fille  de  3IathieuDumas  était  madame  de  Saïut- 
Didier.  Son  mari  était  préfet  du  palais. 


DE   LA.    DPCHESSE    d'àBRANTÈS.  H^ 

de  vertu  pour  se  donner  la  mort ,  et  n'ayant 
pas  le  courage  de  vivre...  ne  voulant  pas  se  tuer 
et  voulant  mourir!...  Si  jeune  encore,  et  déjà  si 
malheureuse!...  Hélas!  une  si  frêle  structure  ne 
pouvait  long-temps  résister  à  une  telle  souf- 
france !...  Et  le  jour  du  malheur  vint  aussi  pour 
le  père,  et  le  jour  du  malheur  sans  espoir...  Elle 
se  repentit  alors,  mais  trop  tard,  car  elle  sentit 
qu'elle  était  aimée,  et  que  ce  qu'elle  souffrait, 
elle  allait  le  faire  souffrir. 

J'étais  encore  à  Burgos  lorsque  la  nouvelle  du 
sénatus-consulte  organique,  qui  sanctionnait  la 
réunion  définitive  des  Etats  romains  à  la  France, 
parvint  en  Espagne...  Je  voyais  alors  assez  sou- 
vent deux  ou  trois  Espagnols  de  distinction,  dont 
l'un  était,  je  crois,  le  frère  ou  le  cousin  du  mar- 
quis de  Villacarapo,  et  l'autre,  un  chanoine  de  la 
cathédrale ,  hommes  des  plus  instruits ,  parlant 
plusieurs  langues,  et  notamment  le  français,  avec 
une  grande  facilité.  Ils  étaient  bons  Espagnols, 
mais  ils  gémissaient  sur  les  maux  de  leur  patrie, 
et  comprenaient  très  bien  que  l'Espagne  gouver- 
née par  de  sages  lois  et  un  souverain  comme 
l'empereur,  par  exemple,  ils  redevenaient  encore 
les  hommes  du  temps  de  Charles-Quint  et  d'Isa- 
belle, sauf  la  modification  des  temps...  Ils  n'a- 
vaient aucune  superstition,  aucun  fanatisme,  ils 


aS  MÉMOIRES 

étaient  enfin  7nonarchiens  ';  mais  ils  connaissaient 
leurs  compatriotes.  Et  le  jour  où  la  nouvelle  cle 
ce  sénatus-consulle  organique  fut  annoncée  en 
Espagne  ,  ils  vinrent  chez  Junot ,  et  lui  deman- 
dèrent si  elle  était  vraie...  Nous  avions  recule 
Moniteur,  et  elle  n'éltait  que  trop  véritable.  Rome 
et  les  Etats  romains  formaient  deux  départe- 
mens,  et  toute  puissance  temporelle  était  détruite 
sous  l'empire  français.  Du  reste  ,  le  pape  avait  le 
choix  de  sa  résidence,  et  pouvait  conserver  un 
palais  à  E-ome  et  à  Paris. 

H  est  difficile  de  rendre  l'effet  de  cette  nou- 
velle. A  peine  y  fut-elle  connue,  que  des  milliers 
de  copies  de  la  bulle  d'excommunication  y  furent 
également  répandues...  Le  moindre  enfant,  celui 
même  en  bas  âge  ,  pouvant  à  peine  parler,  bal- 
butiait contre  nous  d'horribles  invectives...  Qui 
n'a  pas  vu  de  près  ce  contre-coup  terrible,  ne 
peut  avoir  une  idée  juste  de  ce  que  l'empereur 
fit  alors  comme  faute.  Je  ne  sais  quelle  était  celle 
qu'il  avait  à  reprocher  au  pape.  Je  ne  me  char- 
gerai pas  de  cette  enquête  ;  mais  quelle  qu'elle 
fut,  elle  n'est  pas  en  raison  suffisante  pour  ex- 

1  On  appelait  MONARcniENS  à  l'assemblée  constituante  ceux 
qui  étaient  pour  le  roi  et  la  constitution  de  Qi.  C'est  l'abbé 
Raynal  qui  s'est  le  premier  servi  du  mot  monarchiste ,  et  il  a 
étc  consacré  depuis. 


DE   LA   DUCHESSE   Jd'abRANTÈS.  2Ç) 

cusèr  ce  qui  fat  fait  ensuite.  L'Espagne  n'a  été  le 
tombeau  de  quatre  cent  mille  Français  que  par 
celte  funeste  faute  de  la  prise  de  possession  de 
la  ville  de  Rome,  et  surtout  de  la  captivité  du. 
pape.  Ce  n'est  pas  celle  de  Ferdinand  VII,  et  1 820 
Va.  suffisamment  prouvé,  c'est  V excommunication 
lancée  sur  la  tête  de  Napoléon,  et  portant  sur 
chacune  de  celles  de  ses  soldats. 

J'étais  quelques  mois  après  à  Salamanque,  dans 
la  jolie  maison  du  marquis  de  La  Scala.  Sa  femme 
de  charge  avait  une  petite  fille  de  deux  ans  et 
demi  à  peu  près ,  jolie  comme  les  anges ,  et  que 
j'aimais  beaucoup...  elle  avait  aussi  une  grande 
affection  pour  moi,  ou  plutôt  pour  mes  bonbons, 
et  surtout  pour  mes  ellemas  '  d'Elvas...  Elle  venait 
souvent  auprès  de  moi  tandis  que  je  travaillais 
à  ma  layette  dans  le  jardin  de  la  maison ,  et  là 
elle  babillait  tout  à  son  aise.  Un  jour  elle  s'ap- 
procha de  moi  et  grimpa  sur  mes  genoux.  Comme 
j'étais  enceinte  de  mon  fils  Alfred,  et  assez  avan- 
cée dans  ma  grossesse,  je  la  remis  à  terre.  Mais 
l'enfant  m'aimait,  et  jetant  ses  petits  bras  autour 
de  mon  cou ,  elle  ne  voulut  pas  me  quitter.  Je 
laissai  alors  mon  ouvrage  et  la  remis  sur  mes  ge- 

«  Grosses  prunes  confites...  c'est  la  plus  délicieuse  con- 
fiture sèche  que  l'on  puisse  manger.  La  prune  est  très  grosse, 
longue  et  d'un  très  beau  vert. 


30  MÉMOIRES 

noux...  En  causant  avec  elle  et  en  riant,  je  jouais 
aussi  avec  les  mille  et  une  choses  que  les  enfans 
espagnols  ont  après  eux...  Tout-à-coup  je  tirai  de 
sa  petite  poche  une  chaîne  d'argent,  à  laquelle 
était  suspendu  un  couteau  (le  cuchillo)...Une  telle 
arme  dans  la  main  d'un  enfant  si  jeune  me  parut 
une  imprudence,  et  je  voulus  le  lui  ôter...  mais 
la  petite  se  jeta  sur  mes  mains ,  en  s'écriant  avec 
une  expression  remarquable  à  tout  âge,  mais 
surtout  au  sien  : 

Dexa  lo^l...  dexa  lo  [...essepor  matar  un  Fran- 
chi 

La  pauvre  enfant  ne  savait  pas  ce  qu'elle  disait 
seulement,  mais  elle  répétait  là  ce  qu'elle  enten- 
dait dire  toute  la  journée  à  son  père,  à  son  oncle, 
et  à  tous  ceux  qui  habitaient  Salamanque  ;  le 
mouvement  de  sa  petite  main  surtout  était  in- 
concevable en  me  disant  : 

—  Esse  por  matar  un  Francès  ! 

Ce  fut  peu  après  que  parvint  également  en 
Espagne  la  nouvelle  aussi  bien  importante  qui 
annonçait  que  l'Amérique  espagnole  du  Sud 
formait  un  gouvernement  fédératif,  sons  le 
nom  de  confédération  américaine  de  Venezuela... 
c'étaient  les   provinces  de   Barinas,    Caracas, 

'  Laisse-le  !  laisse-le  !  c'est  pour  tuer  un  Français  ! 


DE   LA   DUCHESSE    d' AERANTES.  3l 

TruxillOi  Margarita,  Cumana,  etc.,  etc..  De 
semblables  révolutions  devaient  bientôt  suivre 
et  montrer  le  Nouveau-Monde  aussi  inquiétant, 
pour  la  conquête  de  l'Espagne,  que  pouvait  l'être 
la  mère-patrie;  car  l'Espagne,  sans  ses  posses- 
sions d'Amérique,  n'esl  qu'un  grand  corps  dé- 
charné dont  les  os  tiennent  à  peine  entre  eux... 
Sans  doute,  il  peut  se  raffermir  et  redevenir  ce 
qu'il  était  avant  la  découverte  des  ses  fleuves 
d'or  et  de  ses  montagnes  de  pierreries...  mais 
alors  l'Espagne  avait  les  Maures  et  des  rois  comme 
Alphonse  X  et  Ferdinand  d'Aragon... 

Cependant  nous  remportions  degrandes  victoi- 
res en  Espagne,  c'est-à-dire  que  ,  selon  le  Moni- 
teur^ nous  prenions  des  villes  et  des  provinces... 
nous  les  prenions  bien,  en  effet  ;  mais  qu'est-ce  que 
cela  voulait  dire?  rien  du  tout  pour  la  conquête 
de  l'Espagne  ,  et  la  suite  a  prouvé  ce  que  je  dis. . . 
Nous  prenions  des  villes,  c'est  vrai...  mais  une 
fois  maîtres  de  ces  villes,  nous  ne  pouvions  nous 
promener  au-delà  des  murs  sans  courir  le  risque 
d'être  pris  par  les  guérillas,  ainsi  que  je  le  ra- 
conterai tout  à  l'heure  pour  moi.  L'Espagne  pou- 
vait être  conquise^  mais  jamais  soumise ,  comme 
je  l'écrivais  à  une  de  mes  amies,  après  la  prise 
d'Astorga. 

Yoici  néanmoins    une  petite  anecdote   qui 


32  MEMOIRES 

montre  à  quel  point  l'empereur  portait  sa  vo- 
lonté coiujuérante  de  l'Espagne ,  et  surtout  com- 
bien il  voulait  qu'on  le  sût  en  France. 

Il  avait  fait  dire  au  général  Suchet  qu'il  vou- 
lait que  toutes  les  places  de  l'Aragon  et  de  la 
Catalogne  fussent  soumises  et  rangées  à  l'obéis- 
sance du  roi  Joseph  dans  un  délai  assez  court. 
Il  faut  ici  rendre  justice  à  la  mémoire  du  maré- 
chal Suchet,  sa  conduite  en  Espagne  fut  des 
plus  remarquables.  Il  est  vrai  de  dire  aussi  que 
lui  seul  fut  en  mesure  de  faire  de  pareille  besogne, 
parce  que  lui  seul  fut  en  face  de  places  fortes  et 
de  troupes  réglées...  La  guerre  des  guérillas  et 
des  provinces  insurgées  était  une  tout  autre 
guerre... 

L'empereur  avait  donc  spécifié  que  plusieurs 
villes  surtout  devaient  être  prises  :c'étaientLérida, 
Mequinenza,  Tortose,  mais  surtout  Taragonne. 

—  Le  bâton  de  maréchal  est  dans  Taragonne, 
avait  dit  l'empereur... 

Lérida  fut  pris  d'abord...  Cette  place,  fameuse 
par  le  siège  de  M.  le  Prince,  fut  emportée  après 
im  siège  de  quinze  jours  de  tranchée  ouverte 
Trois  semaines  avant  le  général  Suchet  avait  dé- 
fait le  général  0'DonneIl',et  s'était  ainsi  frayé  le 

■  Il  était  au  service  d'Espagne. 


DE   LA.   DUCHESSE   d'aBRANTÈS.  33 

chemin  de  la  place;  puis  tombèrent  Tortose, 
Mequinenza,  Sagonte  et  enfin  Taragonne. ..  En 
apprenant  sa  reddition ,  l'empereur  fut  tellement 
content  qu'il  donna  l'ordre  de  faire  faire  un  article 
sur  le  général  Suchet  et  la  prise  de  Taragonne,  et 
de  le  faire  insérer  dans  le  Journal  des  Débats  ;  l'ar- 
ticle, en  effet,  fut  mis  dans  le  journal,  et  sur- 
prit même  les  amis  du  général  Suchet:  il  avait 
été  écrit  par  Etienne  et  par  ordre.  Le  frère  du 
maréchal  lut  cet  article  le  matin  en  déjeûnant, 
et  l'on  pense  s'il  en  fut  heureux...  car  tous  ceux 
qui,  comme  moi ,  connaissaient  les  deux  frères, 
savent  combien  ils  s'aimaient  et  combien  ils 
étaient  unis  ^  Cet  article  lui  fit  donc  une  grande 
joie  ;  puis  en  le  relisant ,  il  y  vit  une  louange  qui 
était  sans  doute  méritée,  mais  il  y  avait  presque 
des  comparaisons,  sur  de  grandes  renommées 
anciennes  et  modernes,  qui  pouvaient  prêter  à 
de  la  malignité.  Il  monta  en  cabriolet  et  s'en 
fut  chez  Fouihé  pour  connaître  l'auteur  de  l'ar- 
ticle: ce  fut  là  qu'il  apprit  d'où  venait  la  lou^Tig/î 

»  J'ai  ouï  dire  que  dans  les  deux  ou  trois  dernières  anne'e  s 
de  sa  vie  ,  le  mareclial  n'était  plus  le  même  pour  son  frère. 
Cela  m'élonne  après  ce  que  je  sais  du  dévouement  de  l'un  et 
de  rallachement  reconnaissant  du  mare'chal  pour  son  frère. 
Il  faut  que  pour  cela  il  y  ait  eu  une  influence  étrangère  et 
malveillante. 

XUI.  3 


34  aiÉMOIRES 

dont  l" excès  l'avait  effrayé,  et  qu'alors  il  en  fut 
tout-à-fait  heureux...  Il  dînait  chez  le  ministre 
des  finances  ;  là  il  reçut  un  accueil  franc  et  ami- 
cal et  un  compliment  dénué  de  fausseté,  car  le 
duc  de  Gaëte  était  un  homme  que  la  gloire  de  la 
patrie  touchait  au  coeur.  Plusieurs  amis  l'entou- 
rèrent et  lui  serrèrent  la  main  en  le  félicitant... 
Mais  parmi  les  convives  était  un  homme  dont  la 
gloire  cependant  ne  redoutait  celle  de  personne, 
et  qui  pourtant  ne  pouvait  s'habituer  à  entendre 
louer  un  fait  militaire  de  quelque  renom  ;  son 
front  était  soucieux,  et  il  paraissait  même  forte- 
ment agité...  Après  le  dîner,  au  moment  où  l'on 
repassait  au  salon,  le  maréchal  Ney  s'approcha 
de  M.  Suchet ,  et  lui  dit  avec  un  ton  d'aigreur 
très  remarquable  : 

—  Je  vous  fais  mon  compliment,  monsieur... 
voilà  une  belle  affaire,  mais  encore  un  plus  bel 
article...  en  vérité  on  est  heureux  d'avoir  un  frère 
qui  fasse  mousser  à  ce  point  ce  que  son  aîné  fait 
de  bien. 

—  Monsieur  le  maréchal ,  je  vous  jure  que  je 
suis  parfaitement  innocent  de  ce  dont  vous  m  ac- 
cusez. Je  me  sers  de  ces  expressions,  parce  que  je 
suis  certain  que  mon  frère  me  désavouerait  fort 
s'il  savait  que  je  l'eusse  fait... 

Le  maréchal  Ney  leva  les  épaules ,  et  sourit 
avec  amertume. 


DE    LA   DUCHESSE   d'aBRA-NTÈS.  35 

—  Ce  n'est  pas  vous?...  Comment  donc  un 
étranger  ferait-il  pareille  chose  sans  un  intérêt 
direct?...  allons  donc!... 

M.  Suchet  s'approcha  du  maréchal  et  lui  dit  à 
demi-voix  : 

—  Monsieur  le  maréchal ,  j'ai  été  comme  vous 
surpris  de  l'éloge  de  la  conduite  de  mon  frère... 
j'ai  voulu  en  connaître  l'auteur,  et  savez-vous 
bien  quel  il  est? 

Le  maréchal  regarda  M.  Suchet  avec  un  air 
de  doute  interrogateur. 

—  C'est  l'empereur  ! 

Le  maréchal  fit  un  mouvement  si  violent  qu'il 
pensa  jeter  à  terre  sa  tasse  de  café. 

L'empereur!  s'écria-t-il...  ce  n'est  pas  pos- 
sible !... 

—  J'ai  l'honneur  de  vous  l'affirmer,  monsieur 
le  maréchal. 

Le  maréchal  Ney  jeta  sur  M.  Suchet  un  re- 
gard de  colère  comme  s'il  était  coupable  de  la 
bienveillance  de  l'empereur,  et  il  s'en  alla  en 
avalant  sa  tasse  de  café,  sans  même  souffler 
dessus,  au  risque  de  se  brûler  la  langue,  et  de 
ne  pouvoir  renouveler  la  parole  énergique  qui 
lui  était  échappée. 

Je  trouve  que  cette  colère ,  presque  envieuse, 
dans  un  homme  aussi  remarquable  que  le  mare- 


36  MEMOIRES 

chai  Ney,  est  un  texte  bien  fort  pour  développer 
à  nos  yeux  une  partie  des  mystères  qui  nous 
paraissent  obscurs  dans  les  malheurs  de  l'em- 
pereur et  ceux  de  la  patrie. 

J'ai  déjà  dit,  je  crois  ,  que  nous  avions  trouvé 
le  général  Solignac  à  Burgos ,  qui  venait  y  pren- 
dre  le   commandement  de   la    2"   division    du 
8"  corps...  Quoiqu'il  n'aimât  pas  beaucoup  plus 
Junot  à  cette  époque  qu'il  ne  l'aima  plus  tard , 
parce  que  alors,  comme  dans  un  autre  temps, 
Junot  ne  put  faire  revenir  l'empereur  sur  la  pré- 
vention qu'il  avait  contre  lui,  il  voulut  me  fê- 
ter, et  il  me  donna  un  bal  dans  la  maison  qu'il 
occupait  à  Burgos.   Ce  bal  est  un  des  souvenirs 
les  plus  étouffans   que  j'aie  conservés  dans  ma 
pensée.  On  était  entassé  dans  trois  petites  cham- 
bres où  l'on  se  voyait  à  peine ,  et  puis,  au  milieu 
de  cette  vapeur  presque  fétide  qui  vous  enve- 
loppait et  vous   prenait  à  la  gorge,    on  voyait 
s'agiter    des   officiers    faisant  danser  des   seno- 
ritas  qui  s'en  acquittaient  Dieu  sait  comment. 
Et  puis  enfin  ,    pour   compléter   le    divertisse- 
ment, venait  une  clona  prudentia  qui  dansait  le 
boléro,  le  fandango,  je  ne  sais  quoi,  avec  des 
bas  et  des  souliers  sales,  et  cela  dans  un  pays 
où  la  plus  pauvre  fille  est  chaussée  comme  une 
pairesse  d'Angleterre:  c'était  une  chance...  Mais 


DE    LA    DUCHÏÏSSE    d'aBRANTÈS.  Sj 

ses  mines,  ses  grâces  étaient  encore  bien  autre- 
ment burlesques...  Malgré  la  joie  qu'elle  me 
causa  d'abord ,  en  la  voyant  ainsi  se  démener 
dans  sa  parure  terne  et  fanée  ,  je  ne  pus  tenir 
dans  ce  lieu  méphytique,  et  je  me  retirai  avant 
minuit. 

Le  lendemain  de  ce  bal,  nous  eûmes,  je  ne  sais 
pourquoi ,  un  Te  Deum  chanté  dans  la  magni- 
fique cathédrale  de  Burgos.  Je  m'y  rendis  seule, 
parce  que  Junot  y  était  dans  toute  sa  pompe 
militaire.  J'étais  habillée  à  l'espagnole  ;  j'aimais 
cet  habit  et  je  le  portais  souvent.  Comme  je  par- 
lais l'espagnol,  j'étais  ainsi  rapprochée  des  fem- 
mes que  je  rencontrais,  et  cela  établissait  une 
sorte  de  rapport  qui  ne  pouvait  être  qu'heureux 
dans  ses  résultats,  d'autant  que  ces  mêmes  rap- 
ports n'étaient  établis  par  moi  que  dans  le  but 
de  leur  faire  du  bien.  C'est  ainsi  que  je  sauvai 
la  vie  à  trois  jeunes  paysans  cjui  avaient  été  con- 
damnés à  être  fusillés  ,  parce  qu'ils  avaient  dé- 
fendu leur  père  attaqué  dans  son  lit  par  onze  sol- 
dats qui  l'avaient  déjà  blessé  au  front.  Le  vieillard 
avait  quatre-vingt-deux  ans!...  En  voyant  couler 
le  sang  de  leur  père,  les  (ils,  qui  travaillaient  dans 
un  champ  qui  était  derrière  la  chaumière  (c'était 
dans  le  village  qui  tient  à  ce  qu'on  appelle  la 
Cartuga,  la  Chartreuse),  et  qui  avaient  encore 


^';'8087 


58  MEMOIRES 

à  la  main  les  instrumens  aratoires  dont  ils  se 
servaient,  frappèrent  les  soldats  et  en  tuèrent 
deux.   Avaient-ils  tort?...    non...  aussi   pris-je 
leur  défense  avec  une  telle  chaleur  que  Junot 
les  fit  gracier...   Non  pas  qu'il  s'en  rapportât  à 
moi  pour  savoir  si  les  coupables  méritaient  ou 
non  punition;  mais  parce  que,  à  force  de  le  sup- 
plier de  faire  revoir  l'affaire ,  il  envoya  sur  les 
lieux  et  parvint  à  connaître  la  vérité. ..  A  quelque 
temps  de  là,  nous  quittâmes  Burgos  et  nous 
fûmes  à  Valladolid,  Junot  ayant  ordre  d'établir 
là  le  quartier-général  du  8^  corps.   Le  général 
Reignier  et  le  2"  corps  étaient  vers  le  Tage  ,  et  le 
maréchal  Ney  avec  le  6'  corps  était  à  Salaman- 
que.  Le  général  Kellermann,   comte  de  Valmy, 
était  alors    gouverneur    de   Valladolid    et    de 
tout  le  royaume  de  Léon ,  ainsi  que  des  Astii- 
ries  et  d'une  partie  de  l'Eslramadure  espagnole. 
Je  fus  reçue  à  merveille  par  lui...  J'allai  des- 
cendre au  palais  de  Charles- Quint  situé  sur  la 
place,  en  face  de  Saint-Paul,  jadis  le  séjour  inqui- 
sitorial. . .  Le  palais  est  beau ,  et  le  général  Keller- 
mann   l'avait  fort  bien  fait  arranger.  Il  n'avait 
pas  conservé  toute  sa  magnificence  du  séjour  de 
l'empereur,  mais,  tel  qu'il  était,  il  était  encore  fort 
beau,  surtout  pour  celle  qui,  comme  moi,  ve- 
nait d'habiter  une  prison  comme  Burgos. . .  Aus  si, 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  SQ 

bien  que  je  fusse  fort  souffrante,  je  jouis  pleine- 
ment de  me  retrouver ,  pour  la  première  fois 
depuis  mon  départ  de  Paris,  dans  un  lieu  qui 
me  rendait  mes  habitudes  familières. 

Ce  fut  à  Yalladolid  que  pour  la  première  fois 
j'eus  le  spectacle  vraiment  curieux  de  ce  que 
pouvait  produire  la  vanité  blessée,  et,  plus  que 
tout,  la  volonté  de  garder  et  d'exercer  une  auto- 
rité que  Tempereur  déléguait  à  ses  généraux  et 
qu'ils  ne  voulaient  tenir  que  de  lui. 

Junot  avait  reçu  de  Paris  une  lettre  du  prince 
de  Neufchàtel ,  dans  laquelle  il  lui  disait  que  l'em- 
pereur, ayant  donné  l'ordre  au  général  Suchet  de 
pousser  vigoureusement  les  sièges  de  toutes  les 
villes  de  la  Catalogne  et  de  l' Aragon ,  Sa  Ma- 
jesté désirait  également  que  les  villes  de  l'ouest 
qui  résistaient  encore  tombassent  en  même 
temps;  qu'en  conséquence,  Junot  devait  pren- 
dre Astorga  le  plus  tut  possible... 

En  recevant  cette  lettre  Junot  fut  joyeux  et 
les  ordres  furent  donnés  au  colonel  Valazé  '  et 
au  général  Boyer,  chef  d'état-major,  pour  que 
tout  fût  prêt  et  le  plus  promptement  possible... 
Il  allait  partir  pour  Aslorga,  lorsqu'il  reçut  des 

»  II  n'elait  encore  que  chef  de  halailloa  du  genîc.  C'est 
lui  qui  est  aujourd'hui  le  général  Valazé. 


4o  MÉMOIRES 

ordres  de  IMadrid  qui  lui  disaient  d'aller  à  Sala- 
manqiie  remplacer  le  maréchal  Ney,  qui  à  son 
tour  allait  je  ne  sais  où...  En  lisant  cet  ordre  je 
vis  Junot  plus  en  colère  queje  ne  l'ai  vu,  je  crois, 
pendant  les  quatorze  années  de  notre  union.  Il 
se  levait,  s'asseyait,  froissait  le  papier  dans  ses 
mains  ,  le  jetait  à  terre,  accompagnant  le  tout  de 
paroles  très  énergiques...  En  le  voyant  dans  cet 
état,  je  fus  à  lui,  et  lui  prenant  les  mains  : 

—  Pourquoi  cette  agitation?  lui  dis-je...  com- 
ment peux-tu  être  ému  un  moment  par  ces  or- 
dres qui  semblent  contradictoires,  et  qui,  au 
fait,  ne  lesont  pas  ?...  Car  tune  peux  les  suivre 
tous  deux;  écris  au  maréchal  Ney,  tu  verras  ce 
qu'il  te  répondra...  Sa  conduite  doit  marcher 
avec  la  tienne  et  la  tienne  avec  la  sienne. 

Junot  me  baisa  les  mains  phis  de  dix  fois,  et 
s'en  fut  écrire  à  Ney.  Comme  Valladolid  est  près 
de  Salamanque.  il  eut  la  réponse  en  deux  jours... 
Elle  était  fort  tranchée  dans  sa  couleur  ,  et  n'a- 
vait pas  la  moindre  nuance  de  cette  docilité  dans 
la  vie  militaire  qu'il  est  si  urgent  de  mettre  en 
pratique. 

Ney  disait  à  Junot  qu'il  avait  des  ordres  du 
major-général  de  L'armée  française  ^  du  prince  de 
Neufchâtel ,  que  les  ordres  ne  lui  disaient  certes 
pas  de  se  replier  sur  Valladolid ,  qu'il  voyait  que 


DE    Ll    DUCHESSE    d'aERANTÈS.  4* 

lui  aussi  était  dans  le  bon  principe  d'aller  selon 
les  ordres  de  Berlhier,  et  que  lui  et  l'empereur 
étaient  leurs  seuls  chefs... 

En  conséquence  de  cette  résolution  de  son 
camarade,  Jiinot  se  résolut  à  aller  faire  le  siège 
d'Astorga.  Et  voilà  comment  marchaient  en  Es- 
pagne les  généraux  que  l'empereur  mettait  sous 
les  ordres  les  uns  des  autres...  On  en  verra  bien 
d'autres   lorsque  Masséna  y  sera  venu... 

Junot  quitta  Valladolid  le  i4  avril  pour  se 
rendre  à  Astorga  ' ,  où  il  arriva  le  17.  Comme  il 
passait  sur  le  pont  de  Léon,  une  balle  vint 
tomber  à  quelques  pas  de  son  cheval ,  entre  lui 
et  son  premier  aide-de-camp...  Le  coup  de  fusil 
avait  été  tiré  du  haut  de  la  colline,  à  droite  du 
chemin.  Deux  officiers  gravirent  aussitôt  jusqu'au 
sommet  5  mais  une  fois  là,  on  ne  vit  personne  ; 
On  fit  faire  des  perquisitions ,  mais  on  ne  put  rien 
découvrir...  Si  le  jour  eût  été  avancé,  et  que 
l'assassin  vît  plus  clair,  Junot  était  perdu ,  car  il 
l'avait  bien  visé... 

Junot  arriva  devant  Astorga  le  17  avril  ;  il  éta- 
blit son  quartier-général  à  Castrillo.  Les  ouvra- 
ges de  tranchée  continuèrent  pendant  deux  jours, 

'Astorga  (Asturica-Augusta)  c'était  une  place  très  forte 
avaat  l'artillerie.  Ce  fut  à  Astorga  que  l'empereur  s'arrêta  de 
1808  à  1809,  lorsqu'il  était  à  la  poursuite  de  Bloore. 


4â  MÉMOIRES 

puis  le  20  Jiinot  fît  commencer  le  feu  à  5  heures 
du  matin  ;  le  soir,  à  7  heures ,  la  brèche  était  ou- 
verte. Le  lendemain  21,  Junot  commande  l'as- 
saut à  5  heures  du  soir  ;  la  brèche  est  emportée 
par  le  bataillon  d'élite ,  aux  ordres  de  M.  de  La- 
grave,  aide-de-camp  du  duc,  brave  et  excellent 
homme ,  aussi  bon  ,  loyal ,  que  vaillant  et  homme 
d'habileté  dans  sa  profession.  Junot  l'aimait 
beaucoup,  et  je  le  conçois.  C'est  une  bonne  for- 
tune pour  un  général  en  chef  que  d'avoir  un  of- 
ficier comme  M.  de  Lagrave  dans  son  état- 
major. 

Le  22  avril ,  à  4  heures  du  matin,  la  ville  de- 
manda à  capituler,  et  à  une  heure  après  midi,  la 
garnison ,  forte  de  3,5oo  hommes  ,  défila  devant 
le  duc  et  fut  dirigée  sur  la  France.  Voici  la  lettre 
que  je  reçus  de  Junot,  après  qu'il  fut  entré  dans 
la  ville  : 

«  Aslorga,  le  23  avril  1810. 

»  Quoique  je  sois  dans  Astorga  depuis  vingt-qua- 
j>  tre  heures  ,  ma  chère  Laure,  je  n  ai  pas  encore 
»  pu  t'écrire,  tant  j'ai  eu  d'occupations.  C'est  une 
»  belle  affaire  que  cette  prise,  et  je  peux  t'assurer 

»  Comme  je  l'ai  de'jà  dit,  ne  pouvant  à  chaque  cilalion 
mettre  un  fac  simile,  je  déposerai  les  pièces  originales  chez 
mon  éditeur ,  où  l'on  pourra  les  voir  lors  du  dernier  volume. 


DE   LA   DUCHESSE   d'aBRANTÈS.  4^ 

p  que  mes  généraux  et  tous  mes  officiers  n'ont  eu 
»  peur  que  pour  moi  ,  et  qu'ils  se  sont  brillam- 
»  ment  conduits.  Quant  à  moi,  je  compte  sur 
»  ma  fortune  ,  et  j'ai  réussi.  Je  t'envoie  le  rap- 
»  port  de  Lagrave ,  si  tu  peux  le  lire  ;  il  te  paraîtra 
»  intéressant.  Plus  de  3,5oo  hommes  ont  défilé 
»  devant  moi,  bien  habillés  et  bien  armés,  pres- 
•  que  propres.  Ce  sont  les  plus  beaux  soldats 
»  espagnols  que  j'aie  vus.  J'ai  perdu  160  hommes 
»  et  400  blessés.  Lagrave  s'est  couvert  de  gloire. 
»  Je  resterai  deux  ou  trois  jours  à  Astorga ,  pour 
»  donner  tous  les  ordres  nécessaires  pour  les 
»  cantonnemens  de  l'armée  ;  ensuite  je  retourne- 
»  rai  à  Valladolid. 

»  Astorga  est  aussi  tranquille  que  Valladolid 
»  pour  le  moins,  à  bien  peu  de  chose  près,  mes 
»  soldats  n'ayant  pas  pris  une  piastre.  Les  habi- 
à  tans  sont  tout  étonnés  de  cette  discipline ,  et  les 
»  soldats  aussi;  mais  j'y  tiens  la  main. 

»  Valazé  a  reçu  deux  balles  à  la  tête  ;  mais  il  se 
»  porte  bien,  et  j'espère  qu'elles  lui  vaudront 
»  une  épaulette  de  plus.  Il  sort  déjà. 

0  On  m'avait  arrangé  près  de  la  batterie  de 
»  brèche  des  créneaux  en  sacs  à  terre,  pour  voir 
»  la  brèche.  Je  regardais  avec  ma  lunette  ,  lors- 
»  qu'une  balle  est  venue  dans  le  même  créneau 
»  et  m'a  effleuré  i'œil.  Deux  lignes  plus  à  gauche 


44  MÉMOIRES 

»  et  j 'étais  tué  ou  borgne...  mais  je  n'ai  rien ,  ce 
»  qui  est  bien  différent,  etc.,  etc. 

»  Le  duc  d'Abrantès.  » 

Pour  en  finir  avec  Astorga ,  je  dirai  que  le  jour 
où  la  première  colonne  des  prisonniers  arriva  à 
Valladolid,  M.  Magnien  m'engagea  à  monter  en 
calèche  et  à  aller  les  voir  défiler.  Il  faisait  beau, 
et  le  commencement  de  notre  promenade  fut 
assez  bien  ;  mais  la  fin  devint  un  peu  lugubre. 
J'entendais  depuis  quelques  momens  des  coups 
de  fusils  à  peu  de  distance,  et  que  les  collines 
assez  rapprochées  de  la  route  en  cet  endroit  me 
renvoyaient  distinctement. 

—  Qu'est-ce  que  cela?  demandai-je  à  M.  Ma- 
gnien. 

Il  n'en  savait  rien ,  et  s'adressa  à  un  chef  de 
bataillon,  qui  commandait  le  convoi  des  pri- 
sonniers. 

—  Ob  !  ce  n'est  rien,  répondit-il  négligem« 
ment;...  il  y  a  quelques  uns  de  ces  coquins-là 
qui  font  semblant  d'avoir  mal  au  pied  et  qui  pré- 
tendent ne  plus  pouvoir  marcher...  J'ai  donné 
ordre  qu'on  mît  tout  en  règle...  Parbleu  oui, 
mal  au  pied!...  Si  on  les  écoutait,  tous  seraient 
boiteux,  et  ils  reprendraient  leurs  bonnes  jam- 
bes pour  rejoindre  don  Julian,  quand  nous  ;u- 
rions  passé  le  détour  de  la  route  ! 


DE   LA.   DUCHESSE    d' AERANTES.  4^ 

Je  crus  avoir  d'abord  mal  compris;  mais  le 
chef  de  bataillon  me  dit  très  clairement  qu'on 
fusillait  ceux  qui  ne  pouvaient  pas  marcher,  afin 
qu'ils  ne  rejoignissent  pas  les  guérillas. 

Dans  ce  même  moment,  je  tournais  l'angle  d« 
la  route ,  et  je  vis  tomber  deux  hommes...  Le 
coup  me  frappa  pour  ainsi  dire  au  coeur. ..  Je  pâ- 
lis et  me  sentis  presque  mourir. 

—  Retournons,  retournons,  dis- je  àMagnien; 
mon  Dieu  ,  quelle  horreur!... 

—  Et  croyez-vous  donc,  madame,  dit  alors  le 
chef  de  bataillon ,  que  nos  prisonniers  soient 
mieux  traités  à  bord  des  pontons  de  Cadix!... 
mon  frère  y  est  mort,  lui ,  le  malheureux!... 

Et  dans  sa  voix,  dans  son  regard  lancé  avec 
haine  sur  les  captifs  qui  passaient  devant  nous , 
il  y  avait  anatheme  de  mort  ! 

Oh  !  dis-je  alors  en  levant  les  mains  au  ciel  , 
tous  malheureux,  nous  le  sommes  tous  également. 

Ce  qui  arriva  à  Junot  le  jour  de  son  départ  de 
Valladolid,  me  rappelle  une  aventure  semblable 
qui  arriva  à  Lisbonne...  Les  aides-de-camp  du  duc 
avaient  plusieurs  fois  repoussé  un  homme  qui 
voulait  s'introduire  auprès  de  lui,  sous  des  pré- 
textes tout-à-fait  frivoles,  et  qui  devaient  mettre 
en  méfiance  de  lui ,  dans  un  pays  et  dans  un  mo- 
ment où  tous  les  poignards  se  dressaient  contre 


46  MÉMOIRES 

un  cœur  français.  Enfin  un  soir,  cet  homme  fut 
arrêté  par  M.  Hersant ,  chef  de  bataillon  ,  et  aide- 
de-camp  de  Junot,  au  moment  où  il  cherchait  à 
s'introduire  furtivement  dans  les  appartemens  in- 
térieurs. Il  fut  fouillé,  et  l'on  trouva  sur  lui  un 
poignard  et  un  couteau...  il  ne  nia  même  pas  son 
intention ,  croyant  que  la  présence  des  Anglais 
pouvait  le  sauver;  mais  il  faut  leur  rendre  la  jus- 
tice qui  leur  est  due,  ils  ne  cherchèrent  même 
pas  à  intervenir  dans  cette  affaire,  si  ce  n'est  pour 
presser  la  punition  du  coupable. 

—  Eh  bien  !  dit  Junot,  c'est  donc  à  moi  de  le 
juger...  va-t'en  ,  dit-il  à  l'assassin...  éloigne-toi, 
et  que  ton  sang  ne  retombe  pas  sur  moi...  Qu'on 
lui  donne  vingt  piastres, ajouta-t-il...  et  tu  pour- 
ras dire  à  tes  compatriotes  que  j'en  promets  cent 
à  celui  qui  te  remplacera. 

—  Mais  c'était  encourager  le  crime,  m'écriai-je 
lorsque  l'on  me  racontacette  histoire  à  LaRochelle. 

Junot  sourit. 

— Tuvoisbien  qu'ils  ne  sont  pas  revenus...  Ja- 
mais je  ne  leur  ai  fait  de  mal  aux  Portugais,  et 
ils  étaient  déjà  bien  assez  ingrats  comme  cela 
sans  y  ajouter  l'horreur  du  nom  de  meurtrier... 
Il  ne  faut  jamais  se  défier  de  sou  innocence. 

Il  avait  raison. 


DE   LA   DUCHESSE   d'aBRANTÈS.  4? 


CHAPITRE  II. 


Evasion  miraculeuse  de  six  cents  Français  prisonniers.  — 
Conduite  admirable  de  M.  le  chevalier  de  Faurax,  —  Ils 
échappent  aux  tortures  des  ponlons  espagnols.  —  Réunion 
à  la  France  de  la  Hollande  et  de  lltalie.  —  Nous  sommes 
le  premier  peuple  de  l'univers. — Bernadolte  roi  de  Suède. 
—  Prise  d'Astorga  par  Juuot.  —  Fêtes  à  Paris.  —  Chagrins 
qu'e'prouve  Marie-Louise  de  quitter  Vienne.  —  Berthier 
la  trouve  en  larmes. — Elle  regrette  ses  parens,  se^  dessinS) 
ses  lapis,  ses  oiseaux  et  son  chien.  —  Résolution  subite 
de  Berthier.  —  Arrivée  de  3Iarie-Louise.  — Rencontre  à 
Compiègne.  —  Saint- Cloud.  — Enthousiasme  du  peuple 
aux  Tuileries.  —  Journées  de  délices.  —  Le  cabinet.  — 
Les  tapis  ,  les  dessins,  les  oiseaux  et  le  chien  sont  ici.  — 
Es  -  tu  contente,  Louise  ?  —  C'est  Berthier  qui  en  a  le  mé- 
rite.—  Embrasse-la,  mon  vieil  ami. — Et  voilà  cet  homme 
qu'on  a  abandonné!  — Fêtes  à  Valladolid.  — La  marquise 
d'Arabecca.  —  Elle  aime  à  rire  ,  elle  aime  à  boire.  —  Elle 
me  prête  son  piano.  — Je  trouve  des  cigaritassur  les  cordes 
de  basse.  —  Elle  aime  à  rire ,  elle  aime  a  boire. 

Il  arriva  vers  cette  époque  un  événement  vrai- 
ment admirable ,  et  dont  notre  nation  doit  être 
fière  à  jamais.  Six  cents  prisonniers  français  at- 
tachés, pour  ainsi  dire,  sur  un  ponton  dans  la 
baie  de  Cadix  ,  formèrent  le  hardi  projet  de  se 
sauver ,  et  le  mirent  à  exécution.  Il  s'agissait  ce- 


48  MÉMOIRES 

pendant  de  traverser  deux  escadres  ennemies  et 
surveillantes  ;  il  fallait  le  faire  sur  une  mauvaise 
carcasse  de  navire  sans  agrès,  sans  voiles  ,  sans 
aucun  moyen  de  la  gouverner;  et  cela  ,  il  le  fal- 
lait tenter  sans  connaissance  de  la  mer  et  sans 
aucun  secours.  Ces  six  cents  Français  étaient  pres- 
que tous  des  officiers  :  ils  firent  usage  de  leurs  con- 
naissances en  mathématique,  prirent  lèvent,  et  ar- 
rêtèrent enfin  le  moment  de  leur  délivrance,  du 
raoins  celui  où  ils  la  tenteraient;  mais  ils  ne 
pouvaient  rien  espérer ,  si  leurs  compatriotes  , 
campés  sur  la  terre  ferme,  de  l'autre  côté  des 
puntalès,  n'étaient  pas  prévenus  de  leur  tenta- 
tive. L'un  des  prisonniers ,  dont  le  nom  mérite 
d'être  à  jamais  consacré,  M.  le  chevalier  de  Fau- 
rax ,  se  jeta  à  la  mer  ,  et  traversa  à  la  nage  une 
distance  de  plus  de  quinze  cents  toises  pour  al- 
ler prévenir  le  maréchal  Victor,  dont  le  corps 
d'armée  pouvait  leur  prêter  secours.  Le  coura- 
geux jeune  homme  eut  le  bonheur  de  résister  non 
seulement  à  la  fatigue  de  cette  course  aventu- 
reuse où  chaque  vague  offrait  un  double  péril , 
mais  il  échappa  à  la  surveillance  des  deux  flot- 
tes ,  au  feu  de  plusieurs  chaloupes  canonières  , 
qui  l'eussent  foudroyé  s'il  en  eût  été  aperçu  et 
à  l'ouragan.  Ce  n'était  rien  pour  ses  camarades 
d'infortune.   Cependant,  il  fallait  doubler  leur 


DE    LA.    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  49 

courage  en  leur  apprenant  que  des  dispositions 
de  secours  étaient  faites  en  leur  faveur  par  le  ma- 
réchal Victor...  Il  n'hésite  pas  un  instant  quand 
il  voit  qu'un  seul  signal  peut  tout  perdre.. .  il  se  re- 
jette à  la  mer,  traverse  avec  le  même  bonheur  l'es- 
pace qu'il  vient  de  parcourir,  etretourne  à  ses  mal- 
heureux compagnons  pour  les  amener  sur  une 
terre  libre ,  ou  pour  partager  de  nouveau  leur 
terrible  sort... 

Ils  furent  tous  sauvés  !.♦.  Ah!  que  cela  fait  du 
Lien  au  cœur  dépenser  que  de  si  nobles  victimes 
ont  échappé  à  ces  tortures  de  la  vie  de  pontons  !. .. 
C'était  une  éducation  de  barbarie  que  les  An- 
glais donnaient  aux  Espagnols...  car  jamais  cette 
nation,  passionnée  il  eat  vrai,  mais  grande  et 
généreuse,  n'aurait  employé  ainsi  la  pointe  du 
poignard  pour  tourmenter  ses  ennemis  ;  elle  eût 
•ouvert  leur  poitrine  de  son  tranchant ,  sans 
épuiser  ainsi  leur  sang  goutte  à  goutte...  C'est 
l'idéal  de  la  cruauté  que  le  récit  de  ce  que  nos 
prisonniers  ont  souffert  en  Angleterre  sur  les 
pontons...  c'est  fabuleux  dans  l'horrible. 

Du  reste,  à  cette  époque,  les  évènemens  les 

plus    extraordinaires    passaient    devant    nous 

comme  une  fantasmagorie  évoquée  par  un  de 

ces  enchanteurs  dont  les  vieilles  chroniques  ber- 

XITI.  4 


5o  MÉMOIRES 

cèrent  notre  enfance ,  et  qu'elles  nous  représen- 
taient soulevant  le  monde  d'un  coup  de  leur  ba- 
guette d'or  et  de  fer  ;  ingénieuse  allusion  au  bien 
et  au  mal.  Dans  les  premières  années  du  siècle, 
en  vérité  c'était  à  croire  à  un  pareil  prestige, 
quand  on  voyait  les  trônes  s'écrouler,  s'élever, 
d'immenses  destinées  apparaître  tout-à-coup , 
puis  s'obscurcir  avec  la  même  rapidité...  et  tout 
cela  à  la  voix  d'un  seul  homme  !... 

Ce  fut  alors  que,  presque  le  même  jour,  mou- 
rurent, l'un  à  Londres,  'autre  à  Paris ,  deux  êtres 
qui,  bien  qu'ils  fussent  hors  de  la  sphère  de  sa 
domination,  n'en  appartenaient  pas  moins  au  mer- 
veilleux qui  entourait  son  nom:  c'étaient  le  che- 
valier d'Éon  et  M.  de  Montgolfier;  Tun,  moitié 
femme  moitié  homme,  au  sexe  ambigu,  demeuré 
comme  un  témoin  frappant  du  scandale  de  la  poli- 
tique du  cabinet  de  Versailles,  et  de  la  France  dé- 
générée sous  Louis  XV  et  son  ministre  Pompadour. 
La  physionomie  morale  de  la  nation  à  cette  époque 
s'était  conservée  dans  cet  être,  quel  qu'il  fût, 
aventurier  ou  aventurière  ,  pour  nous  faire  rou- 
gir de  ce  que  nous  avions  été  naguère  :  l'autre^ 
au  contraire  ,  hardi  novateur,  semblait  n'être  né 
que  pour  le  bien  de  la  science.  Se  frayant  des 
routes  inconnues  là  où  nul  mortel  n'avait  encore 


DE   LA    DTJCHESSE   d'aBRANTÈS.  51 

été,  il  avait  contraint  les  élémens  à  lui  obéir, 
et  paraissait  aussi ,  lui ,  réaliser  la  fable  de  cet 
enchanteur  que  je  signalais  plus  haut...  Pais  c'é- 
taient nos  dernières  colonies'  perdues,  et  tout 
aussitôt,  comme  par  une  compensation  subite; 
la  Hollande  réunie  à  la  France  ;  et  l'on  enten- 
dait nommer  à  la  fois  le  département  du  Zaj- 
derzée  et  celui  du  Tibre...  nous  perdions  des  îles 
lointaines...  mais  la  France  avait  alors  trente-six 
mille  lieues  carrées...  cent  trente  départemens ,  et 
au-delà  de  quarante-trois  millions  d'habitans!... 
Ah  !  si  alors  Napoléon  avait  su  conserver  de  tel- 
les conquêtes!...  s'il  avait  compris  que,  parvenu 
à  ce  point  de  sa  miraculeuse  carrière,  l'affermisse- 
ment de  ce  qu'il  possédait  était  plus  urgent  que 
de  nouveux  efforts  pour  agrandir  cet  immense 
empire  ;  qui  ne  demandait  plus  que  perfection 
et  solidité  !...  nous  eussions  été  long- temps  encore 
ce  qu'il  voulait  faire  de  nous ,  le  premier  peuple 
de  l'univers. 

Je  reçus  alors  de  Paris  une  lettre  qui  d'abord 
me  parut  bien  extraordinaire;  puis,  en  y  réflé- 

*  Bourbon  et  l'Ile-de-France  prises  l'une  en  juillet  el  l'au- 
tre en  octobre  iSio.  La  rc'uuion  de  la  Hollande  et  du  Bra- 
bantest  du  même  temps. 


52  MÉMOIRES 

chissant,  en  iné  rappelant  tout  ce  qui  m'avait  été 
ditmillff  fois  de  Bernadette  ,  je  ne  fus  plus  éton- 
née. Il  était  question  de  son  adoption  par  le  roi 
de  Suède  Charles  XIII.  Mais  je  parlerai  plus  tard 
de  ce  fait  avec  quelques  détails;  maintenant  il 
faut  marcher  avec  les  évènemens  d'Espagne. 

Junot  prit  Astorga,  ainsi  qu'on  l'a  vu  plus  haut, 
puis  il  revint  à  Valladolid.  Les  nouvelles  deve- 
naient inqu  étantes  du  côté  de  l'Ouest.  Le  géné- 
ral Kellermann  avait  défait  l'armée  du  duc  del 
Parque  ,  mais  cette  armée  était  presque  plus  dan- 
gereuse étant  disséminée  que  ralliée  sous  un  chef 
faisant  la  guerre)  on  n'osait  pas  sortir  de  la  ville. 
Je  me  rappelle  qu'un  jour,  me  promenant  au 
bord  de  la  rivière,  presque  dans  Campo-Grande*, 
dans  un  jardin  attenant  aux  portes  de  la  ville, 
qui  appartenait  autrefois  au  collège  des  Irlan- 
dais, et  que  j'aimais  fort ,  parce  qu'il  y  avait  de 
l'ombrage  et  de  l'eau,  je  faillis  être  prise  par  des 
guérillas  qui  s'approchaient  de  !a  ville  habillés 
en  paysans.  Rien  ne  les  trahissait.  Le  maréchal 
Ney  était  toujours  à  Salamanque,  et  le  général 

'Grandespnce  entoure  d'arbres,  qui  sert  de  promenade 
à  Valladolid.  liy  a  treize  couvens  bâtis  autour  de  C^mpo- 
grande. 


DE   LA   DUCHESSE   d'aBRANTÈS.  55 

Régnier  du  côté  du  Tage.  On  ne  savait  pas  en- 
core qui  prendrait  le  commandement  de  l'armée 
de  Portugal,  et  pourtant  cette  armée  devait  bien- 
tôt marcher.  Tandis  que  nous  attendions,  les 
fêtes  du  mariage  avaient  lieu  à  Paris,  et  les  rela- 
tions que  je  recevais  étaient  de  vrais  contes  de 
fées  ,  et  pourtant  c'était  réel.  Je  n'étais  pas  alors 
à  Paris.  Je  ne  me  mêlerai  donc  pas  de  parler  avec 
détail  de  ce  que  je  n'ai  pas  vu.  Je  vais  seulement 
rapporter  à  propos  du  mariage  une  anecdote  qui 
lui  est  relative. 

On  sait  que  le  prince  de  Neufchâtel  fut  cher- 
cher l'impératrice  à  Vienne  pour  la  conduire  à 
Paris.  Lorsqu'elle  eut  été  épousée  par  son  oncle 
le  prince  Charles ,  et  que  toutes  les  cérémonies 
d'étiquette  furent  achevées,  ce  qui,  à  Vienne, 
comme  on  le  sait,  n'est  pas  sitôt  terminé ,  il  fal- 
lut songer  au  départ.  Les  préparatifs  se  firent,  et 
tandis  qu'ils  avaient  lieu,  la  jeune  Marie-Louise, 
dont  on  ne  pouvait  blâmer  les  regrets,  pleurait 
chaque  jour  à  la  seule  pensée  de  quitter  sa  fa- 
mille. On  sait  qu'en  Autriche  les  liens  de  parenté 
ont  quelque  chose  de  sacré  qui  nous  semble  peu 
bienséant  à  nous  autres  gens  de  France.  Mais  il 
est  de  fait  que  même  sous  Marie-Thérèse  et 
sous  la  sèche  et  astucieuse  politique  du  vieux 


54  3iiLmoires 

Kaunitz,  ces  liens  de  famille  étaient  chers  et  res- 
pectés. Marie-Louise,  élevée  dans  ces  principes, 
pleurait  non  seulement  à  la  pensée  de  quitter 
ses  sœurs  et  son  père ,  et  peut-être  même  sa  belle- 
mère  ,  mais  aussi  à  celle  de  venir  auprès  d'un 
homme  qui  devait  être  pour  elle  un  objet  pres- 
que de  terreur.  Aussi  n'est-ce  pas  de  cela  que  je 
puis  la  blâmer ,  et  si  jamais  elle  n'avait  été  cou- 
pable que  de  ces  larmes-là ,  j'en  verserais  au- 
jourd'hui sur  elle.  Mais  elle  les  a  remplacées 
depuis  par  de  doux  regards ,  des  paroles  d'a- 
mour, des  sourires  de  tendresse...  Voilà  ce  que 
je  ne  lui  pardonnerai  jamais,  d'avoir  non  seule- 
ment oublié,  mais  dénié.  Voilà  ce  que  mon  âme 
recueillera  éternellement  comme  une  marque  de 
perfidie  envers  celui  qui  l'aima  avec  amour!... 
Mais  laissons  ces  idées ,  elles  brûlent  le  cœur. 
Le  jour  du  de'part  arriva  enfin.  L'impératrice 
prit  congé  de  son  père ,  de  sa  belle-mère,  de  ses 
sœurs  et  de  ses  frères ,  puis  elle  se  rendit  dans 
son  appartement  pour  y  attendre  Berthier,  qui, 
selon  l'étiquette  ,  devait  aller  l'y  prendre  pour 
la  mettre  en  voiture.  Lorsqu'il  entra  dans  le  ca- 
binet où  elle  s'était  retirée ,  il  la  trouva  tout  en 
larmes  ,  et ,  la  voix  brisée  par  les  sanglots  ,  elle 
lui  dit  qu'elle  était  bien  fâchée  de  lui  paraître 


DE   LA   DUCHESSE   d'aBÏIANTÈS,  55 

aussi  faible:  «  Mais  jugez  si  je  suis  excusable,  lui 
dit-elle  ;  voyez,  je  suis  ici  entourée  de  raille  cho- 
ses qui  me  sont  précieuses.  Ces  dessins  sont  de 
mes  sœurs;  cette  tapisserie  a  été  faite  par  ma 
mère:  c'est  mon  oncle  Charles  qui  a  fait  ces  ta- 
bleaux. »  Et,  continuant  l'inventaire  de  son  ca- 
binet, il  n'était  pas  jusqu'au  tapis  de  pied  qui  ne 
lui  vînt  d'une  main  chérie  ;  et  puis  ,  les  oiseaux 
qui  étaient  dans  une  volière....  une  perruche.... 
Mais  la  pièce  la  plus  importante  et  la  plus  regret- 
tée ,  faisait  à  son  tour  autant  de  bruit  dans  ses 
plaintes  ,  et  cette  pièce  c'était  un  chien. 

On  n'avait  pas  laissé  ignorer  à  la  cour  de 
Vienne  combien  ces  malheureux  chiens  de  José- 
phine, à  commencer  par  Fortuite,  qui  eut  l'hon- 
neur de  faire  une  partie  des  campagnes  d'Italie, 
et  qui  eut  les  reins  cassés  par  un  gros  chien  mal 
élevé ,  avaient  été  déplaisans  à  l'empereur.  Aussi, 
en  père  prudent ,  François  II  eut-il  soin  que  sa 
fille  laissât  son  chien  à  Vienne  et  n'emportât  au- 
cune de  ses  bétes  avec  elle.  Mais  la  séparation 
n'en  était  pas  moins  cruelle,  et  la  jeune  impéra- 
trice et  son  chien  faisaient  un  duo  de  regrets. 

Il  y  avait  toutefois  dans  ces  mêmes  regrets 
ime  preuve  de  bonté  de  cœur  qui  fut  comprise 
par  Berthier,  qui  lui-même  ayait  de  la  bonté. 


56  MÉMOIRES 

En  voyant  tont  ce  deuil,  là  où  il  aurait  voulu  ne 
voir  que  joie  et  transport,  il  lui  vint  une  idée 
qu'il  accueillit  aussitôt. 

Je  venais  au  contraire  prévenir  Votre  Ma- 
jesté, dit-il  à  Marie-Louise,  qu'elle  ne  partira  que 
dans  deux  heures;  je  lui  demande  la  permission 
de  la  quitter  jusqu'au  moment  du  départ... 

Et,  s'éloignant  aussitôt,  il  fut  rejoindre  l'empe- 
reur, à  qui  il  confia  son  plan.  François  II  est  le 
meilleur  des  hommes  et  des  pèi'es^  il  comprit  à 
merveille  ce  qu'on  lui  demandait.  Berthier 
donna  ses  ordres;  et,  au  bout  de  deux  heures, 
ainsi  qu'il  l'avait  dit,  tout  fut  prêt.  Il  fut  prendre 
l'impératrice.  On  partit...  Elle  arriva  en  France..; 
Là  elle  vit  des  fêtes,  des  merveilles,  et  elle 
oublia  un  peu  le  chien  et  la  perruche...  Puis  on 
arriva  à  Compiègne...'  Vous  savez,  comment  la 
voiture  s'arrêta...  comment  un  homme  y  monta 
sans  rien  dire,  et  prit  place  à  côté  de  celle  qui 
n'était  encore  que  sa  fiancée,  et  à  laquelle  il 
avait  déjà  voué  une  fidélité  qui  ne  iut  jamais 
violée  par  lui  jusqu'au  moment  de  sa  mort...  de 
cette  mort  devenue  un  bienfait  pour  lui,  et  que 
des  années  d'agonie  lui  faisaient  appeler  à  grands 
cris...  Puis  ensuite  vinrent  les  jours  de  miel  pour 
la  jeune  épouse...  Tout  le  bonheur  qui  l'entou- 


DE    LA   DUCHESSE   D'ABRANTÈS.  ^J 

rait  était  si  radieux  que  ses  paupières  s'abaissè- 
rent à  son  éclat!...  On  vintàSaint-Cloud...  puis  à 
Paris...  C'est  là  qu'un  des  derniers  sourires  de  la 
fortune  tomba  sur  la  tête,  entourée  d'une  auréole 
de  bonheur,  de  son  fayori,  lorsque,  prenant  par 
la  main  cette  jeune  femme  qu'il  croyait  un  gage 
de  paix  et  d'éternelle  alliance,  il  la  présenta 
au  peuple  rassemblé  en  foule  au-dessous  du  bal- 
con impérial  des  Tuileries!...  Comme  dans  cette 
journée  de  délices  les  cris  de  vive  l'empereur!..^ 
ébranlaient  les  fondemens  même  du  vieux  Louvre! 
f^ive  l'empereur!  vive  l'impératrice!  criaient  cent 
mille  voix...  et  lui,  tout  tremblant  de  bon- 
heur, ivre  d'une  joie  jusqu'alors  inconnue  ,  qui 
venait  inonder  son  cœur,  il  pressait  entre  les 
siennes  une  toute  petite  main,  qui  alors  savait 
bien  lui  répondre,  et  lui  répondre  avec  amour. 

Quand  ils  se  retirèrent  du  balcon,  il  lui  dit:    , 

— Viens,  Louise...  il  faut  que  je  te  paie  du  bon- 
heur que  tu  viens  de  me  donner. 

Et  l'entraînant  rapidement  dans  un  de  ces 
corridors  sombres  qui,  même  en  plein  jour,  ne 
sont  éclairés  que  par  une  lampe ,  il  la  faisait 
marcher  à  grands  pas. 

—  Où  donc  allons  -  nous  ?  disait  l'impéra- 
trice. 


68  MÉMOIRES 

— Viens  toujours,  que  crains-tu  avec  moi?..; 
as-tu  peur? 

Et  il  rapprochait  de  lui  la  jeune  femme  en  la 
serrant  contre  son  cœur,-  qui  battait  avec  une 
émotion  délicieuse...  Tout-à-coup  il  s'arrêta  de- 
vant une  porte  fermée...  un  bruit  se  fit  enten- 
dre;..  c'était  un  chien  qui  avait  entendu,  ou 
plutôt  qui  avait  se?îti  ceux  qui  s'approchaient... 
il  grattait  de  l'autre  côté  de  la  porte...  L'em- 
pereur l'ouvrit,  et  poussa  doucement  l'impéra- 
trice dans  une  pièce  très  éclairée,  où  l'éclat  du 
jour  l'empêcha  d'abord  de  distinguer  ce  qu'elle 
voyait...  puis  les  objets  devinrent  plus  distincts... 
ils  se  détachèrent  en  lames  de  feu  pour  la 
frapper  au  cœur...  Elle  se  pencha  sur  la  poi- 
trine   de  Napoléon,   et  fondit  en  larmes... 

Savez-vous  ce  qui  causait  cette  émotion  ?  c'est 
que  Marie- Louise,  impératrice  du  premier 
des  empires  ^  retrouvait  au  milieu  des*  pom- 
pes triomphales,  des  gloires  partagées  d'un 
époux  le  plus  grand  homme  de  l'univers ,  Ma- 
rie-Louise retrouvait  par  lui,  de  ces  joies  de  l'en- 
fance, de  ces  délices  de  famille,  de  ces  souvenirs 
qui  lui  garantissaient  que  celui  auquel  son  père 
avait  fié  son  bonheur  lui  en  rendrait  fidèle 
et  boa  compte...  Elle  sentait  encore  à  cette 


DE   LA   DUCHESSE   d' AERANTES.  5g 

époque,  et  elle  le  montra  dans  la  vive  émotioa 
qu'elle  manifesta...  L'empereur  la  serrait  con- 
tre sa  poitrine  et  baisait  doucement  ses  joues  si 
fraîches  toutes  baignées  de  larmes...  C'était  bien 
du  bonheur  qu'ils  avaient  alors  tous  deux... 
Dans  ce  moment  d'extase  l'annonce  d'une  victoire 
eût  peut-être  trouvé  Napoléon  sourd  à  sa  voix... 
Cependant  l'impératrice  parcourait  avec  ravisse- 
ment le  cabinet  meublé  avec  ses  fauteuils ,  son 
tapis,  les  dessins  de  ses  sœurs,  ses  volières,  et  jus- 
qu'à son  chien!...  la  pauvre  petite  bête  semblait 
craindre  d'approcher... 

—  Es-tu  contente,  Louise  ?  lui  demanda  l'em- 
pereur... Pour  réponse,  elle  se  jeta  de  nouveau 
dans  ses  bras...  Ils  étaient  alors  près  de  la  fenêtre , 
et  quoiqu'elle  fut  fermée,  on  vit  ce  mouvement 
du  dehors ,  et  des  acclamations  à  faire  trembler 
les  murs  furent  poussées  jusqu'au  ciel  par  le 
peuple...  Marie-Louise  se  retira,  en  rougissant, 
dans  le  fond  du  cabinet. . .  Napoléon  se  mit  à  rire, 
et  fut  l'embrasser  dans  le  coin  où  elle  s'était  ré- 
fugiée... Dans  ce  moment  un  léger  bruit  se  fit 
entendre  à  la  porte  entr'ouverte ,  et  la  tête  de 
Berthier  se  laissa  voir...  L'empereur  lui  prit  la 
main ,  et  le  fit  entrer. 

—Tiens,  Louise,  dit-il  à  l'impératrice.;,  j'ai  eu 


(5o  MÉMOIRES 

la  récompense,  et  il  en  a  le  mérite...  C'est  lui  qui 
eut  l'idée ,  en  voyant  tes  larmes ,  de  transporter 
ici  ce  qui  pouvait  adoucir  tes  regrets ,  du  reste ,  si 
justes...  Allons,  embrasse-le  aussi  lui,  pour 
qu'il  soit   récompensé. 

Berthier  avait  les  larmes  aux  yeux...  il  prit  la 
main  de  Marie-Louise,  mais  l'empereur  la  poussa 
doucement  vers  lui. 

—  Non,  non  pas  ainsi...  embrasse -la,  mon 
vieil  ami. 

Et  voilà  cet  homme  que  l'un  a  abandonné... 
et  que  l'autre  a  oublié ,  à  peine  était-il  dans  la  nef 
de  l'exil! 

Nous  eûmes  aussi  des  fêtes  à  Valladolid.  Le 
générai  Kellermann  me  donna  un  charmant 
bal ,  très  bien  ordonné ,  et  qui  eût  été  par- 
faitement bien,  même  à  Paris...  Je  dansai,  mais 
peu  ,  parce  que  ma  grossesse  commençait  à  être 
avancée,  et  que  je  ne  conçois  pas  qu'une  mère 
puisse  faire  courir  un  danger  même  incertain  à 
l'enfant  qu'elle  peut  mettre  au  jour...  Aussi  je  ne 
valsai  pas ,  et  je  me  contentai  de  danser  quel- 
ques contredanses...  Il  en  fut  de  même  chez  moi, 
où  je  donnai  une  belle  fête  aux  femmes  de  Val- 
ladolid, parmi  lesquelles  il  y  en  avait  alors  de  fort 
jolies..  Je  me  rappelle  entre  autres  la  jeune  com- 


DE    LA.    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  6i 

tesse  de  Valloria ,  nièce  fin  duc  del  Parque.  Elle 
avait  surtout  une  beauté  rare  en  Espagne,  c'était 
une  fraîcheur  merveilleuse...  c'était  un  bouquet 
de  roses  blanches  et  roses...  mais  le  défaut  ordi- 
naire à  ce  genre  de  beauté  se  faisait  déjà  sentir, 
quoiqu'elle  eût  à  peine  quatorze  ans...  elle  était 
énormément  grasse  pour  son  âge...  Une  autre 
femme  assez  jolie ,  et  surtout  élégante  à  la  ma- 
nière des  élégantes  de  province  en  Espagne, 
c'était  l'intendante  de  la  ville  ,  la  marquise  d' A^ 
rabacca.  Elle  était  jeune  et  très  gaie;  souvent,  en 
entendant  parler  d'elle  aux  officiers  de  l'état- 
major  du  duc,  je  leur  demandais  quelques  rensei- 
gnemens  sur  elle,  et  l'un  d'eux  me  répondit  un 
jour  par  cette  ancienne  chanson  : 

Elle  aime  à  rire  ,  elle  aime  à  boire. 
Elle  aime  à  clianter  comme  nous. 

Ayant  appris  qu'elle  avait  un  fort  bon  piano 
dont  elle  ne  faisait  rien,  je  lui  écrivis  pour  la 
prier  de  me  le  prêter.  Elle  me  répondit  aussitôt 
un  petit  billet  très  bien  tourné  en  espagnol;  quand 
je  dis  un  petit  billet,  c'était  une  lettre  de  trois 
lignes, mais  écrite  sur  du  papier  à  lettre  presque 
grand  comme  du  papier  à  ministre  :  c'est  la  cou- 
tume dans  le  midi  de  l'Europe  :  en  Italie ,  c'est 


62  MÉMOIRES 

la  même  chose ,  les  femmes  ne  savent  pas  ce  que 
c'est  qu'un  billet  du  matin.  La  marquise  d'Ara- 
bacca  m'envoyait  en  même  temps  l'objet  de  ma  de- 
mande. Je  l'essayai  sur-le-champ,  et  je  le  trouvai 
très  bon. Seulement  il  avait  à  la  basse  un  son  que 
je  ne  pouvais  comprendre.  Je  l'ouvris,  et  je  trou- 
vai sur  les  cordes  le  plus  joli  petit  paquet  de  ci- 
garitas  (paquillas)  qu'il  soit  possible  de  voir... 
cela  m'expliqua  le  parfum  très  méphitique  pour 
moi  dont  était  imprégné  le  billet  de  la  mar- 
quise... mais  aussi  : 

Elle  aime  à  rire,  elle  aime  à  boire, 
Elle  aime  à  chanter  comme  nous! 


DE   LA    DUCHESSE   d'aBRANTÈS.  63 


CHAPITRE  III 


]Nomination  du  prince  d'Essling.  —  Mécontentement  de  Ju- 
not  et  de  Ney.  —  Arrivée  du  prince  à  Valladolid.  —  Ré- 
ception. —  Le  jeune  officier  de  dragons.  —  La  croix  de  la 
légion-d'honneur  sur  un  cœur  de  femme.  —  Le  palais  de 
Charles-Quint. — Le 'général  Fririon.  —  Le  général  Héblé. 

—  Scandale  de  Masséna.  — Diviser  pour  régner.  —L'an- 
cien serviteur.  —  Le  maréchal  Ney.  —  Sa  colère.  —  Il  a 
raison.  — Le  sabre  du  vicMX  soldai  de  Gênes.  —  Mes  bé~ 
gains.  —  Portrait  de  Masséna.  —  Fra  Diavolo.  —  Siège  de 
Gac'te,  —  M.  d'Almeyda.  — Son  histoire.  —  Celle  de  Fra 
Diavolo.  —  Attaque  d'Itri.  —  Le  portrait  eu  bracelet  de 

•  la  reine  de  Naples  donné  à  Fra  Diavolo.  —  M.  de  Haupt. 

—  Il  est  fusillé.  —  L'Ordre  du  Christ.  — Les  douze  Corses. 

—  Le  sergent.  —  Fra  Diavolo  et  sir  Hudson-Lowe.  — •  Ca- 
pri.  —  Mort  de  Fra  Diavolo.  —  Il  est  pendu, 


TJi)  jour  je  vis  Junot  préoccupé  après  avoir 
reçu  l'estafette  de  Paris  ;  comme  je  savais  qu'il  se 
tourmentait  aisément  de  tout  ce  qui  lui  venait 
des  Tuileries ,  je  lui  demandai  ce  qu'il  avait... 

— Nous  avons  un  général  en  chef  de  l'armée 
de  Portugal,  me  dit -il  avec  un  sourire  con- 


64  MÉMOIRES 

traint...  L'empereur  ne  croit  pas  que  le  mare'clial 
Tfey,  ou  moi,  nous  soyons  capables  de  conduire 
nos  troupes...  nous  sommes  en  tutelle...  • 

Je  craignis  un  moment  que  ce  fût  ou  Bessière, 
ou  Davoust;  je  dis  que  je  le  craignis,  parce  que, 
connaissant  leur  humeur  peu  traitable  récipro- 
quement ,  je  prévoyais  de  grandes  difâcultés  si 
la  chose  allait  ainsi. ..je  le  lui  dis. 

—  Non,  me  répondit-il,  je  ne  puis  même  me 
plaindre  du  choix  qui  a  été  fait...  c'est  Masséna... 
il  est  notre  ancien...  Dieu  veuille  seulement  que 
]Sey  s'en  arrange  aussi  bien  que  moi... 

Il  parlait  ainsi;  mais  je  lisais  dans  son  âme,  et 
je  voyais  combien  il  so^^ffrait ,  comme  cela  de- 
vait être,  de  se  voir  sous  les  ordres  d'un  autre 
dans  un  pays  où  il  avait  été  aussi  puissant  qu'un 
roi.  L'empereur  devait  lui  épargner  cette  péni- 
ble sensation.  Jamais  Junot  ne  s'en  est  plaint  à 
moi,  mais  je  suis  certaine  que  cette  pensée  lui 
fut  long-temps   amère... 

Le  soir  il  y  avait  du  monde  chez  moi.  On  parla 
de  cette  arrivée  du  prince  d'Essling...  Le  général 
Régnier  était  venu  nous  voir  de  son  quartier-gé- 
néral ,  le  général  Clausel ,  le  général  Sainte-Croix, 
le  général  Fouché ,  général  de  l'arlillerie  du 
8'  corps;  le  général  Treilhard,  commandant  la 
cavalerie,  le  général  Boycr    chef  d'état-major  du 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  65 

duc,  des  officiers-généraux,  des  colonels,  se  ren- 
dirent ce  soir-là  même  chez  moi  et  causèrent  de 
cette  arrivée  du  vieux  vétéran  de  l'armée  d'Italie. 
Enfin  ils  venaient  peut-être  un  peu  aussi  en  par- 
tie pour  deviner  ce  qui  se  passait  dans  l'âme  de 
Junot.  Mais  il  fut  bien  plus  qu'impénétrable,  car 
il  fut  naturel,  et  dit  tout  simplement  ce  qui  était 
vrai;  c'est  qu'il  respectait  le  choix  de  l'empereur... 
Le  lendemain  on  reçut  une  lettre  de  Vittoria 
qui  annonçait  l'arrivée  du  prince  d'Essling,  pour 
la  fin  de  la  semaine  ;  aussitôt  les  ordres  furent 
donnés  pour  que  la  moitié  du  palais  que  nous 
habitions  fût  préparé  pour  lui,  carnousignorions 
alors  quelle  étrange  compagnie  il  traînait  près 
lui,  et  le  supposant  seul,  Junot  et  le  comte  de 
Valmy  pensaient  que  la  moitié  de  ce  vaste  palais 
lui  suffirait. 

Le  jour  de  son  arrivée,  il  faisait  un  temps  ad- 
mirable. Junot  monta  à  cheval  non  seulement 
avec  son  état-major ,  mais  avec  tous  les  généraux 
du  8°  corps.  Le  général  Kellermann  fit  également 
prévenir  de  se  préparer  à  l'accompagner  tout 
ce  qui  avait  droit  à  être  présenté  au  maréchal , 
et  l'on  partit  en  cortège.  Il  y  avait  au  moins  deux 
cents  personnes. 

A  une  lieue  de  la  ville,  on  aperçut  les  équipa- 
ges du  maréchal  ;  il  était  en  avant  de  toutes  ses 
XITI.  5 


66  MÉMOIRES 

voitures,  dans  une  petite  calèche  découverte , 
en  raison  de  la  beauté  du  temps,  et  il  y  était  seul 
avec  un  très  jeune  officier  de  dragons  qui,  mal- 
gré sa  grande  jeunesse,  avait  cependant  la  croix 
delà  légion-d'honneur.  Comme  on  ne  la  donnait 
pas  alors  comme  on  l'a  prodiguée  depuis,  tant  à 
l'époque  de  la  restauration ,  où  elle  était  donnée 
à  des  hommes  qui  l'obtenaient  seulement  parce 
qu'ils  n'étaient  pas  lâches ,  que  depuis  trois  ans, 
parce  qu'on  n'est  quelquefois  rien  du  tout.  Té- 
toile  même  d'argent  frappait  alors  les  yeux...  Le 
compagnon  du  maréchal  n'était  pas,  au  reste,  dis- 
posé à  braver  l'attention  du  public,  et  lorsque 
le  maréchal  et  lui  aperçurent  de  loin  la  troupe 
brillante  qui  s'approchait,  ils  voulurent  abaisser 
la  capote  de  la  calèche  ;  mais  il  n'était  plus  temps: 
les  trois  généraux  en  chef  mirent  leurs  chevaux 
au  galop,  et  joignirent  le  prince  avant  qu'il  pût 
prendre  un  parti. 

La  réception  qu'on  lui  fit  fut  amicale  et  cor- 
diale... Junot  avait  trop  de  loyauté  pour  ne  pas 
abandonner  toute  prétention,  malgré  ses  senti- 
raens.  Ney  avait  quelquefois  de  bons  mouvemens, 
et  Régnier  était  trop  prudent  pour  témoigner  la 
moindre  émotion  pénible. 

Cependant  Masséna  paraissait  mal  à  l'aise; 
il  jetait  souvent  sur  son  jeune  compagnon  de 


DE   LA   DUCHESSE   d'aBRANTÈS.  67 

voyage  des  regards  de  détresse  qui  amusaient 
fort  les  uns,  et  n'étaient  pas  du  tout  compris  par 
les  autres.  Quanta  celui-ci,  il  paraît  qu'il  savait 
qu'il  devait  baisser  les  yeux  et  regarder  la  pointe 
de  ses  bottes;  aussi,  était-ce  son  rôle...  Mas- 
séna  n'osait  pas  quitter  sa  calèche,  parce  qu'il  au- 
rait fallu  que  le  jeune  officier  la  quittât  aussi... 
Enfin  c'était  un  vrai  supplice  pour  lui...  aussi 
était-il  temps  qu'ils  arrivassent  à  Valladolid. 

— Monsieur  le  maréchal,  lui  dit  Junot,  ma  femme 
sera  charmée  de  vous  faire  les  honneurs  du  pa- 
lais de  Charles-Quint ,  nous  espérons  que  vous  y 
serez  bien. 

—  Comment  !  s'écria  Masséna  dans  «ne  dé- 
tresse évidente ,  madame  Junot  est  à  Valladolid? 

—  Sans  doute,  dit  Junot  fort  étonné  lui-même 
de  l' étonnement  du  maréchal... 

—  Mais  alors,  dit  Masséna  après  avoir  réflé- 
chi un  instant ,  il  m'est  impossible  d'aller  demeu- 
rer dans  le  palais...  cela  ne  se  peut  pas. 

—  Si  vous  craignez  de  ne  pas  avoir  assez  de 
place,  dit  Junot  d'un  ton  piqué,  c'est,  à  ma 
femme  et  à  moi  à  vous  céder  le  terrain...  N'êtes- 
vous  pas  notre  chef? 

—  Mon  Dieu ,  ce  n'est  pas  cela ,  s'écria  Mas- 
séna!... ce  n'est  pas  cela  !...  c'est  que... 

Il  n'acheva  pas;  mais  Junot  eut  envie  de  rire, 


68  MÉMOIRES 

parce  que  dans  le  même  moment  on  venait  de  lui 
dire  que  le  compagnon  de  la  calèche  était  une  jeune 
et  jolie  femme ,  et  il  comprenait  toutes  les  agita- 
tions du  pauvre  vieillard  amoureux,  en  voyant 
son  trésor  en  butte  à  tous  les  regards,  et  terrible- 
ment exposé  à  côté  de  toute  cette  troupe  dorée  et 
pimpante  qui  contrastait  terriblement  avec  lui... 
Ce  fut  en  luttant  ainsi  avec  lui-même  que  le  vieux 
vétéran  vint  mettre  pied  à  terre  au  bas  du  grand 
escalier.  A  peine  fut*-il  libre,  qu'il  pria  Junot  de  le 
conduire  à  mon  appartement.  Il  vint  à  moi  avec 
cette  franche  manière  qui  le  caractérisait,  me 
prit  les  mains,  et  se  félicita  de  me  rencontrer.  Je 
crois  qu'il  était  bien  aise  que  Junot  eût  une  gar- 
dienne de  son  cœur,  car  j'ai  su  depuis  que  lui, 
le  général  Clausel  et  le  général  Rellermann  lui 
causaient  des  insomnies  et  des  cauchemars... 
Quant  à  cette  femme,  elle  se  retira  aussitôt  dans 
son  appartement,  et  pendant  les  trois  semaines 
que  le  prince  d'Essling  passa  à  Valladolid,  je  ne 
l'aperçus  qu'une  seule  fois.  Elle  avait  ordre  de 
lui-même  de  se  cacher. 

Le  prince  me  présenta  le  général  Heblé,  le 
général  Fririon  et  quelques  uns  de  ses  aides-de- 
camp    parmi  lesquels   était   son  fils   aîné'.   Le 

«  Ce  fils  aîné  est  mort  dans  [un  état  singulier  de  marasme 


DE   LA.   DCCHËSSE    d'aBRANTÈS.  69 

général  Heblé ,  commandait  toute  l'artillerie  de 
l'armée  de  Portugal,  et  le  général  Fririon  était 
chef  d'état-raajor  général.  Quels  souvenirs  aima- 
bles tous  deux  m'ont  laissés!...  Lé  général  Heblé, 
que  je  connaissais  depuis  Paris,  et  qui  avait  beau- 
coup d'amitié  pour  moi ,  ce  que  je  lui  rendais 
fort,  me  parut  bien  malheureux  d'être  venu  en 
Espagne.  C'était  un  homme  d'un  haut  mérite 
sous  le  rapport  de  la  science  comme  sous  celui 
de  la  moralité...  et  voilà  encore  un  nom  qui  se 
trouve  sur  les  tables  de  mort  depuis  vingt  ans... 

—  Le  maréchal  est  bien  contrarié,  me  dit-il...  Je 
ne  sais  même  s'il  se  décidera  à  rester  au  pa- 
lais.... 

—  Mais  aussi,  lui  répondis-je  en  riant...  et 
je  n'achevai  pas  ma  phrase. 

—  Que  voulez-vous? est-ce  que  nous  n'avons 
pas  usé  de  tout  notre  ascendant  sur  lui  pour 
l'empêcher  à  son  âge  de  donner  un  pareil  scan- 
dale !...  Rien  n'a  pu  le  retenir...  Oh!  je  vous  dirai 
de  singulières  choses  à  cet  égard  ! 

Masséna  est  un  des  hommes  les  plus  remar- 
quables de  notre  révolution.  Il  n'était  pas  Fran- 
çais. Son  caractère  était  naturellement  acerbe  , 

et  (le  souffrances...  J'aurai  à  eu  parler  tout  à  l'heure  ;  Mas- 
séna avait  propose'  un  mariage  entre  lui  et  ma  fille,  et  ce 
mariage  était  arrête. 


70  MÉMOIRES 

et  ses  manières  peu  façonnées  pour  le  monde... 
Rapidement  porté  en  un  lieu  où  de  l'intelligence 
pouvait  obtenir  justice,  il  devint  fameux  parmi 
les  braves ,  et  ce  fut  lui  que  Napoléon  Bonaparte 
remplaça  dans  le  commandement  de   l'armée 
d'Italie.    C'était  un   bomme  assez  mystérieux  ; 
intéressé  par  nature  ,  et  âpre  dans  la  conquête. 
L'empereur  l'estimait  à  un  très  haut  prix  comme 
homme   d'épée  ;   mais    il  gémissait   en    même 
temps  sur  l'obligation  où  lui-même  se  trouvait 
d'être  sévère  envers  lui  ;  il  en  avait  donné  un 
exemple  dans  la  campague  de   1806,  lorsque 
Masséna  fut  à  Naples ,  et  chacun  sait  l'histoire 
des  banquiers  de  Milan.  Cette  affaire ,  dans  la- 
quelle le  général  en   chef  fut  impliqué  ,   avait 
été  provoquée  par  un  homme  que  l'empereur 
avait  alors  retiré  de  l'armée,  et  que  Masséna  re- 
prit avec  lui  lors  de  la  rentrée  en  Espagne.  Cette 
démarche  lui  fit  un  bien  grand  tort.  On  présuma 
que  c'était  dans  le  même  but ,  et  lorsqu'on  vit 
ce  même  homme  vouloir  diviser  pour  régner  ^  le 
blâme  devint  universel.  C'est  à  lui,  à  la  mésin- 
teUigence  qu'il  a  maintenue  parmi  les  chefs  de 
l'armée ,  qu'on  peut  attribuer  le  mauvais  suc- 
cès de  la  troisième  guerre  de  Portugal. 

Le  maréchal  Ney  vint  faire  une  visite  à  Mas- 
séna ;  mais  il  y  vint  en  grondant.  Jamais  il  ne 


DE   LA   DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  'J  \ 

s'est  VU  d'homme  plus  eh  fureur  d'être  sous  les 
ordres  d'un  autre ,  et  je  pense  bien  que  cette 
humeur  violente  a  été  pour  beaucoup  dans  sa 
conduite  ultérieure,  et  j'en  ai  pu  juger  dans  la 
conversation  que  j'eus  avec  lui  lorsque  je  le 
vis  à  Salamanque  à  son  retour  en  France.  Mas- 
séna  était  blessé  de  la  conduite  de  Ney;  mais, 
plus  dissimulé  que  lui ,  il  cachait  sa  rancune  sous 
un  air  d'indifférence  dédaigneuse  dont  au  reste 
je  ne  fus  jamais  la  dupe. 

Un  jour  il  était  chez  moi,  lé  matin,  à  Valla- 
dolid,  et  il  revenait  d'un  petit  voyage  à  Sala- 
manque, où  il  avait  été  rendre  au  maréchal  Ney 
la  visite  qu'il  en  avait  reçue.  Junot  avait  été  avec 
lui.. .  Le  matin  même  il  avait  reçu  une  lettre  de 
l'empereur,  tout  entière  de  sa  main.  Cette  lettre 
était  une  de  ces  flatteries  irrésistibles  que  l'em- 
pereur savait  si  bien  employer  pour  s'attacher 
ceux  dont  il  avait  besoin.  Masséna ,  tout  rusé 
qu'il  était ,  ne  fut  pas  à  l'abri  de  la  magie  de  ces 
paroles  toutes  de  miel  dont  l'enchanteur  avait 
seul  la  puissance. 

—  Et  comment  voulez-vous ,  disait  Masséna , 
comment  voulez-vous  que  je  puisse  faire  de  la 
bonne  besogne ,  avec  un  homme  comme  ce  Mi- 
chel Ney?...  un  homme  qui  a  l'air  de  me  prendre 
pour  un  radoteur!..,  qui  ne  m'écoute  pas  quand 


•^  2  MEMOIRES 

je  lui  parle  !...  C'est  que  j'ai  été  au  moment,  vois- 
tu,  Junot ,  de  lui  envoyer  ma  main  au  travers  du 
visage ,  quitte  à  lui  en  demander  pardon  avec 
mon  sabre...  celui  du  vieux  soldat  de  Gênes  a 
encore  le  fil'... 

Tout  cela  venait  de  plusieurs  discussions  qui 
s'étaient  déjà  élevées  relativement  au  siège  de 
Ciudad-Rodrigo,  dont  lemaréchalNey  était  char- 
gé ,  et  qu'il  voulait  conduire  à  sa  volonté.  C'est 
ici  que  commencent  les  torts  personnels  de  Ney, 
et  que  rien  ne  peut  les  excuser.  S'il  ne  pouvait 
souffrir  une  autre  domination  que  celle  de  l'em- 
pereur ,  il  devait  donner  sa  démission  et  ne  pas 
mettre  obstacle  aux  opérations  de  l'armée  par  sa 
mauvaise  volonté.  J'ai  vu  de  près  et  de  mes  pro- 
pres yeux  toutes  ces  misérables  querelles  qui  ont 
amené  la  ruine  d'une  des  plus  belles  armées  que 
l'empire  ait  opposées  à  l'ennemi. 

Masséna  avait  assez  de  confiance  en  moi  et  me 
portait  autant  d'amitié,  je  crois,  qu'il  pouvait  en 
avoir  pour  quelqu'un  qui  ne  lui  était  bon  à  rien. 
Il  venait  souvent  le  matin  causer  dans  ma  cham- 

»  Oa  m'a  racontd,  mais  je  ne  garantis  pas  le  fait,  que 
M.  de  MarbOjt  qui  n'était  pas  alors  aussi  fier  qu'aujourd'hui, 
mais  qui  ëlait  aussi  brave,  avait  proposé  à  son  général  (  il 
•  tait  aide-dc-camp  de  Masséua)  de  se  battre  avec  lui  ^  et  que 
l'autre  avait  accepté. 


DE    LA    DUCHESSE    D  AERANTES.  '^O 

bre  ,  tandis  que  je  faisais  mes  béguins  et  mes  pe- 
tites brassières,  mais  e?i  cachette  ;  et  il  nous  fai- 
sait bien  rire,  Junot  et  moi,  par  cette  crainte 
qu'avait  un  homme  de  son  âge  d'être  grondé 
par  une  femme  :  j'avoue  que  ces  conversations 
avaient  un  grand  charme  pour  moi ,  en  ce  qu'elles 
me  faisaient  connaître  un  homme  qui,  je  crois, 
l'est  fort  peu  de  tous  ceux  qui  ont  fait  de  lui  des 
biographies.  Je  ne  sais  peut-être  pas  aussi  bien 
qu'eux  le  Jour  du  mois  où  il  est  né  ,  mais  je  crois 
aussi  pouvoir  mieux  que  personnie  parler  de  son 
caractère. 

Avec  l'apparence  de  la  simplicité,  il  avait 
beaucoup  d'orgueil ,  et,  dans  le  fait,  il  lui  était 
permis. Mais  il  fallait  deviner  cet  orgueil  placé  der- 
rière un  rempart  d'apparente  bonhomie  rustique, 
de  mépris  pour  les  grandeurs,  tout  en  étant  en- 
touré de  froideur  pour  la  fortune  ,  tout  en  la 
poursuivant  ;  et  puis  ,  avec  un  phy&ique  qui  ne 
fut  jamais  agréable,  ce  goût  effréné  pour  les 
femmes,  passion  qu'il  porta  dans  sa  vieillesse 
jusqu'à  une  sorte  de  folie,  au  point,  comme  on 
l'a  vu,  de  se  faire  suivre  à  l'armée  par  une  femme 
habillée  en  homme,  et  cela  aux  yeux  d'une  troupe 
de  jeunes  gens  en  tête  desquels  était  son  fils  aîné. 

Ce  sujet  était  un  de  ceux  que  nous  ne  traitions 
jamais  dans  nos  causeries  intimes  du  matin  lors- 


^4  MÉMOIRES 

que  le  vainqueur  de  Gênes  et  de  Rivoli  me  te- 
nait un  éclieveau  de  fil  pour  que  je  le  dévidasse. 
J'éloignais  toujours  un  pareil  texte,  par  la  raison 
toute  simple  qu'alors  comme  aujourd'hui  j'avais 
une  antipathie  méprisante  pour  les  v  ieilles  amours. 
C'est  pour  moi  un  son  dissonant,  une  couleur 
fausse ,  une  odeur  désagréable.  Cela  produit  sur 
mes  nerfs  toutes  les  sensations  que  peuvent  pro- 
voquer les  désappointemens  que  je  viens  dénom- 
mer. Un  vieil  amoureux,  une  vieille  amoureuse, 
sont  pour  moi-deux  êtres  qui  émeuvent  ma  bile 
et  pour  lesquels  je  n'ai  pas  d'excuse.  La  folie  est 
la  seule  admissible.  IMais  quand  on  est  sain  d'es- 
prit, il  faut  fuir  même  l'apparence  du  ridicule 
à  cet  égard. 

C'était  donc  de  ses  campagnes  d'Italie  et  de 
Suisse  que  je  faisais  causer  le  prince  d'Essling,  et 
sans  aucune  flatterie,  alors,  je  pouvais  lui  dire 
combien  sa  conversation  m'intéressait.  Il  me  par- 
lait surtout  de  Fra  Diavolo ,  cet  homme  qui  a 
tant  fait  pour  les  romanciers  et  pour  les  mélodra- 
maturges.  C'était  bien  remarquable  ces  récits 
faits  par  le  général  en  chef  de  l'armée  qui  conquit 
le  royaume  de  Naples  en  faisant  seulement  pro- 
mener son  armée  d'un  bout  à  l'autre  des  Cala- 
bres;  car ,  excepté  le  siège  de  Gaète ,  que  fit  le 
général  Gardanne,  il  n'y  eut  d'affaire  que  la  ca- 


DE  LA.  DUCHESSE  d'aBRANTÈS.  7  5 

pitulation  de  Capoue;  et,  chose  étrange,  nous 
étions  déjà  maîtres  dé  l'armée  du  roi  de  Naples, 
lorsqu'il  était  à  peine  à  Palerme.  C'était  le  prince 
de  Philipstadt  qui  commandait  dans  Gaète  :  la 
reddition  de  cette  place  eût  coûté  bien  du  temps 
sans  un  coup  de  canon  des  plus  heureux  qui  fit 
en  même  temps  brèche  et  mit  le  gouverneur  hors 
de  combat ,  dans  le  même  moment  que  le  géné- 
ral du  génie  qui  dirigeait  les  travaux  du  siège  fut 
blessé  mortellement.  Gaète  était  une  forteresse 
du  premier  ordre. 

C'était  un  singulier  homme  que  ce  Fra  Dia- 
bolo. Son  véritable  nom  était  Michèle  Pezza.  Il 
avait  déjà  été  fameux  par  ses  massacres  à  liri, 
lors  de  la  campagne  de  Naples,  commandée  par 
Championnet.  Dès  cette  époque  il  inquiétait  les 
derrières  de  l'armée  françaises ,  organisait  des 
masses  d'insurgés  dans  les  deux  Calabres  ,  diri- 
geait une  vaste  conspiration  contre  les  Français' 

I  M.  d'Alraeyda ,  alors  major  de  la  place  de  Naples,  m'a 
raconte  tous  les  de'tails  de  cette  conspiration,  qu'il  fut  lui 
spécialement  chargé  de  découvrir...  Une  lettre  intercepte'e 
annonçait  la  présence  d'un  nommé  Frédéric  M... en  à  Na- 
ples, et  son  accord  intime  avec  l'Autriche.  C'était  le  prince 
Esterhasy,  je  crois,  qui  était  ambassadeur  de  Vienne;  mais 
il  avait  suivi  la  cour  à  Palerme.  C'était  le  comte  de  ...  qui  le 
remplaçait,  mais  seulement  pour  veiller  à  la  légation  ,  et 
il  devait  même  partir  pour  la  Sicile  le  jour  ou  le  lendemain  , 
car  nous  étions  en  guerre  avec  l'Autriche.  Il  ne  répondit  rien 
d'abord  à  M.  d'Almeyda.  Puis,  après  un  moment  de  réflexion, 


76  MÉMOIRES 

et  leur  causait  autant  de  mal  qu'il  pouvait  leur 
en  faire.  Il  était  né  à  Itri  [terra  di  Lavoroj,  et  il 
gardait  les  chèvres  dans  sa  jeunesse.  Il  entra  en 
religion  dans  un  couvent,  et,  ce  qui  est  bizarre, 
il  prit  alors  le  nom  de  Fra  Angelo.  Mais  sa  mau- 
vaise conduite  le  fit  chasser  du  couvent.  Alors 
il  se  jeta  dans  les  montagnes  et  devint  un  dé- 
terminé scélérat.  Il  ne  vécut  que  de  rapines,  et 
chacune  de  ses  journées  fut  marquée  par  un  nou- 
veau meurtre.  Il  se  mit  à  la  tête  d'une  compagnie 
de  contrebandiers,  et  répandit  la  désolation  dans 
le  pays.  Le  gouvernement  du  roi  Ferdinand  le 

il  lui  demanda  de  faire  retirer  ses  grenadiers  (il  y  en  avait 
dix  dans  le  cabinet). 

— Monsieur,  lui  dit-Il,  je  ne  puis  vous  donner  aucun  rensei- 
gnement sur  la  personne  dontvous  me  parlez...  mais  je  puis 
autre  chose...  c'est  de  vous  offrir  ces  dix  mille  francs  pour 
vous  engager  à  dire  que  vous  n'avez  trouve'  personne  à  l'am- 
tassade...  cela  sera  d'autant  plus  facile  que  j'ai  mon  passe- 
port pour  Palerrae,  et  que  je  comptais  m'embarquer  ce  soir... 
je  partirai  trois  heures  plus  tôt. 

Et  tandis  qu'il  parlait,  il  avait  ouvert  un  tiroir^  y  prenait 
la  somme  annonce'e  ,  et  la  prc'sentait  à  M.  d'Almeyda,  qui  le 
regardait  en  souriant. 

—  N'est-ce  point  assez  ?...  prononcez  vous-même. 

—  Monsieur  le  comte,  vous  me  donnez  plus  que  jamais 
le  de'sir  de  terminer  ma  mission,  re'pondit  M.  d'Almeyda  ,  et 
il  marcha  vers  la  porte. 

—.Arrêtez!  s'écria  M.  le  comte  de  ...,  je  double  la 
somme  !... 

M.  d'Almeyda  ouvrit  la  porte  et  ftl  rentrer  les  gieuadiers 


DE    LA.    DUCHESSE    D  AERANTES.  77 

condamna  à  être  pendu,  et  sa  tête  fut  mise  à 
prix. 

Mais  la  reine  Caroline,  femme  de  Ferdinand, 
était  une  personne  qui  savait  se  servir  de  toutes 
les  armes...  On  amnistia  Michèle  Pezza  ^  et  on 
lui  donna  le  commandement  de  tous  les  forçats 
libérés  pour  attnqiier  les  derrières  de  l'armée 
française ,  depuis  Fondi  jusqu'au  Garigliano. 

Tandis  que  les  Français  prenaient  Gaëte  et 
Capoue,  FraDiavolo  s'établit  à  //r/ sa  patrie ,  et 
y  commit  toutes  les  horreurs  imaginables...  il 
égorgeait  les  isolés,  les  escortes  peu  nombreuses, 
et  pour  peu  qu'un  habitant  fut  riche,  et  qu'on 

dans  le  cabinet.  Une  voix  secrète  lui  disait  qu'il  y  allait  du 
sort  de  l'armée  française. 

— J'ai  fait  mon  devoir,  et  vous  faites  le  vôtre,  dit  le  comte 
de.  . .  A  présent  je  dois  vous  dire,  monsieur,  que  l'individu 
que  vous  cherchez  n'appartient  pas  à  ma  cour;  il  est  attache' 
à  la  Russie  ;  on  le  trouvera  à  bord  du  bâtiment  qui  devait 
me  transporter  en  Sicile.  Ma  cour  ne  doit  pas  a^oirplus 
long-temps  la  responsabilité  du  sort  de  cet  homme, 

M.  d'Almeyda  se  rendit  à  l'heure  même  à  bord  du  bâti- 
ment et  prit  M.  Frédéric  M. ..en  comme  un  lièvre  au  gîte;  il 
le  conduisit  au  quarlier-g-énéral  avec  un  portefeuille  conte- 
nant une  immense  correspondance  ofhcielle  du  comman- 
dant de  la  flotte  russe  ,  aux  cours  de  Vienne ,  Berlin  etLon- 
dres,  pour  les  tenir  parfaitement  au  courant  des  évènemens 
de  l'intérieur  de  l'Italie,  des  succès  de  Souvarosv  et  des  ten- 
tatives mises  en  œuvre  parles  Napolitains  eux-mêmes,  à  la 
tête  desquels  était  Fra  Dlavolo.  Toute  celte  correspon- 
dance, me  dit  M.  d'Almeyda,  fut  envoyée  en  France  à  M.  de 
Tallcyrand  alors  ministre  des  relations  extérieures... 


^8"  MÉMOIRES 

prononçât  seulement  son  nom,  il  était  égorgé,  et 
ses  biens  pillés.  Bientôt  lUn  ne  fut  plus  peuplé 
que  des  créatures  de  Fra  Diavolo;  et  lorsque  des 
voyageurs  allant  de  Naples  à  Rome,  et  comptant 
que  ce  lieu  d'étapes  était  un  lieu  de  sûreté,  s'ar- 
rêtaient pour  y  passer  la  nuit ,  ils  s'y  endormaient 
d'un  éternel  sommeil.  Il  y  avait  même,  dans  l'art 
qu'employait  cet  homme  pour  attirer  ses  victi- 
mes, une  finesse  et  une  recherche  remarquables: 
l'entrée  des  villages  voisins  était  gardée,  rien  ne 
paraissait  éveiller  l'inquiétude ,  et  les  malheu- 
reux s'avançaient  avec  sécurité  dans  un  lieu  où 
la  mort  les  attendait  :  ils  étaient  attirés  dans  les 
maisons  d'Ilri,  et  n'en  sortaient  plus. 

Un  officier  d'état-major  de  l'armée ,  M.  Leone 
d'Almeyda  ',  était  parti  de  Rome  pour  se  rendre 
à  Gaëte  ;  il  était  dans  sa  voiture  avec  M.  de 
Hauptf  ancien  officier,  et  deux  employés  de  l'ad- 
ministration civile  de  l'armée  ;  un  domestique 
était  en  avant  conduisant  les  chevaux  de  main,.. 

•  Celui-là  même  qui  a  été  major  de  la  ville  de  Naples 
et  dont  j'ai  parle  tout  à  l'heure.  II  a  été  depuis  employé 
sous  l'empire  et  je  l'ai  retrouvé  lieutenant  de  roi  à 
Aigues-Mortes  en  Provence.  II  est  maintenant  à  Montpellier 
et  doit  aller  de  là  à  Florence  ,  sans  crainte  maintenant  d'y 
trouver  un  bourreau  comme  Fia  Diavolo  ,  sur  la  grande 
roule  au  moins.,.  Les  viclimes  seules  sont  demeurées. 


DE      LA    DUCHESSE   D*ABRANTÈS.  79 

Ils  couchèrent  à  Fondi ,  où  les  voyageurs  passè- 
rent la  nuit  chez  le  syndic,  qui,  probablement 
d'accord  avec  le  chef  des  bandits,  assuraM.  Leone 
que  la  route  était  parfaitement  sûre,  et  le  seul 
chemin  direct  pour  gagner  Gaëte. 

Cependant  comme  la  route  passait  au  travers 
des  bois ,  M.  Leone  monta  à  cheval  quelque  temps 
avant  d'arriver  à  Itri,  et  se  fit  accompagner  par 
un  officier  napolitain  qui  était  également  du 
petit  convoi...  Ils  parcouraient  la  route  au  galop, 
ayant  mis  d'avance  le  sabre  à  la  main ,  car  dans 
ce  malheureux  pays  un  peu  d'expérience  appre- 
nait à  ne  se  fier  à  aucune  sécurité ,  lorsqu'ils 
furent,  assaillis  tout-à-coup  par  une  grêle  de 
balles  presque  tirées  à  bout  portant  des  buissons 
serrés  qui  bordent  le  chemin.  M.  Leone  recon- 
nut à  l'instant  une  force  majeure  embusquée 
dans  les  ruines  d'un  petit  retranchement,  ap- 
pelé le  fort  Saint-André,  que  les  Français  avaient 
négligé  d'abattre  en  l'abandonnant;  il  jugea  tout 
à  la  fois  plus  convenable  et  plus  prudent  de  re- 
tourner à  sa  voiture ,  sans  engager  le  combat 
dans  le  lieu  où  il  était  alors,  et  ils  retournèrent 
à  Fondi.  MaisFraDiavolo,  qui  avait  vu  à  com- 
bien peu  de  monde  il  avait  affaire,  poursuivit 
le  petit  convoi.  M.  de  Haupt,  plus  mal  monté 
que  les  autres,  fut  malheureusement  atteint  par 


8o  IMÉMOIRES 

ces  misérables,  renversé  de  son  cheval,  terrassé, 
et  enfin  fusillé...  N'étant  pas  garrotté,  il  plaça, 
presque  machinalement,  au  reste,  ses  deux  mains 
sur  son  cœur. ..  il  fut  blessé,  mais  non  pas  mor- 
tellement :  il  tomba.  Les  brigands  s'élancèrent 
sur  lui  pour  le  dépouiller,  et  ce  fut  alors  qu'ils 
s'aperçurent  qu'il  respirait  encore. 

—  A  mort!  à  mort-'  s'écria  Fra  Diavolo  en  ti- 
rant son  poignard  ;  et  il  allait  le  percer  au  cœur 
lorsque ,  ouvrant  avec  violence  sa  veste  et  son 
habit ,  il  aperçut  la  décoration  de  l'ordre  du 
Christ  sur  sa  poitrine!...  Au  même  instant  le 
poignard  s'abaissa...  Fra  Diavolo  regarda  sa  vic- 
time avec  incertitude. 

—  Êtes-vous  Français?  demanda-t-il  à  M.  de 
Haupt. 

—  Je  suis  Allemand ,  répondit  le  vieillard  tout 
tremblant,  quoique  la  griffe  sanglante  du  tigre 
le  pressât  moins  fortement. 

A  peine  Fra  Diavolo  l'eut-il  entendu  qu'il 
l'enleva  dans  ses  bras,  le  porta  dans  sa  maison 
d'Itri,  où  il  fut  parfaitement  soigné  pendant  plu- 
sieurs jours.  Peu  de  temps  après  M.  Leone  revint 
avec  des  forces  suffisantes,  attaqua  Itri;  et  dé- 
livra M.  de  Haupt. 

C'était  le  général  Olivier,  ce  brave  et  bon  gé- 
néral Olivier  que  nous  avons  tous  connu,  et  que 


DE   LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  8l 

par  conséquent  nous  avons  tous  aimé ,  qui  alors 
commandait  à  Gaëte.  Étant  prévenu  qu'une  horde 
de  bandits  était  à  Itri,  il  envoya  un  régiment 
polonais  pour  soutenir  le  jeune  officier  d'état- 
major,  qui,  voyant  dans  cette  expédition  un  motif 
presque   chevaleresque  d'agir,   exposait  sa  vie 
avec  un  merveilleux  courage.  Il  parvint  à  chas- 
ser Fra  Diavolo  d'Itri ,  et  à  le  pousser  dans  les 
bois.  Mais  Fra  Diavolo  était  brave  et  tout  aussi 
chevaleresque   à   sa  manière    ou    plutôt   à  la 
vraie   façon   du  moyen  âge  ;   il  revint ,  rentra 
dans  Itri,   s'y  laissa   attaquer  même    avec  du 
canon ,  et  fit  un  affreux  carnage  de  tous  ceux 
qu'il  prenait.  La  petite  chapelle  placée  près  du 
pont  fut  le  théâtre  de  bien  des  atrocités  !...   On 
se  battit  dans  Itri  même...  les  maisons  furent 
crénelées.  Fra  Diavolo  fit  alors  ce  que  plus  tard 
on  fit  à  Saragosse  ;  l'idée  était  la  même,  et  cet 
homme  à  la  tête  d'une  armée  eût  été  un  homme 
habile ,  tandis  qu'il  ne  fut  qu'un  bourreau  fana- 
tique et  cruel  en  dirigeant  les  paysans  de  sou 
village.  Enfin  une  seconde  fois  ils  furent  re- 
poussés dans  les  montagnes ,  et  la  route  fut  en- 
core libre ,  mais  ce  fut  au  général  Olivier  qu'où 
le  dut.  A  peine  le  convoi  et  son  escorte,  qui  s'é- 
tait si  vaillamment  battue,  étaient-ils  hors  du 

sentier  qui  conduit  de  la  grande  route  de  JN^aples 
XIII.     '"  ^  ' '  "'"■"  (î 


82  MÉMOIRES 

à  Molo-di-Gaéta ,  que  deux  mille  insurgés  se 
montrèrent  de  nouveau...  Le  général  Olivier  en- 
voya contre  eux  deux  escadrons  et  un  bataillon 
de  Polonais,  qui  les  dispersèrent,  et  s'en  furent 
eux-mêmes  occuper  Itri.  Fra  Diavolo  ne  résista 
plus  alors;  il  abandonna  Terra  di  Lavoro ^  et  s'en 
fut  avec  sa  troupe  infester  les  Calabres ,  et  les 
rendre  de  nouveau  le  théâtre  de  ses  m.eurtres  et 
de  ses  atrocités. 

Pourra-t-on  croire  jamais  dans   la  suite  des 
âges  qu'un  homme  comme  Fra  Diavolo  ait  été 
îlans  la  haute  faveur  des  souverains  delà  Sicile  ?. . . 
La  reine  Caroline  lui  envoya  un  bracelet  avec 
son  portrait!...  L'Angleterre  le  nomma  major 
dans  les  armées  britanniques!...  Mais  comme  on 
ne  peut  penser  à  tout,  on  oublia,  en  lui  faisant 
don  de  tant  de  choses ,   de  lui  donner  la  vie... 
Cette  vie,  souillée  de  tant  de  crimes,  était  celle 
d'un  relaps,  d'un  contrebandier,  d'un  assassin!.. 
Et  cette  vie  appartenait  au  bourreau ,  par  un 
arrêt  qui  condamnait  à  mort  le  chef  de  contre- 
bandiers Fra  Diavolo ,  et  qui  mettait  sa  tête  à 
prix.   Salicetti  se  rappela  cet  oubli ,  lorsque , 
en  i8o6j  on  arrêta  Fra  Diavolo. 

L'influence  de  cet  homme ,  me  disait  Masséna , 
fut  immense  dans  les  deux  occupations  de  Naples 
par  les  Français,  parce  que  les  babitans  des 


DE   LA    DUCHESSE   d' AERANTES.  83 

montagnes ,  où  il  faisait  sa  demeure  habituelle , 
aussi  cruels  que  lui,  suivaient  avec  joie  un  chef 
qui  ne  les  menait  qu'au  pillage  et  au  meurtre... 
Une  fois ,  cependant ,  il  voulut  se  montrer  plus 
noble  dans  ses  volontés.  Il  fit  un  débarquement 
à  Itri%  par  la  faute,  par  exemple,,  du  général 
Girardon,  qui  commandait  à  Capoue,  et  qui; 
refusant  de  croire  à  tous  les  rapports  qui  lui 
avaient  été  faits  parle  commandant  d'Itri,  laissa 
la  côte  dégarnie  de  troupes.  "Fra.  Diavolo  opéra 
son  débarquement  au  milieu  de  la  nuit ,  massa- 
cra sans  pitié  tout  ce  qui  lui  résista ,  et  fit  le  reste 
prisonnier.  Une  pai?ticularité  assez  remarquable 
de  sa  part,  fut.cequi  arriva  à  deux  femmes  d'of- 
ficiers supérieurs  du  2*  régiment  suisse  qui  se 
trouvait  à  ïtri.  Fra  Diavolo  les  emmena  avec 
lui  dans  la  montagne  avec  tous  ses  brigands ,  en- 
suite il  les  renvoya  à  Naples,  après  avoir  exigé 
d'elles  un  certificat  (\a  elles  avaient  été  respectées, 

'  Comme  je  suis  un  peu  Corse,  il  cstjuste  que  je  parle  de 
mes  compatriotes  quand  j'en  ai  à  dire  du  bien. .  .1 A  ce  com- 
bat d'Itri,  il  se  trouvait«douze  Corses  qui  se  défendirent  dans 
la  cour  de  la  maison  du  commandant,  mais  en  vrais  dispe' 
rati. . .  Ils  tirèrent,  quoique  blesses,  tant  qu'ils  eurent  àea 
cartouches.  Qu^ind  elles  furent  finies,  ils  tombèrent  accable's 
par  le  nombre  ,  parmi  les  ruines  et  les  cadavres  de  leurs  ca- 
marades et  de  tous  ceux  qu'ils  avaient  tuc's.  Un  seul  sergent 
survécut  à  cette  boucherie. 


S4  MÉMOIRES 

Mais  ceci  n'est  pas  le  plus  curieux  :  ce  fut  que 
les  deux  femmes  se  firent  donner  une  copie  de 
leur  certificat  contresigné  par  Fra  Diavolo. 

Lors  de  la  seconde  occupation  de  Naples  par 
nos  troupes,  Fra  Diavolo,  chassé  de  la  terre 
ferme,  se  réfugia  à  Capri  ;  ce  fut  alors  que  sir 
HudsonLowe  probablement  eut  la  gloire  de 
le  commander  avec  ses  hommes.  Comme  le  nom 
de  sir  Hudson  Lowe  était  trop  obscur  de  toute 
façon  pourm'occuper  à  l'époque  où  je  faisais  tant 
de  questions  à  Masséna,  je  n'ai  pu  m'enquérir 
de  ce  fait  par  avance  ,  mais  je  le  crois  positif. 

On  sait  comment  Fra  DiaVolo  fut  arrêté  à  Sa- 
lerne  par  un  garçon  apothicaire^C'est  une  triste 
fin  pour  un  homme  comme  lui.  Toujours  est-il 
qu'il  fut  conduit  à  Naples ,  et  que,  sans  assem- 
bler les  juges,  on  prépara  la  potence  ;  car  il  n'y 
avait  pour  le  hisser  au  haut ,  disait  Salicetti , 
qu'à  revoir  la  condamnation  du  roi  très  juste  et 
de  la  reine  éminemment  équitable,  Caroline  et 
Ferdinand.  Mais  voici  le  plus  curieux  de  toute 
l'histoire.  Les  Anglais,  dont  les  vaisseaux  croi- 
saient incessamment  devant  la  baie  deNaples,  en- 
voyèrent un  PARLEME3VTÀI11E  pour  réclamer  lé 
major  britannique,  Michèle  Pezza,  prisonnier  de 
guerre;  menaçant,  si  on  leur  refusait,  d'user  de 
représailles  envers  tous  les  prisonniers  français 


DE   LA   DUCHESSE   d'aBRAWTrS.  85 

et  napolitains  qu'ils  feraient.  Je  ne  sais  comment 
allait  la  pendule  de  Salicetti;  je  crois  qu'elle 
avançait  un  peu;  je  crois  même  qu'elle  avançait 
beaucoup  ;  car  il  répondit  aux  Anglais  qu'il 
était  désespéré,  mais  qu'il  ne  connaissait  aucun 
major  au  service  d'Angleterre  qui  eût  été  pris 
par  les  troupes  de  Sa  Majesté  le  roi  Joseph  ;  que 
cependant  s'ils  voulaient  parler  d'un  bandit 
n'ayant  aucune  commission,  aucun  caractère,  ni 
militaire,  ni  politique,  qu'on  appelait  dans  le 
pays  Fra  Diavolo  ,  il  avait  été  pendu  la  veille  en 
vertu  d'un  ancien  jugement  rendu  contre  lui  par 
les  tribunaux  du  roi  Ferdinand ,  lesquels  l'avaient 
condamné  comme  meurtrier,  relaps,  incendiaire 
et  contrebandier!... 

Et  voilà  l'histoire  véritable  de  Fra  Diavolo. 


86  MÉMOIRES 


CHAPITRE  IV. 


Le  colonel  Valazé.  —  Ses  voyages.  —  Le  mare'chal  Ney.  — 
Sa  lettre  à  Massëna.  —  Blichel  Ney  rebelle.  —  Le  petit 
homme.  —  La  vieille  moustache.  —  On  ne  peut  rien  faire 
de  cet  homme-là  !  —  Le  général  en  peinture  —  Le  géne'ral 

M —  Holopherne.  —  Copie  du  roi  de  Naples.  — 

Les  plumes  et  les  shapskas.  — •  M.  de  Melternich.  —  Le  ge'- 
néral  Sainte-Croix.  —  Son  caractère.  —  M-  de  Marioles. 
—  Madame  de  Sainte-Croix.  —  Duel  du  général  Sainte- 
Croix.  —  La  mère.  —  La  veille  de  la  douleur.  —  Mort  de 
M.  de  Slarioles. 


Le  lieutenant  -  colonel  Valazé  était  extrême- 
ment aimé  du  duc  d'Abrantès.  Il  lui  portait 
cette  amitié  paternelle  qu'il  vouait  à  ceux  qu'il 
aimait,  et  lui  accordait  un  patronage  actif  tel 
qu'il  convient  que  même  les  meilleures  renom- 
mées en  aient.  Junot  présenta  le  jeune  ingénieur 
à  Masséna ,  en  lui  demandant  pour  lui  un  moyen 
sûr  et  glorieux  d'avancement  :  c'était  de  lui  faire 
faire  le  siège  de  Ciudad-Rodrigo.  C'était  une  fa- 


DE    LA   DUCHESSE   D  AERANTES.  87 

veur  à  la  manière  de  celles  qu'on  postulait  à  l'é- 
poque de  notre  gloire.  Alors  c'était  la  mode 
d'agir  ainsi...  Le  maréchal  Ney  n'avait  avec  lui 
qu'un  officier  qui  pouvait  être  bon ,  mais  Valazé 
était  jeune  et  convenait  sous  tous  les  rapports 
demandés.  Masséna  répondit  qu'il  ne  demandait 
pas  mieux,  et  Valazé  partit  pour  Salamanque 
après  avoir  reçu  ses  instructions  du  général  en 
chef. 

Deux  jours  après  Masséna  était  dans  mon  sa- 
lon ,  occupé  à  faire  partie  de  je  ne  me  rappelle 
plus  quel  jeu  avec  Junot ,  lorsque  Valazé  revint 
à  Valladolid  :  le  maréchal  Ney  n'en  voulait  pas  ; 
il  n'avait  rien  à  dire  contre  lui  mais  ;  il  avait  ses 
officiers  :  —  Et  le  prince  d'Essling,  tout  prince 
qu'il  est,  n'est  pas  fait  pour  venir  bouleverscF 
mon  état-major ,  disait-il. 

Le  lendemain  matin  Masséna  eut  "avec  Junot 
une  conversation  dans  laquelle  Junot  eut  toutes 
les  peines  du  monde  à  le  calmer  ;  il  voulait  ren- 
voyer le  maréchal  Ney  en  France... 

—  Vous  verrez..,  vous  verrez,  s'écriait-il,  que 
cet  orgueilleux-là  nous  fera  manquer  toutes  nos 
opérations  par  son  entêtement  et  sa  sotte  vr  -^ 
nité!... 

Junot  n'approuvait  ni  ne  blâmait  j  quoique 


»5  3IEM01IIES 

cependant  il  eût  été  blessé  d'un  propos  du  maré- 
chal Ney,  que  quelqu'un  eut  l'imprudente  sottise 
de  lui  répéter. 

—  Je  n'ai  pas  besoin  que  le  duc  d'Abrantès 
vienne  m'ennuyer  de  ses  protégés...  S'ils  sont 
bons ,  qu'il  les  garde  pour  lui. 

En  me  redisant  ces  paroles,  Junot  ne  pouvait 
s'empêcher  de  lever  les  épaules. 

Et  Junot  avait  raison  :  ces  propos,  ces  démêlés 
pitoyables,  plaçaient  le  maréchal  Ney  dans  un 
jour  qui  n'avait  rien  du  héros,  lui  qui  en  était  un 
bien  véritablement. 

Valazé  fut  renvoyé  une  autre  fois  à  Salaman- 
que;  le  pauvre  jeune  homme  était  comme  un  vo- 
lant sur  une  raquette.  En  le  voyant,  le  maréchal 
devint  furieux.  Il  serait  trop  long  de  rapporter 
tout  ce  que  lui  fit  dire  la  colère.  Je  vais  seule- 
ment transcrire  ici  quelques  paragraphes  d'une 
lettre  que  le  maréchal  Ney  écrivit  à  Masséna ,  et 
que  je  copiai  aussitôt  : 

«  Monsieur  le  Maréchal, 

»Je  suis  duc  et  maréchal  d'empire,  comme 
«vous;  quant  à  votre  titre  de  prince  d'Essling, 
»il  n'a  d'importance  qu'aux  Tuileries.  Vous  me 


DE   LA    DUCHESSE   D*ABRANTÈS.  89 

>  dites  que  vous  êtes  le  général  en  chef  de  l'armée 
»  de  Portugal...  je  ne  le  sais  que  trop...  Aussi,  lors-^ 
»  que  vous  ordonnerez  à  Michel  Ney  de  conduire 
»  ses  troupes  à  l'ennemi ,  vous  verrez  comment  il 
»  obéira.  Mais  lorsqu'il  vous  plaît  de  bouleverser 
»  l'état-major  de  l'armée,  formé  par  le  prince  de 
»  Neufchâtel,  vous  comprenez  que  je  n'écoute  pas 
»  plus  vos  ordres  que  je  ne  crains  vos  menaces. 
»  Tenez,  demandez  au  duc  d'Abranlès  ce  que  nous 

•  fîmes,   lui   et  moi ,   lorsque,   il  y  a  quelques 

•  semaines,  nous  reçûmes  de  cet  autre ,  qui  est 
«major- général,  et  qui  a  fait  de  si  belles  choses 
»  là  où  nous  allons,  des  ordres  tout  différens  de 
»  ceux  que  nous  avions  reçus  de  Paris,  et  consé- 
«quemment  de  l'empereur.  —  Savez -vous  ce 
»que  nous  fîmes?  Nous  obéîmes  aux  ordres 
»  de  Paris ,  et  nous  fîmes  bien ,  car  on  nous 
i»loua;  et  beaucoup  '...  Je  reçus  des  lettres  de 
»  Madrid ,  où  l'on  m'appelait,  je  crois  ,  rebelle": 
»  comme  c'est  à  peu  près  comme  si  on  m'appelait 
9 poltron,  je  n'y  ai  fait  aucune  attention  ,  et  le  gé" 
«  néral  Junot  aura  sûrement  fait  de  même.  Adieu, 
j»  monsieur  le  maréchal.  Je  vous  estime,  et  vous  le 


«  De  cela  je  n'en  sais  rien  par  exemple. 

'  Cette  phrase  est  bien  extraordinaire  lorsqu'on  songe  au 
genre  de  mort  du  malheureux  maréchal. 


90  MÉMOIRES 

»  savez...  vous  m'estimez,  et  je  le  sais...  Que 
»  diable!  n'allons  pas  mettre  la  zizanie  entre  nous 
«pour  un  caprice;  car  enfin,  comment  voulez- 
j»vous  savoir  si  votre  petit  homme  lance  une 
•  bombe  mieux  que  ma  vieille  moustache,  qui 
»est,  je  vous  l'assure,  un  solide  garçon.  On  dit 
»  que  le  vôtre  danse  bien ,  tant  mieux  pour  lui  ; 
»  mais  ce  n'est  pas  une  raison  pour  qu'il  fasse  dan- 
»  ser  ces  enragés  d'Espagnols,  et  c'est  ce  qu'il  nous 
>  faut. 

»  Recevez ,  monsieur  le  maréchal ,  etc. 
»  Maréchal  Ne  y.  » 

pire  la  colère  de  Masséna  à  la  lecture  de  cette 
lettre,  qu'il  commença  chez  lui  et  vint  finir  chez 
moi,  ne  serait  pas  une  chpse  possible. 
.  rt^  Vous  voyez  bien  qu'il  est  impossible  de 
rien  fa^ire  de  cet  homme-là ,  disait  Masséna  en  se 
promenant  à  grand*  pas  et  criant  comme  un 
sourd! 

Je  cherchais  à  le  calmer ,  mais  tout  était  inutile. 
Valazé,  qui  sentait  sa  dignité  compromise  à  être 
ainsi  repoussé ,  ne  voulait  plus  de  l'honneur  de 
conduire  le  siège.  Le  prince  se  fâcha. 


DE   LA    DUCHESSE   D  ABllANTES.  Q\ 

—  Siiis-je  donc  un  général  en  chef  ^n  peinture? 
$'écria-t-il  lorsque  Junot  lui  parla  la  première 
fois  de  tous  ces  ennuis.  Je  veux  que  ce  jeune 
homme  fasse  le  siège ,  et ,  de  par  le  grand  diable 
d'enfer,  M.  Ney  ploeira  le  genou  devant  ma  vo- 
lonté, ou  je  ne  m'appellerai  plus  Màsséna. 

Le  fait  est  qu'il  cria  beaucoup,  et  qu'en  défi- 
nitive il  fallut  qu'tV  allât  lui-même  à  Ciudad-Ro- 
drigo,  pour  que  Valazé  pût  y  être.  Tout  cela  était 
de  bien  triste  augure  pour  la  campagne  qui  allait 
s'ouvrir. 

Nous  partîmes  pour  Salamanque.  Comme  le 
chemin  passe  toujours  au  travers  de  grandes 
landes  sablonneuses ,  la  route  ne  me  fatigua  pas 
beaucoup;  cependant  j'étais  déjà  pas  mal  avancée 
dans  ma  grossesse  ;  j'étais  grosse  de  quatre  mois 
et  demi. . . 

Il  y  avait  à  l'armée  de  Portugal ,  ainsi  que  je 
l'ai  déjà  dit,  un  général  divisionnaire  pour  l'ar- 
tillerie (  le  général  Heblé  ) ,  un  pour  la  cavalerie 

(le  général  M ),  et  un  autre  comme  chef 

d'état-major  général  (le  général  Fririon  ).    Le 

général    M était  la  parfaite  caricature  de 

Murât  ;  il  se  coiffait  avec  des  shapskas  chargés 
de  plumes..:  il  portait  une  polonaise  garnie  de 
fourrures  et  ses  bottines  étaient  fort  souvent 


9»  MEMOIRES 

rouges  ;  mais  il  n'était  pas  beau  garçon  comme 
Murât ,  et  la  seule  ressemblance  qu'il  y  eût  entre 
eux,  c'est  qu'ils  étaient  grands  et  que  tous  deux 
aimaient  les  polonaises  garnies  de  fourrures  et 

prenaient  un    air  théâtral.    Le  général   M 

n'était  pas  beau,  il  avait  une  chevelure  comme 
Holopherne ,  auquel  du  reste  il  ressemblait 
assez;  il  singeait  le  roi  de  Naples  jusque  dans 
sa  manière  de  monter  à  cheval  et  de  se  battre  : 
quanta  cela  ce  n'est  pas  ce. qu'il  faisait  de  plus 
mal ,  et  il  était  remarquablement  brave  ;  mais 
pour  le  reste,  il  était  du  dernier  ridicule  en 
voulant  faire  le  grand  monsieur,  et  ne  l'étant  que 
parce  qu'il  avait  cinq  pieds  sept  ou  huit  pouces... 
Un  jour,  pendant  la  campagne  de  Wagram,  il 
se  trouvait  commander  dans  un  château  où  passa 
M.  de  Metternich,  tandis  que  la  gendarmerie 
française  l'escortait  à  son  retour  dans  sa  patrie  ; 

le  général  M commandait  non  seulement 

en  maître  dans  ce  château ,  mais  il  y  joignait  des 
façons  de  conquête  d'autant  plus  pénibles  pour 
M.  de  Metternich,  que  le  château  où  ils  se  trou- 
vaient appartenait  à  madame  de  Metternich. 
Après  avoir  exercé  Thospitalité  à  sa  manière ,  le 
général  dit  au  ministre  prisonnier  : 

—Je  vous  demande  pardon ,  monsieur  le  comte, 


DE    LA   DUCHESSE    d'aBRAHTÈS.  QÔ 

si  j'étais  chez  moi,  Je  vous  recevrais  mieux  \ 

II  était  d'une  très  grande  bravoure;  mais  j'ai 
déjà  dit  qu'à  cette  époque-là  on  parlait  de  ceux 
qui  n'étaient  pas  braves  et  jamais  de  ceux  qui 
l'étaient  ;  il  fallait  pour  cela  qu'ils  fussent  d'une 
vaillance  hors  de  toute  ligne. 

La  galerie  de  tableaux  qu'on  pourrait  pré- 
senter des  hommes  qui  composaient  cette  armée 
de  Portugal,  ainsi  que  celle  qui  est  venue  la  se- 
courir (  le  corps  du  comte  d'Erlon  ) ,  serait  une 
chose  bien  remarquable  si  j'avais  le  temps  de  la 
faire  ;  je  me  bornerai  aux  plus  marquans. 

Dans  le  nombre ,  il  faut  parler  du  général 
Sainte-Croix  ;  c'est  un  homme  de  la  plus  vaste 
capacité  et  d'une  nature  tellement  supérieure 
dans  tout  ce  qui  fait  l'homme  habile,  que  l'em- 
pereur, après  l'avoir  disgracié  pour  un  duel  qu'il 
eut  avec  son  colonel ,  l'avait  placé  dans  une  si 
haute  estime  dans  son  esprit,  qu'il  C accabla  sous 
le  poids  de  ses  faveurs  pendant  une  seule  cam- 
pagne. 

Le  général  Sainte-Croix  était  le  second  fils  du 
marquis  Descorches  de  Sainte-Croix,  autrefois 
ambassadeur  à  Constantinople;  sa  mère,  l'une 


'  Le  mot  m'a  ete' répété  par  dfrux  officiers  qui  furent  td« 
moins  du  fait. 


<^4  MÉMOIRES 

des  personnes  les  plus  remarquables  de  notre 
temps ,  était  sœur  de  M.  Talon ,  avocat-général , 
et  par  conséquent  tante  de  madame  du  Cayla 
dont  legénéral  Sainte-Croix  était  cousin  germain... 

Charles  de  Sainte-Croix  était  le  favori  de  sa 
mère  ;  elle  avait  reconnu  en  lui  l'homme  supé- 
rieur, et,  en  mère  et  en  femme  habile,  elle  diri- 
gea ses  études  de  manière  à  aider  la  nature  et  à 
produire  un  homme  qui  marqua  parmi  les 
hommes... 

Le  résultat  passa  ses  espérances:  à  vingt  ans 
Charles  était  déjà  ce  qu'un  être  ordinaire  ne  peut 
atteindre  après  toute  une  vie  de  travail. 

Il  devint  aide-de-camp  de  Masséna,  A  voir  sa 
construction  délicate ,  son  visage  blanc ,  sa  cheve- 
lure blonde,  sa  petite  stature,  des  mains  de  fem- 
me, son  sourire  doux  et  fin,  on  ne  pouvait  d'a- 
bord présumer  tout  ce  que  cette  frêle  enveloppe 
renfermait  de  feu  et  de  grandeur  de  pensée  ;  mais 
aussitôt  que  la  parole  animait  son  regard,  il 
flamboyait ,  et  sa  tête  était  alors  à  dix  pieds  du 
sol...  Pauvre  Charles  !. ..  je  l'aimais  bien  :  sa  mère 
était  mon  amie  ,  et  ce  titre  est  une  gloire  pour 

moi. 

Charles  de  Sainte-Croix  avança  rapidement. 
Le  général  Masséna,  dont  il  était  aide-de-camp, 
le  devina,  comme  l'empereur,  comme  sa  mère,- 


DE   LA    DUCHESSE   d'aBRANTÈS.  qS 

comme  tous  ceux  qui  avaient  leur  intérêt  à  le  faire^ 
soit  pour  eux ,  soit  pour  lui ,  et  il  était,  quoique 
bien  jeune  encore,  chef  d'escadron  dans  un  régi- 
ment dont  je  ne  me  rappelle  plus  le  nom ,  mais 
dont  M.  de  Marioles  ,  cousin  de  l'impératice  Jo- 
séphine, était  colonel.  Il  eut  avec  Charles  des 
manières  qui  déplurent  à  celui-ci  :  il  y  eut  des 
explications  :  elles  ne  firent  qu'irriter  les  esprits; 
enfin ,  Charles  se  trouvant  offensé ,  donna  sa  dé- 
mission ,  et  appela  M.  de  Marioles  en  duel. 

Oh  !  que  sa  pauvre  mère  souffrit  en  appre- 
nant que  son  Charles  allait  dans  quelques  heures 
offrir  sa  tête  à  la  balle  d'un  ennemi  î...  elle  ne 
le  sut  certes  pas  par  lui  ;  mais  elle  l'apprit...  elle 
l'apprit ,  parce  qu'il  faut  toujours  qu'un  cœur  de 
mère  reçoive  toutes  les  douleurs ,  même  de  l'en- 
fant qu'elle  aime  le  plus  justement. 

Elle  a  souvent  décrit  toutes  les  angoisses  qu'elle 
éprouva  dans  cette  horrible  nuit  où  elle  entendit 
son  fils  marcher  dans  la  chambre  au-dessus  d'elle ^ 
et  marcher  avec  cette  agitation  inséparable  des 
dernières  dispositions  que  prend  un  homme  qui 
va  à  la  mort ,  et  qui  dit  le  dernier  adieu  à  tout  ce 
qu'il  aime...  Elle  avait  évité  de  parler  à  Charles 
de  son  duel,  elle  le  savait  inévitable  '.  L'offense 

»  M.  de  Saiwte-Crpjs  avait  frappé  M.  de  ]\îarioleS« 


96  MÉMOIRES 

voulait  du  sang ,  et  un  mot  à  cet  égard  eût  atten- 
dri tous  deux  trop  fortement...  mais  quand  elle 
fut  seule...  seule  avec  sa  terreur  de  mère,  qui 
lui  montrait  son  enfant  bien-aimé  étendu  mort 
devant  elle,  alors  elle  devenait  frénétique  de  dou- 
leur... Vers  le  matin,  elle  n'entendit  plus  rien 
dans  la  chambre  au-dessus  de  la  sienne  :  elle  jugea 
qu'il  dormait;  elle  monta  doucement,  ouvrit  la 
porte,  et  vit  Charles  devant  son  bureau,  dormant 
la  tête  appuyée  sur  ses  mains.  Il  avait  écrit,  puis 
s'était  endormi...  La  mère  désolée  referma  douce- 
ment la  porte ,  et  redescendit  chez  elle.  Là ,  les 
yeux  fixés  sur  sa  pendule,  elle  voyait  en  frémis- 
sant l'aiguille  s'avancer  vers  l'heure  fatale.  Bien- 
tôt du  mouvement  eut  lieu  dans  la  maison  ;  un 
vieux  valet  de  chambre  monta  chez  Charles  pour 
l'habiller.  Cet  homme  l'avait  élevé  et  voulait  le 
suivre  au  bois  de  Vincennes ,  où  il  devait  se  bat- 
tre. Lorsqu'il  fut  prêt,  il  descendit  doucement 
l'escalier...  alors  sa  mère  ne  put  vaincre  l'émo- 
tion terrible  qui  vint  l'envahir...  elle  ouvrit  la 
porte  de  son  cabinet  de  toilette,  et  se  présenta 
tout-à-coup  devant  son  fils  en  lui  ouvrant  ses 
bras...  mais  en  silence  et  sans  prononcer  une  pa- 
role... Charles  s'y  précipita,  étreignit  fortement 
sa  mère,  et  partit  comme  l'éclair  avec  une  force, 
me  disait-il ,  presque  surnaturelle. 


DE   LA.    DUCHESSE    D  AERANTES.  Ç)'] 

Il  était  alors  six  heures  du  matin  :  ce  ne  fut 
quàmidi  que  madame  de  Sainte-Croix  apprit  que 
M.  de  Marioles  avait  été  tué...  Le  cœur  de  la  mère 
bondit  de  joie  ;  mais  M.  de  Marioles  était  cousin 
de  l'impératrice!...  Charles  fut  non  seulement 
long-temps  malheureux  des  suites  de  cetteaffaire, 
mais  il  le  fut  injustement;  et  à  Tépoque  de  la 
campagne  de  Wagram ,  il  ne  comptait  plus  parmi 
les  officiers  en  activité. 

Ce  fut  alors  que  Masséna  le  retrouva. — Je  ne 
puis  vivre  ainsi ,  lui  dit  le  brave  jeune  homme... 
Toutes  les  fois  que  j'entends  crier  un  bulletin , 
mon  cœur  bat  à  rompre  ma  poitrine.  Emmenez- 
moi  comme  volontaire ,  mais  emmenez-moi. 

Masséna  l'emmena,  et  le  Moniteur  de  cette 
campagne  raconta  bientôt  comment  un  jeune 
homme  traversait  chaque  jour  le  Danube  pour 
porter  des  nouvelles  et  rapporter  des  ordres. 
Enfin,  tant  de  bravoure ,  d'audace ,  et  surtout  de 
sang-froid  ,  frappèrent  l'empereur;  il  demanda  le 
nom  de  ce  jeune  homme  :  Masséna  nomma  M.  de 
Sainte- Croix.  L'empereur  fronça  d'abord  le 
sourcil;  mais  ce  n'était  pas  lui  qui  avait  la  fai- 
blesse de  laisser  le  talent  mourir  sous  une  préven- 
tion :  Charles  fut  réintégré  dans  son  grade.  Il 
devint  colonel  dans  la  même  année  ;  et  lorsque 
l'armée  d'Allemagne,  l'année  çuivante,  envoya 
XIII.  7 


g  8  MÉMOIRES 

un  détachement  en  Espagne,  Charles  se  trouva 
être  du  nombre  de  ceux  qui  furent  appelés. 
Junot,  qui  l'aimait  comme  un  frère  ,  le  demanda 
pour  commander  une  brigade  de  cavalerie  de 
son  corps  d'armée:  car  cet  homme  qui,  Tannée 
précédente,  avait  quitté  Paris  sous  le  poids  d'un 
jugement,  disgracié,  sans  grade  pour  ainsi  dire, 
y  rentrait  au  bout  d'un  an,  général  de  brigade^ 
comte ,  avec  une  dotation  de  trente  raille  francs 
de  rentes  et  le  grand-cordon  de  Bavière  !...  Il 
était  un  dimanche  aux  Tuileries:  l'empereur  pas- 
sait devant  lui;  il  s'arrêta,  lui  sourit,  et  lui 
frappant  légèrement  sur  l'épaule,  il  regarda  au- 
tour de  lui,  et  dit: 

—  INIessieurs  ,  c'est  avec  pareille  étoffe  que  je 
fais  mes  maréchaux. 

Et  bien  certainement  Charles  l'eût  été  s'il  eût 
vécu.  Il  était  spirituel,  doux  et  fin  dans  ses  re- 
parties, ne  cédant  jamais  qu'à  une  conviction, 
mais  discutant  poliment ,  sans  aigreur ,  et  toute- 
fois ne  cédant ,  même  vis-à-vis  de  ses  chefs  supé- 
rieurs, que  lorsque  la  raison  était  pour  eux.  Il 
avait  des  ennemis ,  et  cela  devait  être.  Quel  est 
l'homme  supérieur  qui  n'en  trouve  pas  en  son 
chemin  ?  Je  n'aime  pas  ceux  qui  sont  aimés  de 
tout  le  monde  :  cela  annonce  une  flagornerie 
basse  employée  pour  conquérir.  Il  avait  alors 


r>E    LA    DUCHESSE    1>' AERANTES.  QQ 

pour  aide-de-camp  un  homme  que  la  restauration 
a  rendu  bien,  puissant  un  moment:  c'était  son 
cousin  germain  M.  Talon;  il  était  alors,  je  crois, 
ou  lieutenant  ou  capitaine  :  il  était  poli ,  modeste , 
mais  vivant  fort  retiré...  Je  me  rappelle  de  l'a- 
voir vu  souvent  se  promener  solitairement  sous 
les  allées  de  Campo grande  ,  on  en  faisait  beau- 
coup l'éloge  au  quartier-général  ;  il  avait  quel-_ 
que  peu  de  ressemblance  avec  une  figure  chi- 
noise, en  raison  de  ses  longues  moustaches  blon- 
des qui  tombaient  sur  sa  poitrine,  comme  cel- 
les du  général  Treillard,  et  le  faisaient,  ainsi  que 
lui ,  ressembler  à  un  mandarin. 

Nous  avions  avec  nous  un  homme  dont  le  nom 
a  été  bien  connu  en  Egypte  et  sur  tous  les  riva- 
ges lointains.  C'est  le  général  Boyer.  J'ai  rencon- 
tré peu  d'hommes  doués  comme  celui-là  l'a  été 
par  la  nature,  et  quiaientprofité  de  ces  dons  avec 
une  rare  sagacité;  le  général  Boyer  parle  non 
seulement  toutes  les  langues  vivantes,  mais  cel- 
les qui  sont  dialectes  dans  quelques  provinces 
de  l'Asie,  de  l'Amérique  et  de  l'Afrique;  il  des- 
sine et  peint  à  merveille  ;  il  est  fort  habile  dans  la 
gymnastique ,  aux  armes ,  à  tous  ces  exercices  que 
les  hommes  devraient  posséder  et  que  tous  ne 
possèdent  pas  bien.  Enfin,  comme  je  le  disais  tout 
à  X\\Q\xvQ^U  estdoué...  C'était,  comme  on  le  voit. 


tXJ  MiiMOlîll'S 

une  agréable  partie  de  notre  société  :  comme 
chef  d'état-major  du  dac,il  vivait  dans  notre  plus 
grande  intimité;  le  duc  d'Abrantès  l'aimait  beau- 
coup, et  je  l'appréciais  aussi  tout  ce  qu'il  valait. 
C'est  un  des  hommes  les  plus  remarquables  de 
notre  temps...  Il  m'est  doux  de  penser  qu'il  nous 
est  demeuré  attaché ,  et  je  me  plais  à  répéter  ici 
qu'il  peut  également  compter  sur  moi  comme 
sur  une   amie,  ainsi  que  sur  mes  enfans. 

Venait  ensuite  le  maréchal  Clausel,  qui  alors 
était  général  de  division  et  en  commandait  une 
dans  le  8""  corps. ..  Le  général  Clausel  est  un 
homme  à  qui  j'ai  voué  une  sincère  amitié  ,  parce 
que  j'ai  eu  mille  occasions  pendant  mon  séjour 
en  Espagne,  là  où  les  hommes  dans  sa  position 
se  montraient  sans  masque  et  sans  manteau,  j'ai 
eu  raille  occasions ,  je  le  répète ,  de  l'estimer  et  de 
l'estimer  profondément.  Quant  à  ses  qualités 
comme  militaire,  il  serait  absurde  à  moi  de  le 
louer,  parce  qu'une  femme  n'a  rien  à  voir  à  de 
telles  questions;  mais  elle  peut  répéter  ce  qu'elle 
entend  dire  autour  d'elle,  et  ce  qne  j'ai  recueilli 
à  cet  égard  de  tous  côtés  était,  comme  aujour- 
d'hui tout  à  la  louange  du  maréchal  Clausel  ; 
Junot  en  faisait  le  plus  grand  cas...  Le  maréchal 
Marmont  l'estime  au  plus  haut  degré,  et  pour 
terminer  son  apologie,  je  citerai  la  phrase  de 


t)E    LA    DUClICSSli;    DABRANTKS.  lOl 

l'empereur  eu  parUnit  de  Clauscl,  de  Gérard,  et 
de  deux  autres  dont  est,  je  crois,  le  général 
Maison. 

—  J'avais  là  de  la  graine  de  marée/taux... 
Et  puis  le  général  Clausel  a  une  urbanité  dans 
ses  manières,  une  façon  toute  courtoise,  qui  fait 
que  les  personnes  les  moins  disposées  à  entourer 
quelqu'un  de  bienveillance  ne  peuvent  pourtant 
la  lui  refuser...  C'est  aujourd'hui  la  perte  de  cette 
urbanité  qui  entraîne  le  brisement  de   tous  les 
liens  sociaux.  Chacun  vit  pour  lui  dans  sa  gros- 
sièreté, sans  avoir  pour  cela  plus  de  franchise; 
au  contraire,  car  sans  s'en  rendre  compte,  tout 
individu  se  trouvant  en  butte  à  une  malveillance 
qu'il  provoque  comme  il  la  rend ,  se  tient  dans 
une  continuelle  réserve  et  craint  de  s'avancer 
parce  qu'il  sait  que  les  autres  lui  sont  hostiles... 
Cependant  le  général  Clausel  est  d'un  caractère 
aussi  ferme  que  sévère  ;  mais  il  comprend  \cmonde 
comme  il  est,   et  non  pas  comme  il  sera  ou 
comme  il  a  été  il  y  a  cinq  cents  ans... 

Nous  avions  aussi  alors  au  8'""  corps  un 
homme  dont  la  destinée  a  bien  grandi  en  peu  de 
temps  ;  c'est  le  général  Coutard...  Je  ne  pouvais 
pas  croire  que  ce  fût  le  même  homme  que  j'a- 
vais vu  à  Valladolid  en  iSioet  1811  colonel  du 
65°"  régiment  de  ligne,  qui  fut  commandant  de 


1 02  MEMOIRES 

la  première  division  militaire,  presque  gouver- 
neur de  Paris  enfin,  en  1824  ;  et  cela  au  travers 
de  dix  ans  de  paix  '.  Il  était  cousin  du  maréchal 
Davoust,  portait  une  petite  perruque  gazonnée, 
jouait  aux  échecs  assez  bien  pour  me  gagner, 
avait  le  plus  beau  régiment  de  l'armée,  dont  une 
fois  il  avait  perdu  l'aigle  %  ce  qui,  soit  dit  en  pas- 
sant, avait  fort  déplu  à  l'empereur,  et  portait 
toujours  des  gants  jaunes  d'une  extrême  pro- 
preté; voilà,  avec  une  grande  politesse  autour  de 
sa  personne,  le  souvenir  qui  m'était  demeuré  de 
M.  le  colonel  Coutard'.  Il  s'y  joignait  une  autre 
chose  dont  ma  reconnaissance  ne  doit  pas  être 
oublieuse,  c'est  que  la  musique  de  son  régiment 
était  admirablement  bonne  et  qu'elle  a  bien  sou- 
vent charmé  mes  heures  de  tristesse  au  jour 
tombant  j  lorsque  ,  assise  à  la  petite  fenêtre  de 
ma  chambre,  à  Ledesma,  je  regardais  au  loin 
dans  les  plaines  stériles  qui  l'entourent ,  en  rê- 
vant à  la  France... 

Le  maréchal  Ney  est  un  homme  dont  certes  la 
mémoire  est  bien   grande  et  le  nom  bien  fa- 

■  Il  était  du  reste  excellent  mililaiie  et  fort  estimé.  Je  n'en 
ai  que  sur  la  paix  et  les  grades.  —  Moi  qui  ai  passé  ma  vie 
à  les  voir  gagner  à  coups  de  mousquet. 

'  Ce  fut  dans  la  première  guerre  de  Russie, 
3  Le  hasard  m'ayant  mise  eu  position  d'avoir  besoin  du  gé- 
Ticrnl  Coutard,  je  lui  écrivis,  et  je  ne  puis  dire  combien  il 
apporta  de  icchcrcssc  dans  ses  1  apports  avec  jnci. 


DE  LA   DUCHESSE   d'aBRANTÈS.  1o5 

meux...  Je  l'ai  vu  debien  près...  j'ai  été  également 
à  même  de  le  juger  par  sa  correspondance,  et 
moi  aussi  j'ai  porté  mon  jugement  sur  lui  ;  c'est- 
à-dire  sur  l'homme  privé,  car,  pour  l'homme  à 
mousquet ,  je  m'en  mêle  d'autant  moins  que  la 
renommée  de  celui-là  est  certes  faite  et  bien 
complète;  mais,  comme  particulier,  je  crois 
qu'il  lui  faut  une  palette  à  part.  Sans  doute  sa 
gloire  était  grande ,  et  il  la  voyait  telle ,  ce  qui 
devait  être,  parce  que  rien  n'est  plus  permis  que 
l'appréciation  de  soi-même,  quand  il  y  a  autant 
de  bien  à  récolter  d'une  pareille  enquête  ;  mais 
chez  le  maréchal  Ney  il  se  joignait  à  ce  sentiment 
de  son  mérite  une  trop  grande  aversion  peut- 
être  pour  toute  autorité  au-dessus  de  la  sienne: 
toute  lui  était  pesante;  celle  de  l'empereur  même 
commençait  à  être  importune.  J'en  ai  jugé  ainsi 
dans  quelques  mots  qui  lui  échappèrent  dans 
une  longue  conversation  qu'il  eut  avec  moi  lors- 
qu'il passa  par  Salamanque  pour  retourner  en 
France,  et  ce  qu'il  me  reste  à  dire  sur  lui,  lors- 
que je  vais  parler  de  la  guerre  de  Russie,  fera 
voir  que  je  ne  me  trompais  pas. 

Son  physique  était  mieux  que  ne  le  représen- 
tent ses  portraits'.  Il  avait  une  expression  qui 

>  Excepté  celui  de  Gérard  et  que  possède  la  maréchale. 
Celui-là  est  même  flatté, 


1  Ot\  MÉMOIRES 

l'embellissait  fort,  non  pas  dans  le  sens  que  pour- 
rait l'entendre  une  personne  qui  a  parlé  de  lui 
plus  tendrement  que  je  n'ai ,  moi ,  à  en  parler; 
mais,  lorsqu'il  parlait,  il  s'animait  graduelle- 
ment ,  et  sa  physionomie  devenait  vraiment  fort 
Lelle  ;  il  avait  beaucoup  gagné  dans  ses  manières 
de  parler  et  d'agir;  son  accent  seul  lui  était  de- 
meuré ,  encore  était -il  fort  adouci.  C'est  un 
homme  étrange  que  le  maréchal  Ney,  et  bien 
cuiieux  à  étudier  pour  l'histoire ,  bien  important 
surtout...  plus  qu'aucun  de  ceux  qui  formaient 
le  collège  noble  de  l'empire.  Je  m'expliquerai 
plus  tard. 

Enfin  le  siège  de  Ciudad-Rodrigo  se  fit.  Les 
trois  généraux  en  chef  partirent  de  Salamanque, 
et  furent  investir  une  vraie  bicoque;  car  Ciudad- 
Rodrigo  n'est  pas  autre  chose  ,  et  le  siège  com- 
mença, dirigé  par  Valazé  en  grande  partie.  Mas- 
séna  était  furieux  contre  Ney,  mais  il  ne  disait  rien . 
Les  cartes  commençaient  aussi  à  se  brouiller  entre 
Junot  et  le  vieux  vétéran  de  l'armée  d'Italie, 
parce  que  Junot  prenait  le  parti  de  Ney,  qui,  au 
fait ,  avait  raison.  Quelquefois  le  duc  rentrait 
chez  lui  d'une  humeur  presque  effrayante...  il 
s'asseyait  à  mon  bureau ,  prenait  une  grande 
feuille  de  papier  à  ministre,  puis  écrivait  à  l'em- 
jicreur  pour  lui  offrir  sa  démission:  il  était  mé- 


UE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  1  o5 

content,  JMasséna  ne  trouvant  pas  cette  obéissance 
presque  passive  dont  il  s'était  flatté,  devenait  à 
son  tour  plus  impérieux,  et  ne  faisait  par  la  que 
faire  rougir  les  barres  de  fer  qu'il  ne  pouvait  faire 
ployer,  de  sorte  qu'il  n'y  pouvait  plus  toucher. 
Il  était  en  outre  excité  par  un  homme  qu'il  avait 
pris  avec  lui,  malgré  le  peu  de  goût  de  l'empereur 
pour  cet  homme.  Le  duc  était  convaincu  que  toute 
l'aigreur  qui  existait  entre  Masséna  et  lui  était 
provoquée  par  cet  individu ,  que  je  regrette  fort 
que,  selon  mes  conseils,  il  n'ait  pas  cessé  de  voir 
dès  Salamanque,  après  une  scène  qui  eut  lieu 
entre  le  prince  d'Essling  et  mon  mari ,  et  dont 
voici  le  sujet. 

Les  troupes  commençaient  à  défiler  sur Ciu- 
dad- Rodrigo.  On  en  prenait  dans  chaque  corps 
d'armée,  et  celui  de  Junot,  comme  le  deuxième 
et  le  sixième,  fournit  son  contingent.  Dans  le 
courant  de  ces  mouvemens,  il  y  eut  quelque- 
fois des  lettres  dont  Junot  se  formalisa;  une 
entre  autres  occasiona  même  une  explication, 
assez  vive  entre  Masséna  et  lui...  L'aigreur 
qui  suit  toujours  de  pareilles  choses  n'était  pas 
encore  dissipée  lorsqu'il  survint  un  nouveau 
motif  de  discorde.  Il  s'agissait  d'une  compagnie 
d'artillerie,  de  son  corps  d'armée,  qui  reçut 
ordre  de  filer  sur  Rodrigo.   Eu  l'apprenant,  le 


106  MÉMOIRES 

duc  demanda  au  général  Fouché  et  au  général 
Boyer  s'ils  avaient  reçu  et  donné  l'ordre  de 
faire  partir  cette  compagnie  ;  et  sur  leur  réponse 
négative,  il  rentra  dans  mon  appartement  dans 
une  telle  colère  que  je  ne  me  rappelle  pas  l'avoir 
jamais  vu  ainsi...  il  ne  me  reconnaissait  même 
pas...  Je  fus  effrayée...  il  prit  son  chapeau  et 
son  sabre,  et,  en  agrafant  son  ceinturon,  il 
dit,  heureusement  assez  haut  pour  que  je 
l'entendisse: 

—  Il  faut  en  finir '.. .  tout  cela  m'ennuie... 
un  bon  coup  de  sabre  égalisera  tout... 

Quoique  je  fusse  déjà  grosse  de  plus  de  cinq 
mois,  je  m'élançai  au-devant  de  lui  avec  une  lé- 
gèreté inconcevable  dans  ma  position,  et,  éten- 
dant mes  bras  pour  lui  barrer  le  chemin,  je  m'op- 
posai à  lui  avec  courage. 

—  Où  veux-tu  aller?  lui  demandai-je  avec  un 
ton  d'autorité  qui  devait  nécessairement  lui  im- 
poser...En  effet  il  s'arrêta,  et  me  regarda  avec 
une  sorte  d'égarement,  mais  ce  ne  fut  pas  long; 
il  me  prit  par  le  bras ,  et  me  poussa  de  côté  : 

—  Laisse-moi,  Laure...  ce  sont  des  questions 
qui  ne  te  regardent  pas...  laisse-moi...  mon  hon- 

'  CeUe scène  eut  lieu  le  lo  ou  le  12  juin,  nous  étions  arri- 
vés le  1*^'  à  Salamanquc. 


DE    LA.    DUCHESSE   D  ABRANTÈS.  ÏO'J 

neur  est  attaqué  par  cette  démarche  clii  prince 
d'Essling...  il  connaît  mon  caractère...  il  sait  que 
je  ne  supporte  pas  une  offense,  et  c'en  est  une 
que  de  prendre  des  troupes  dans  mon  corps 
d'armée  sans  m'en  prévenir...  Ce  n'est  pas  la 
première  fois  d'ailleurs^  et  j'ai  un  compte  à 
régler  avec  lui...  laisse-moi,  te  dis-je!... 

Et  sa  main  serrait  la  poignée  de  son  sabre... 
on  voyait  qu'il  avait  soif  d'un  duel. 

—  Tu  ne  sortiras  pas  de  cette  chambre,  lui 
dis-je  ;  car  la  maison  où  logeait  le  prince  d'Es- 
sling était  si  près  de  nous,  que  cinquante  pas  de 
faits  ils  étaient  en  présence,  et  j'étais  convaincue 
qu'à  la  première  parole,  Masséna  aurait  mis 
habit  bas,  et   se  serait  battu. 

— Tu  ne  sortiras  pas  de  cette  chambre,  dis-je 
à  Junot... 

Et  en  parlant  ainsi,  j'avais  gagné  la  porte  et 
je  m'étais  collée  dessus  ;  mais  c'était  une  défense 
trop  faible  pour  un  homme  comme  Junot;  il 
me  prit  dans  ses  bras  malgré  ma  résistance, 
m'embrassa  deux  fois  avec  étreinte,  et  me  dépo- 
sant sur  un  fauteuil ,  il  ouvrit  la  porte  et  voulut 
sortir.  Mais  dans  le  salon  il  trouva  le  général 
Boyer,  Magnien,  l'ordonnateur  en  chef,  Michaud, 
le  colonel  Grandsaigne,  M.  Fisson,  enfin,  ex- 
cepté un  seul  homme,  des  amis...  cet  homme 


1 08  MÉMOIRES 

que  je  nommerais  s'il  n'était  pas  malheureux 
aujourd'hui,  parce  que  dans  phisieurs  lettres  du 
duc,  dont  je  donnerai  la  copie,  il  est  également 
nommé,  a  fait  bien  du  mal  à  mon  mari  et  au 
maréchal  Ney.  Quant  à  moi ,  je  m'étais  empressée 
d'accourir,  et  parlant  à  ceux  de  ces  messieurs  que 
je  savais  être  le  plus  dévoués  à  Junot,jeles  enga- 
geai à  user  de  tout  leur  ascendant  sur  lui...  mais 
il  n'en  était  déjà  plus  besoin.  Le  premier  mouve- 
ment était  avec  Junot  la  seule  chose  à  craindre; 
il  comprit  qu'il  ne  pouvait  aller  défier  le  vieux 
vétéran  de  gloire  de  Rivoli  ;  mais  il  ne  put  rete- 
nir des  paroles  terribles  contre  lui...  Masséna 
les  connut,  non  seulement  le  même  jour,  mais 
elles  avaient  été  envenimées,  et  le  prince  d'Es- 
sling,  me  répétant  ce  qui  lui  avait  été  dit  à 
cette  époque,  me  fit  entendre  des  mots  que  ja- 
mais Junot  n'avait  proférés.  Ce  fut  dans  ces  dis- 
positions, presque  hostiles,  que  l'on  partit  de 
Salamanque  pour  aller  prendre  Ciudad-Rodrigo. 
Les  Anglais  ayant  Wellington  à  leur  tête,  ve- 
naient, de  leur  côté,  d'Almeida  ,  pour  défendre 
la  place  et  faire  une  diversion. 


DE    LA    DL'CItESSE    D  ABrxA.NT£S.  lÔQ 


CHAPITRE  V. 


Correspondance  de  France  avecLavalette.  —  Fêtes  de  l'H6- 
tel-de- Ville  et  de  l'École  Militaire.  — L'empereur  et  l'im- 
pératrice en  Belgique.  • — Abdication  de  Louis,  roi  de  Hol- 
lande. —  Projet  de  traité  avec  l'Angleterre.  — Dispute  de 
l'empereur  et  de  Louis.  —  M.  de  Labouchère  à  Londres.  — 
Louis  accuse  l'empereur.  —  Colère  de  Napoléon.  —  Du- 
bois docouvi'e  le  nœud  de  l'intrigue.  —  Fouché.  — Le  che- 
valier Fagau.  —  Il  est  au  temple.  —  Trahison.  —  L'impé- 
ratrice répudiant  Fempereur.  —  Bernadotte  en  Suède.  — 
Rêve  de  l'empereur.  —  Les  deux  vaisseaux.  — Le  brouil- 
lard.—  Salaraanque.  — La  petite  orpheline.  —  Le  jour 
de  la  Saint-Jean.  — Le  corrés'idor.  —  Lettre  du  duc. 


J'avais  conservé  une  correspondance  fort  ac- 
tive avec  pltisieurs  personnes  de  mes  amis  ;  et 
chaque  estafette  m'apportait  des  nouvelles  bien 
plus  importantes  que  le  Moniteur,  parce  qu'elles 
étaient  vraies.  Aussi,  malgré  mon  éloignement 
de  la  France  à  cette  époque,  je  n'en  étais  pour 


110  MEMOIRES 

ainsi  dire  pas  absente.  Cet  excellent  Lavalette 
m'envoyait  mes  lettres  avec  une  grande  sûreté, 
et  je  recevais  ainsi  des  nouvelles  fraîches  et  cer- 
taines presque  tous  les  jours  tant  que  je  fus  à 
Valladolid  et  à  Salamanque.  Les  relations  étaient 
brillantes  de  féerie  à  cette  époque.  C'étaient  les 
fêtes  du  mariage;  celle  du  prince  de  Schwart- 
zenberg  n'avait  pas  eu  lieu ,  et  l'on  pouvait 
se  réjouir  encore  sans  frémir  au  souvenir  d'un 
air  de  danse.  La  fête  de  l'Hûtel-de-Ville ,  dont  le 
rapport  m'appartenait  un  peu,  fut  une  des  plus 
belles  de  celles  qui  furent  alors  données ,  même 
à  l'École  Militaire ,  où  cependant  la  garde  impé- 
riale s'efforça  de  rappeler  la  magnificence  de  la 
distribution  des  aigles  lors  du  couronnement. 

L'empereur  avait  emmené  la  jeune  impéra- 
trice en  Belgique  quelques  semaines  après  le 
mariage,  et  lui  avait  ainsi  varié  le  bonheur  de 
la  lune  de  miel.  Marie-Louise  recevait  tous  les 
hommages  avec  une  sorte  d'indifférence,  d'après 
tout  ce  qu'on  me  disait,  et  rien  ne  faisait  même 
présumer  qu'elle  serait  plus  tard  une  souveraine 
aimable  ,  accueillant  et  protégeant  la  joie  dans 
la  cour... 

Mais  ce  qui  me  causait  le  plus  profond  éton- 
nement ,  c'était  tout  ce  qui  se  faisait  alors  en 
France.  Parmi  les  évènemens  qui  jetaient  une 


DE    LA.   DUCHESSE   D  AERANTES.  1  1  1 

sorte  de  vertige  aux  yeux  de  ceux  qui  voulaient  les 
considérer,  un  surtout  me  frappa,  et  d'abord  je 
n'y  voulus  pas  croire;  ensuite  je  le  sentis  dou- 
loureusement au  cœur.  Ce  fut  V abdication  forcée 
de  Louis,  comme  roi  de  Hollande.  Louis  était 
très  aimé  de  ma  mère,  et  son  caractère  doux  et 
bon  m'avait  attachée  à  lui.  Sa  conduite,  que  les 
uns  ont  blâmée,  et  d'autres  ont  louée,  est  tou- 
jours celle  d'un  honnête  homme.  Il  avait  auprès 
de  lui  des  amis  qui  lui  étaient  attachés  de  cœur 
etqui  étaient  aussi  les  miens.  J'eus  par  eux, à  cette 
époque,  les  détails  de  cette  révolution  de  Hol- 
lande ;  car  cette  circonstance  de  l'abdication  mé- 
rite le  nom  de  révolution,  et  j'avoue  que  j'en  ai 
souffert... 

Louis  comprenait  bien  le  système  continental 
de  son  frère;  mais  il  comprenait  encore  mieux 
les  besoins  du  peuple  qu'on  lui  avait  donné.  Ce 
peuple ,  qui  ne  connaissait  pas  les  douanes ,  et 
qui  était  jadis  le  plus  florissant  du  monde  dans 
son  commerce ,  dépérissait  sous  le  régime  terrible 
des  confiscations  et  des  prohibitions.  Louis  se 
refusa  à  être  plus  long-temps  l'instrument  d'une 
tyrannie  qui  tuait  la  Hollande.  Alors  l'empereur 
fit  marcher  une  armée  commandée  par  le  maré- 
chalOudinot.  A  l'approche  d'une  armée  française, 
Louis  abdiqua;  mais  en  ftiveur  de  son  fils.  L'ab- 


1  1  2  MÉMOIRES 

dication  fut  rejetée.  Le  maréchal  Oudinot  entra 
dans  Amsterdam, et  bientôt  l'Europe  apprit  que  la 
Hollande  était  incorporée  à  l'empire  français  !... 
Lorsque  l'empereur  vit  que  son  frère  ne  vou- 
lait pas  obéira  sa  volonté,  il  demanda,  ou  plutôt 
il  ordonna  l'abdication,   Louis  était  bon ,  doux 
même;  mais  lorsque   l'on  exigeait  de  lui  une 
chose  qui  pouvait  être  nuisible  à  ses  enfans,  ou 
bien  à  un  peuple  qu'il  regardait  aussi  comme  ses 
enfans,  il  avait  alors  une  force  de  volonté  très 
grande ,  et  il  le  montra  dans  cette  circonstance. 
Il  consentit  à  l'abdication ,  mais  à  des  condi- 
tions ,  et  fut  même  jusqu'à  dire  à  son  frère  qu'il 
fallait  parler  à  l'Angleterre,  que  l'on  pouvait  lui 
mettre  cette  affaire  de  la  Hollande  devant   les 
yeux ,  comme  une  condition  du  marché  ,  et  que 
la  paix  pouvait  encore  être  faite ,  si  la  France 
concédait  dans  le  sens  que  Louis  le  disait.  L'em- 
pereur le  voulut  bien,  et  le  roi  de  Hollande  en- 
voya en  Angleterre  M.  Labouchère, pour  traiter 
de  cette  affaire.  C'était  alors  le  marquis  de  Wel- 
Icsley  qui  était  premier  ministre.  JM.  de  Labou- 
chère est ,  comme  chacun  sait ,  l'un  des  premiers 
banquiers  de  l'Europe.  Ses  relations  avec  l'An- 
gleterre y  sont  aussi  étendues  qu'honorables  ,  et 
toutes  facilités  lui  étaient  donc  accordées.  H  vit 
ceux  qu'il  devait  voir,  et  l'affaire  marchait  à 


DE  LA  DUCHESSE  D  ABRINTKS.       110 

souhait,  lorsque,  dans  une  entrevue  que  le  roi  de 
Hollande  eut  avec  son  frère  (je  crois  que  c'est  à 
Anvers),  il  lui  demanda  pourquoi,  dans  une 
telle  occurrence,  lorsqu'il  y  allait  de  son  bonheur 
à  venir  et  de  l'honneur  de  sa  couronne,  il  le  tra- 
hissait aussi  froidement,  et  l'exposait  à  des  pa- 
roles doublement  fâcheuses  de  la  part  de  l'An- 
gleterre. L'empereur  le  regarda  avec  surprise  : 
il  ne  le  comprenait  pas. 

—  Oui,  poursuivit  le  roi  de  Hollande,  tandis  que 
moi,  rempli  de  bonne  foi,  j'envoie  en  Angleterre 
un  homme  d'une  probité  reconnue ,  dont  la  pa- 
role et  la  présence  même  garantissent  mes  in- 
tentions ,  vous  envoyez,  vous,  un  homme  obscur, 
un  intrigant  enfin ,  car  il  ne  peut  être  autre  chose 
celui  qui  accepte  une  telle  mission ,  et  vous 
traitez  pour  vous  et  sans  moi. 

—  C'est  faux,  s'écria  l'empereur  le  visage  en- 
flammé de  colère...  c'est  faux!... 

Et  ses  yeux  lançaient  la  foudre. 

—  Et  moi  je  vous  dis  que  c'est  vrai,  repartit 
son  frère.  J'en  suis  sûr;  M.  Labouchère  en  a  été 
prévenu. 

—  Mais,  de  par  le  grand  diable  d'enfer!  s'écria 

l'empereur  au  plus  haut  degré  de  colère ,  je  ne 

connais  pas  cet  homme  !.. .  je  ne  connais  pas  son 

nom!...  qui  donc  l'aurait  envoyé  ? 

XIII.       -•  '  g 


1  l4  MÉMOIRES 

—  Et  quel  autre  que  votre  ministre  Fouché  ? 
dit  Louis...  Je  vous  répèle  que  l'on  traite  en 
ce  moment  pour  vous  à  Londres  ,  et  que  Ton  y 
traite,  que  l'on  y  discute  les  intérêts,  les  mêmes 
intérêts  dont  la  base  est  dans  notre  projet  de 
traité...  et  c'est  ainsi  que  je  dois  croire  à  une  pa- 
role de  frère  !... 

L'empereur  était  pâle ,  et  il  tremblait  à  faire 
croire  qu'il  allait  s'évanouir...  Il  pressait  son 
front,  il  s'asseyait,  se  levait,  et  semblait  agité 
par  un  rêve  infernal.  Enfin  s'approchant  de  son 
frère  : 

—  Écoute ,  lui  dit-il  :  je  vois  qu'il  y  a  dans 
tout  ceci  une  trame  criminelle;...  mais  je  n'y  suis 
pour  rien...  je  t'en  donne  ma  parole  d'honneur, 
de  roi  et  de  frère...  me  crois-tu  ? 

Louis  est  bon  ,  et  surtout  si  honnête  homme! 
une  parole  d'honneur,  et  donnée  par  son  frère  , 
était  pour  lui  une  parole  venue  de  Dieu. 

—  Je  vous  crois,  lui  dit-il;  mais  alors  il  faut 
que  vous  fassiez  découvrir  l'auteur  de  cette  in- 
famie. Vous  me  le  devez  à  moi-même,  vous  le 
devez  à  votre  propre  honneur...  Comment  peut- 
on  se  servir  ainsi  de  votre  nom  ? 

L'empereur  ne  répondit  pas,  mais  il  était  aisé 
de  voir  qu'un  orage  s'amoncelait,  grand  et  ter- 
rible ,  dans  son  âme...  Ses  sourcils  froncés,  sa 


DE    LA    DUCHESSE   d' AERANTES-.  1  1 5 

bouche  presque  contractée,  tout  indiquait  en 
lui  qu'il  y  aurait  une  irruption  de  fureur,  et 
qu'elle  serait  terrible. 

Tu  peux  t'en  reposer  sur  moi  pour  découvrir 
ce  tissu  d'indignes  tromperies,  dit-il  à  son  frère. 
Je  crois  connaître  le  serpent  qui  m'enlace  de  ses 
nœuds  ;  mais  si  je  ne  puis  me  défaire  de  lui  par 
les  moyens  ordinaires,  je  le  couperai  en  mille 
morceaux. 

De  retour  à  Paris,  l'empereur  mit  1,'affaîre  dans 
les  mains  de  Dubois.  Celui-ci ,  habile  et  prompt 
dans  ses  démarches,  eut  bientôt  découvert  que 
Fouché  envoyait  en  Angleterre  beaucoup  plus 
souvent  que  ses  besoins  de  police  l'exigeaient. 
De  là  à  connaître  la  vérité  il  n'y  avait  qu'un  pas... 
Bientôt  il  tint  non  seulement  le  bout  du  fil , 
mais  toute  la  pelotte;  et  l'émissaire  fut  arrêté 
par  ses  agens  à  lui-même ,  et  sur-le-champ  con- 
duit au  Temple. 

Cet  homme  était  un  émigré  rentré,  un  cheva" 
lier  Fagan  ,  qui  croyait  fermement  agir  au  nom 
de  l'empereur,  et  qui  n'agissait  que  pour  Fouchéj 
Pour  Fouché!...  et  pourquoi  faire?  bon  Dieu  !... 
Que  voulez-vous  que  je  vous  dise?...  et  moi  aussi 
je  n'en  sais  rien.  Il  aimait  tant  l'empereur,  que 
peut-être  il  voulait  jouir  de  l'émotion  qu'il  pro- 
duirait sur  son  visage  en  lui  apprenant  que  la 


1  1  6  MÉMOIRES 

paix  était  faite...  Toujours  est-il  que  c'est  un  sin- 
gulier mystère. 

Quand  M.  Fagan  se  vit  au  Temple  il  eut  peur; 
mais  Fouché  lui  fit  dire  que  l'empereur  serait 
très  en  courroux  si  son  nom  était  prononcé  dans 
un  interrogatoire ,   et  qu'en  conséquence  il  lui 
fallait  se  taire ,  et  se  taire  s'il  voulait  conserver 
sa  tête...  L'autre  crut  toute  cette  belle  histoire; 
aussi  lorsque  Real  fut  l'interroger ,    il  parla  de 
choses  qui  ne  pouvaient  en  rien  compromettre 
Fouché,  et  persista  à  dire  qu'il  était  en   Angle- 
^'erre  pour  son  compte  et  pour  des  affaires  à  lui. 
Mais  Dubois,  qui  était  la  malice  même,   et   qui 
savait  toute  l'affaire;  s'y  prit  de  manière  qu'un 
homme  sûr  parvint  auprès  de  M.  Fagan  ,  et  lui 
raconta  comme  quoi  Fouché  se  moquait  de  lui. 
En  entendant  ce  nouveau  coup  de  cloche ,    le 
Fagan  ouvrit  de  grandes  oreilles  et  de  grands 
yeux.  Il  ne  comprenait  pas  qu'un  homme  pût 
aussi  gaillardement  en  faire  fusiller  un  autre,  le 
tout  pour  son  passe-temps...  Cela  changea  sa 
gouverne  ;  il  parla  tout  autrement,  raconta  tout 
ce  qu'on  voulut  savoir,  et  finit  par  faire  tout  le 
contraire  de  ce   que  son  maître  en  diplomatie , 
Fouché,  lui  avait  montré  pour  sa  plus  grande 
instruction.  Le  résultat  de  toute  cette  belle  af- 
faire fut  la  disgrâce  de  Fouché ,  dont  voilà  la  vé- 


DE    LA.    DUCHESSE    D  ABRANTÈS.  II7 

ritable  cause,  très  peu  connue  du  reste  ,  parce 
qu'alors  les  journaux  étaient  muets,  et  que  depuis 
Fouché  lui-même  s'est  opposé   à  ce  que  ce  fût 
connu.  Du  reste,  cet  homme,  qui  avait  après 
tout  un  talent  réel ,  était  presque  nécessaire  à 
l'empereur,  et  je  n'en  veux  pour  preuve    que 
toute  cette  histoire,  celle  de  l'impératrice,  bien 
d'autres  encore  après  lesquelles   l'empereur  a 
reçu  encore  cet  homme  dans  sa  grâce...  M.  de 
Talleyrand  avait  bien  moins  de  bonheur,  et  ja- 
mais   l'empereur,   s'il  ne  l'eût    nommé  grand- 
dignitaire,  ne  l'aurait  ainsi  conservé  auprès  de 
lui.  Au  lieu  qu'avec  Fouché,  ils  avaient  beau  se 
rendre  lettres  et  portraits  ^  ils  se  raccommodaient 
toujours.  C'était  vraiment  comique. 

C'est  une  singulière  histoire  que  celle  de  l'im- 
pératrice Joséphine  et  de  Fouché.  Quand  l'em- 
pereur en  parlait,  il  disait: 

«  Comme  le  jour  où  Fouché  voulait  me  faire 
répudier  par  ma  femme  '.  » 

A  peu  près  dans  le  même  temps,  des  évène- 
mens  d'un  autre  genre  quoique  pour  le  même 
objet,  car  dans  ce  temps-là  tout  le  monde  jouait 
à  la  couronne,  comme  jadis  on  jouait  à  la  bague, 

'  Je  la  conterai  plus  tard  celle  histoire  avec  celles  de  M.  de 
Tallcyran:l  et  de  Fouché',  decoUYerles  par  Dubois. 


Il8  MÉMOIRES 

d'autres  évènemens  également  curieux  avaient 
lieu  dans  le  nord  de  l'Europe.  Bernadotte  était 
choisi  par  la  Suède,  parlant  par  ses  états -généraux 
rassemblés  à  Olrebro,  et  le  roi  Charles  XIII 
l'adoptait  pour  fils. 

Je  possède  des  lettres  bien  curieuses  sur  cette 
histoire  de  Bernadotte  ;  c'est  dans  l'expression 
de  l'opinion  de  ses  camarades,  de  ses  frères 
d'armes ,  qu'il  faut  voir  celle  de  l'empereur.  Je 
ne  sais  vraiment  pas  comment  il  a  pu  se  décider 
à  le  laisser  aller,  d'après  les  sentimens  qu'il  avait 
même  laissé  voir  sans  beaucoup  de  feinte.  H  est 
vrai  que  celui  qui  m'écrivait  alors  n'aimait  pas 
Bernadotte;  mais  j'ai  su  de  lui  des  mots  de 
l'empereur  vraiment  étonnans  de  pressentiment. 
Il  y  eut  surtout  un  rêve  que  Napoléon  fit  à  cette 
époque,  qui  me  fut  raconté  à  mon  retour  en 
France ,  et  qui  m'étonna  plus  par  l'importance 
que  l'empereur  y  mit,  que  par  ce  qu'il  pouvait 
signifier  ;  car  il  n'était  pas  surprenant  que  ,  très 
préoccupé  de  cette  aventure  de  Suède,  Napoléon 
s'en  occupât  plus  particulièrement  que  d'au- 
tre chose.  [1  rêva  qu'il  voguait  sur  une  mer 
sans  horizon ,  lui  dans  un  vaisseau ,  et  Bernadotte 
dans  un  autre;  que  les  deux  vaisseaux  marchè- 
rent d'abord  de  concert;  puis,  que  celui  de  Berna- 
dotte s'éloigna,  et  que,  malgré  que  l'empereur 


DE    LA.    DUCHESSE    D  AERANTES.  Hg 

le  suivît  avec  sa  lunette ,  il  ne  distinguait  plus 
sa  figure  qu'au  travers  des  nuages  et  des  brouil- 
lards quitout-à-coup  s'étaient  élevés  entre  les 
deux  vaisseaux. 

Ce  qui  me  ferait  croire  à  la  vérité  de  ce 
songe,  c'est  que  Napoléon  exigea  long-temps 
le  plus  grand  secret  sur  ce  rêve ,  et  ce  ne  fut 
qu'au  retour  de  Russie  qu'on  me  le  conta,  et  en- 
core sous  le  sceau  du  secret. 

Lorsque  Bernadette  fut  aux  Tuileries  pour 
annoncer  à  l'empereur  que  les  états- généraux 
de  la  Suède  l'avaient  choisi  pour  le  successeur 
de  Charles  XIII ,  Napoléon  ne  parut  pas  disposé 
à  le  laisser  aller  régner  aussi  loin.  Bernadotte, 
aussi  rusé  et  aussi  fin  qu'homme  au  monde,  et 
déterminé  à  saisir  la  couronne  que  lui  offrait 
la  fortune  ,  dit  avec  un  accent  très  marqué  de 
raillerie  : 

—  Votre  Majesté  veut-elle  donc  me  placer  aa-^ 
(ie$sus  d'elle  en  me  forçant  à  refuser  une  cou- 
ronne P 

L'empereur  s'arrêta,  le  regarda  fixement  pen- 
dant quelques  instans ,  puis  reprenant  sa  p.oj 
menade,  il  lui  dit: 

— Eh  bien!  soit!... allez...  ]S os  destmées  doivent 
s'accomplir. 

Et  il  partit.  On  a  vu  plus  lard  combien  les 


120  MÉMOIRES 

pressenlimens    de    l'empereur    étaient    justes; 

Mais  ce  qui  fit  alors  un  bien  mauvais  effet  en 
France ,  et  je  le  vis  par  mes  lettres  non  seule- 
ment de  Paris,  mais  de  Bordeaux,  de  Bayonne, 
de  Lille  et  d'Arras ,  ce  fut  le  décret  impérial 
qui  ordonna  le  brûlement  de  toutes  les  marchan- 
dises anglaises  qui  seraient  trouvées  non  seule- 
ment en  France ,  mais  en  Hollande,  dans  toutes 
les  villes  anséa tiques,  et  enfin  depuis  le  Mein 
jusqu'à  la  mer  \ 

Lorsque  le  duc  partit  de  Salamanque ,  je  ré- 
solus de  quitter  la  maison  que  j'occupais  près 
de  la  porte  de  Zamora,  pour  aller  en  occuper  une 
fort  jolie,  mais  trop  petite  pour  mon  mari  et 
moi,  qui  appartenait  au  marquis  de  la  Scala. 
On  me  l'avait  fort  vantée,  et  elle  était  encore 
plus  charmante.  Le  salon  était  garni  de  belles 
glaces ,  et  puis  peint  sur  les  murs  avec  une  cou- 
leur gaie.  Le  plancher  était  couvert  par  un  beau 
tapis  de  Turquie ,  et  les  trois  fenêtres  qui  don- 
naient sur  le  jardin  étaient  entourées  de  jasmins, 
de  rosiers  et  de  franchipaniers.  La  chambre  à 
coucher  était  également  jolie,  ainsi  que  deux 
autres  pièces  où  logèrent  mes  femmes.  Lorsque 

'  J'ai  appris  depuis  que  les  Anglais  avaient  dés  le  dernier 
siècle  donne' l'exemple  de  cette  violence  dans  les  proce'dés... 
ce  n'ctail  qu'une  rcpicsaille... 


DE   LA   DUCHESSE   d'aBRANTÈS.  121 

je  fis  demander  au  marquis  de  la  Scala  s'il  vou- 
lait me  loger  dans  sa  maison ,  il  vint  lui-même 
au  même  instant  pour  m'assurer  combien  il  en 
serait  content;  mais  qu'il  me  demandait  le  temps 
d'y  faire  rétablir  l'ordre,  parce  que  la  moitié] des 
meubles  en  avait  été  emportée  par  le   général 

M nau  siège  de  Ciudad-Rodrigo  avec  toute  la 

batterie  de  cuisine,  ainsi  que  les  matelas;  tan- 
dis qu'une  autre  partie  avait  été  mise  dans  les 
fourgons  du  général ,  et  dirigée  sur  la  B'rance. 

Je  m'informai  de  la  chose  ;  elle  était 
vraie. . . 

Et  voilà  comment  nous  nous  faisions  détester 
des  Espagnols  ;  et  voilà  comment  une  bonne  ac- 
tion n'était  pas  même  appréciée  par  eux  ;  en  voici 
la  preuve. 

J'occupais  encore  ma  maison  de  la  rue  de  Za- 
mora.  C'était  le  jour  de  la  Saint-Jean;  il  faisait 
chaud,  et  nous  étions  dans  une  salle  basse,  dans 
un  dolce  far  mente ,  buvant  des  eaux  glacées , 
et  devisant  entre  nous  sur  la  haine  des  Espagnols, 
qui,  depuis  le  départ  du  prince,  affectaient  de 
remplir  les  églises  et  de  prier  pour  la  délivrance 
de  Ciudad-Rodrigo  ;  souvent  même  on  entendait 
sonner  à  grandes  volées  dans  le  courant  de  la 
semaine. 

—  Pourquoi  ces  cloches  ?  demandai-je  un  jour 


122  MEMOIRES 

à  la  vieille  maîtresse  de  la  maison  où  je  logeais. 

—  Por  Ciudad-Rûdrigo  ,  senora ,  me  répondit- 
elle...  par  Citxdad-Rûdrlgo'-...  y  por  los  Ingleses 
tambien^. 

Et  ses  yeux  me  lançaient  des  éclairs...  c'était 
vrai...  le  peuple  priait  hautement  et  publi- 
quement CONTRE  jvous...  il  avait  raison...  Or  ce 
même  soir  de  la  Saint -Jean  dont  je  viens 
de  parler  ,  j  étais  donc  assise  dans  une  salle 
basse  avec  M.  Michaud ,  commissaire  ordonna- 
teur en  chef  du  8^  corps  ;  le  général  Joseph  La- 
grange  ,  gouverneur  de  Salamanque  ;  M.  Ma- 
gnien,et  le  do}  en  du  chapitre.  Il  était  près  de  onze 
heures  du  soir,  la  ville  est  ordinairement  fort 
calme  dans  ce  moment  de  la  journée ,  et  le  moin- 
dre bruit  s'y  fait  entendre...  Au  milieu  du  demi 
silence  qui  règne  quelquefois  dans  la  conversa- 
tion de  cinq  ou  six  personnes,  je  crus  distinguer 
les  vagisseraens  d'un  enfant...  je  fis  signe  à  ces 
messieurs  de  se  taire,  et  j'entendis  alors  très  dis- 
tinctement le  même  bruit.  Je  sonnai  aussitôt,  et 
j'envoyai  mon  valet  de  chambre  voir  ce  que  ce 
pouvait  être.  Il  revint,  et  me  dit  qu'il  n'avait 
rien  vu.  Comme  les  cris  avaient  cessé,  et  qu'ils 
étaient  si  faibles  que  l'oreille  seule  d'une  femme, 

•  Pour  Cuidad  Rodrigo,  madame...  pour  Cuidad  Rodrigo, 
et  pour  les  Anglais  aussi. 


DE   LA   DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  120 

et  d'une  femme  qui  avait  été  mère,  pouvait  les 
avoir  compris,  ces  messieurs  me  dirent  tous  que 
je  m'étais  trompée...  j'étais  sûre  du  contraire,  et 
quelques  momens  plus  tard,  eu  effet, les  cris  re- 
commencèrent, et  de  manière  à  se  faire  entendre. 
Cette  fois  je  ne  voulus  m'en  rapporter  à  per- 
sonne ;  je  priai  ces  messieurs  de  m'accompagner, 
et,  me  faisant  éclairer,  j'allai  dans  la  cour,  car 
c'était  de  là  que  venaient  les  cris...  lorsque  j'y 
fus  entrée,  ils  devinrent  presque  perçans ,  et  me 
guidèrent  jusqu'à  ma  calèche  qui  était  sous  une 
remise...  là,  sur  les  coussins  mêmes  de  la  calè- 
che, nous  trouvâmes  un  enfant  ayant  à  peine 
quelques  jours  ,  mais  charmant,  et  fort  propre- 
ment arrangé.  Je  le  pris  aussitôt  dans  mes  bras, 
et  l'emportai  dans  le  salon.  J'avais  hâte  de  voir 
de  plus  près  cette  pauvre  petite  créature  qui,  de- 
puis qu'elle  était  portée  ,  ne  criait  plus  que  si 
doucement  qu'il  semblait  qu'elle  me  remerciât. 
Elle  était  fort  proprement  vêtue,  arrangée  à  l'es- 
pagnole, et  ayant  sur  sa  poitrine  un  papier  sur 
lequel  était  écrit ,  également  en  espagnol,  ce  que 
je  donne  ici  traduit  : 

,,,,f  Une  mère  au  désespoir  confie  à  Votre  Excel- 
lence ce  qu'elle  a  de  plus  précieux...  son  enfant... 
sa  fille...  celle  qui  devait  être  la  consolation  et  le 
soutien  de  ses  vieux  jours.  On  sait  à  Salamanque 


1 24  MÉMOIRES 

que  Votre  Excellence  aime  à  faire  le  bien  ,  et 
dans  la  position  où  elle  est  elle-même  ,  étant 
prête  à  devenir  mère...  j'ose  espérer  que  vous 
adopterez  ma  pauvre  enfant,  et  ne  l'abandon- 
nerez pas...  Puisse  son  père  rougir  du  parti  qu'il 
me  force  à  prendre...  » 

L'écriture  était  espagnole,  mais  assez  belle  ;  le 
papier  était  bien  :  tout  cela  uni  à  la  sorte  d'élé- 
gance, pour  ainsi  dire,  des  vêtemens  de  l'enfant, 
nous  fit  soupçonner  que  la  petite  pouvait  être 
^  quelque  jeune  fille  de  la  ville,  séduite  par 
un  Français  ;  la  dernière  phrase  du  billet  le  fai- 
sait croire  au  moins...  Lorsque  mon  valet  de 
chambre  vit  la  petite,  et  qu'il  se  rappela  son  pre- 
mier voyage  dans  la  cour,  il  me  dit  qu'il  avait 
vu  une  forme  qu'il  croyait  être  une  femme,  la 
tête  couverte  d'une  longue  mantille,  passer  près 
de  lui ,  et  sortir  de  la  maison  ;  et  en  rappelant 
ses  souvenirs,  il  dit  ensuite  qu'il  en  était  sûr... 
C'était  probablement  la  mère  de  l'enfant,  qui 
était  demeurée  près  d'elle  jusqu'au  moment  où 
on  était  venu  la  prendre...  Pauvre  mère!... 

Je  déshabillai  l'enfant,  et  j'acquis  la  preuve, 
par  l'état  du  nombril ,  qu'elle  ne  pouvait  pas 
avoir  au-delà  de  huit  jours...  Elle  était  charmante 
cette  petite,  mais  la  pauvre  enfant  mourait  de 
faim.  Comme  il  ne  ûillait  pas  songer  à  avoir  une 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÊS.  125 

nourrice  à  cette  heure  de  la  nuit,  je  lui  mis  du 
lait  dans  une  bouteille   d'eau  de  Cologne  vide 
que  j'arrangeai   avec  du  coton,  et  ma  femme 
de  chambre  et  moi  passâmes  la  nuit  presque  en- 
tière   auprès   d'elle.    Cette  bonne    action    me 
semblait  commandée  non  seulement  par  l'hu- 
manité, mais  bien  encore  par  la  position  où  je 
me  trouvais;  chaque  mouvement  que  faisait  mon 
enfant  me  semblait  une  demande  adressée  par 
hii-méme  de  ne  pas   abandonner  l'orpheline. 
Le  lendemain  ,  k  peine  fit-il  jour  que  j'envoyai 
chercher  le  prêtre  qui  desservait  une  chapelle  à 
l'église  de  San-Marcos;  c'était  un  prêtre  fran- 
çais, émigré,  presque  naturalisé  Espagnol,  et  je 
fis  prévenir  le  corrégidor  de  la  ville,  après  avoir 
pris  la  précaution  de  faire  chercher  une  nour- 
rice pour  ma  pauvre  orpheline.  Lorsqu'ils  furent 
tous  là,  je  donnai  les  noms  du  duc  et  les  miens  , 
et  je  fis  baptiser  l'enfant,  aimant  mieux  courir 
le  risque  de  doubler  le  sacrement  que  de  l'en 
priver  tout-à-fait.  Je  lui  donnai  les  noms  de 
Laure  pour  moi ,  Juana  pour  le  duc  qui  s'appe- 
lait Jean,  et  Marie  en  mémoire  de  ma  mère  et  de 
ma  belle-mère  qui  toutes  deux  s'appelaient  Ma- 
rie ;  ensuite  je  fis  acheter  des  étoffes  pour  lui 
faire  une  petite  layette;  puis  je  donnai  de  l'argent 
au  corrégidor  pour  payer  long-temps  la  nourrice, 


1 26  MÉMOIRES 

lui  donnant  par  écrit,  et  de  ma  main,  tous  les  ren- 
seignemens  possibles  pour  me  faire  parvenir  en 
France  des  nouvelles  de  cette  enfant  dont  je  vou- 
lais à  l'avenir  soigner  le  sort,  puisque  le  hasard 
l'avait  jetée  dans  mes  bras.  Il  devait  m'écrire 
quand  elle  aurait  trois  ans  pour  que  j'eusse  à  la 
faire  venir  près  de  moi. 

Lorsque  tout  fut  réglé ,  je  regardai  le  corré- 
gidor,  et  lui  dis  en  souriant  : 

—  Eh  bien  !  vous  voyez  que  nous  ne  sommes 
portant  pas  si  méchans,nous  autres  Français... 
car  voilà  une  de  vos  compatriotes  qui  avait  aban- 
donné son  enfant,  et  moi  je  lui  ai  peut-être  sauve' 
la  vie. 

Le  corrégidor  me  regarda  à  son  tour,  mais  avec 
une  sévérité  dure  que  rien  ne  semblait  devoir 
désarmer...  Il  y  avait  delà  haine  dans  son  re- 
gard.., enfin  il  me  dit,  toujours  avec  la  même 
expression  ; 

—  Votre  mari  tue  assez  d'Espagnols  pour  que 
vous  en  sauviez  un. 

Et  voilà  tout  le  remerciement  qu'il  a  jugé  à 
propos  de  me  faire...  Eh  bien,  j'aime  cette  ru- 
desse et  cette  franchise... 

Un  jour  je  reçus  de  Junot  une  lettre  en  ré- 
ponse à  celle  où  je  lui  écrivis  le  détail  de  cette 
aventure,  et  où  lui  me  parlait  du  siège  de  Ciudad^ 


DE    LA    DUCHESSE   D  AERANTES.  12^ 

Rodrigo...  Je  la  transcris  en  entier  pour  donner 
une  idée  de  la  manière  de  penser  des  généraux 
français  sur  leur  général  en  chef. 

San-Felices  el  Chico,  le  a8  juin  1810. 

«  J'ai  reçu  ta  lettre ,  ma  chère  Laure ,  et  tu  dois 
»  penser  que  j'ai  reconnu  mon  amie  dans  la  bonne 
»  action  qu'elle  a  faite  pour  cette  pauvre  petite  or- 
«pheline.  Je  pense  qu'elle  ne  peut  pas  porter  un 
»  nom  qui  lui  convienne  mieux  que  le  tien  ;  il 
»  lui  rappellera  toujours  à  qui  elle  doit  la  vie,  et 
»  par  la  suite  l'existence. 

»  Je  t'ai  envoyé  des  lettres  de  France ,  je  pense 
»  qu'il  y  en  a  qui  te  donnent  des  nouvelles  de 
»  nos  enfans  :  écris-moi  ce  qu'ils  font. 

»Nous  avons  toujours  ici  beaucoup  de  cha- 
»  leur,  grande  quantité  de  coups  de  canon ,  et 
»  très  peu  de  chose  à  manger.  Les  légumes  sur- 
»  tout  me  manquent ,  ce  qui  m'est  fort  désagréa- 
»  ble.  Heureusement  je  puis  avaler  de  la  poussière 
p autant  que  je  veux,  et  déjà  deux  coups  de 
«  soleil  m'ont  écorché  les  oreilles  et  une  partie 
»  de  la  figure.   J'espère  être  un  peu  moins  laid 

•  quand   jeté  reverrai,  mais  la  couleur  n'y  fera 

•  rien.  Notre-Dame  de  Laurette   était,  dit-on, 
»  noire  comme  le  diable ,  et  elle  a  fait  beaucoup 


128  MÉMOIRES 

»  de  passions.  Ma  Laure  est  brune ,  et  elle  est 
»  pourtant  aussi  jolie  que  les  plus  jolies  blanches. 
«Les  murs  de  Ciudad-Rodrigo  tombent  bien 
it  doucement.  Nous  avons  des  ennemis  qui  nous 
>  inquiètent  bien  doucement.  Quand  nous  les  at- 

•  laquons,    nous  le  faisons  bien  doucement.  Nos 

•  soldats ,  par  exemple ,  ne  couchent  pas  bien 
»  doucement  ;  et  quant  aux  vivres,  ils  arrivent  bien 

•  doucement.  Je  voudrais  bien  que  l'ordonnateur 
*ne  vînt  pas  aussi  doucement^.  Quant  à  nous  % 
«lorsque  nous  discutons,  ce  n'est  pas  toujours 
»  bien  doucement.  Pour  moi  tout  me  serait  égal , 
»  ma  Laure ,  si  je  pouvais  être  bien  doucement  au- 
f  près  de  toi ,. ..  et  que  le  soir,  après  la  fatigue  du 
«jour,  je  pusse  me  reposer  hieîi  doucement  Auprès 
»de  toi... 

»  Adieu,  ma  Laure ,  je  t'embrasse  mille  fois  et 

•  vais  aller  aux  avant-postes  des  Anglais  pour 
»  voir  de  près  leur  figure. 

«Tonami ,  etc.  » 

On  voit,  d'après  cette  lettre, avec  quelle  sorte 
de  mollesse  agissait  Masséna;  l'ironie  qui  est  dans 
les  paroles  de  Junot  l'indique  assez.  C'était  avec 
raison  qu'il  n'était  plus  appelé  que  le  vétéran  de 

>M.Michaudj  orclonn.'itoiir  du  8' corps. 
■  Le  maréchal  Ncy,  ÎMagséna  et  Junot. 


DE   LA   DUCttESSÊ   ft  ABRAUTÈS.  120 

gloire  de  l'armée  d* Italie  ;  c*était  le  nom  qui  de- 
vait lui  rester. 

Enfin  Ciudad-Rodrigo  fut  pris  après  un  siège 
qui  prit  plus  de  temps  que  celui  de  Tarragone!... 
Cependant  à  ce  siège  il  y  avait  trois  grands- offi- 
ciers de  l'empire  et  une  armée  nombreusej 
Quelques  biographies  disent  que  le  maréchal  Ney 
commandait  ce  siège;  c'est  vrai,  si  l'on  con- 
sidère que  le  maréchal  Ney  fut  appelé  au  siège  de 
Ciudad-Rodrigo  pour  le  faire;  mais  du  moment 
où  le  général  en  chef  de  l'armée  fut  au  camp, 
il  commandait  de  fait  et  de  droit,  et  les  fautes 
commises  ne  peuvent  tomber  que  sur  lui  pour  le 
blâme  qu'elles  ont  valu  à  nos  armes. 

Voici  la  lettre  assez  burlesque  que  Junot  m'é- 
crivit lorsque  la  ville  fut  en  notre  pouvoir...  Ils 
étaient  si  charmés  de  n  être  plus  retenus  dans 
ces  plaines  stériles,  où  bétes  et  gens  mouraient 
de  faim,  qu'ils  prenaient  delà  joie  pour  revenir 
seulement  à  Salamanque...  Junot  s'était  battu 
d'ailleurs ,  et  pour  lui  c'était  une  sorte  de  fête  ; 
il  avait  combattu  les  Anglais,  et  les  avait  rossés  , 
comme  il  me  le  disait  en  termes  du  métier  :  mais 
le  repos  devait  être  court. 

N°  XI  de  la  correspondance  d'Espagne, 
•Ciudad-Rodrigo,  le  II  juillet  1 810.  -^.^^  •C?*'-'V'<*i-  «    ' 

»  Troyes  est  soumise.  Mais  les  dieux  ne  permet- 


J  3o  MEMOIRES 

»  tent  pas  encore  à  Achille  d'y  faire  venir  son  Iphi- 
»  génie.  Calchas  prépare  un  sacrifice  pour  ren- 
»  cire  le  ciel  favorable;  déjà  nos  chevaux  sonl  prêts, 
»  et  sur  sa  parole  ,  ils  se  tournent  vers  Salaman- 
«que...  Qu'avec  transport  je  parcourrai  les  che- 
9  mins  de  cette  vieille  Castille'!  Je  demanderai  ma 
"Laure  à  tout  ce  que  je  verrai;  mais  non  pas  à 
1  ces  vilains  déguenillés  qui  ne  la  connaissent  pas, 
»  car  je  ne  veux  pas  qu'il  y  en  ait  un  seulement 
«qui  la  regarde;  leurs  vilains  yeux  souilleraient 
»de  leurs  regards  sinistres  les  traits  char- 
»  mans  de  mon  amie... 

»  Je  crois  donc,  ma  chère  Laure,  que  je  serai  à 
wSalamanque  le  1 5  ou  le  16  au  plus  tard  ;  pré- 
»  pare-toi,  parce  que  nous  partons  aussitôt  pour 
''Ledesma^  où  je  vais  avec  mon  corps  d'année. 
»  Cindad-Rodrigo  est  encore  plus  maltraité  que 
»  Saragosse  ;  cependant  on  y  trouvera  un  loge- 
«  ment  pour  loi,  quand  nous  devrons  marcher  en 
»  avant. 

))Bien  lein^  a  pris  de  se  rendre.  Une  demi  -  heure 
»  plus  tard  ils  étaient  pris  d'assaut  sans  pouvoir 
»  l'empêcher.  La  brèche  pouvait  se  monter  et 
'>  descendre  à  cheval.  Elle  n'était  pas  défendue 
»  intérieurement,  et  la  garnison  n'est  pas  plus  forte 
»  que  celle  d'Astorga. 

i  II  se  trompait,  Cludad-Roclngo  est  royaume  de  Léon. 


DE   LA   DUCHESSE    d'aBRANT^îS.  i5i 

»  J'espère  faire  la  roule  d'ici  à  Salamanque 
»  un  peu  lestement.  Si  en  arrivant  je  suis  un  peu 
«fatigué,  un  baiser  de  toi  me  remettra,  et  tes 
•  soins  achèveront  de  me  remettre  desfatigues  et 
«des  privations  que  j'ai  éprouvées  depuis  vingt 
«jours. 

>  Adieu,  ma  Laure.  Je  t'embrasse  un  million  de 
))fois  et  t'aime  de  cœur. 

»  Sois  prête  à  partir  ma  chère  J_jauré,  me  dit-il 
pdans  une  autre  lettre;  nous  allons  à  Ledesma, 
set  je  ne  demeurerai  à  Salamanque  que  le  temps 
»  nécessaire  pour  l'attendre.  » 

Le  marquis  de  la  Scala  était  chez  moi  lorsque 
je  reçus  cette  lettre  ;  je  lui  demandai  ce  que  c'é- 
tait que  Ledesma. 

—  Un  lieu  épouvantable,  me  dit-il;  figurez- 
vous  un  rocher  en  pain  de  sucre  au  sommet  du- 
quel est  bâtie  une  ville, .,  mais  une  ville  comme 
on  les  construisait  il  y  a  trois  cents  ans  en  Es- 
pagne et  même  au-delà,  car  on  la  croit  arabe... 
elle  domine  une  plaine  aride  où  il  ne  croît  que  des 
bruyères  et  des  plantes  sauvages...  c'est  un  triste 
séjour. 

Quand  il  sut  que  j'allais  y  demeurer,  il  se  ré- 
cria, et  me  dit  que  j'avais  tort, surtout  dans  ma 
position ,  de  m'aventurer  dans  un  semblable  dé- 
sert... Mais  depuis  long-temps  mon  parti  était 


102  MEMOIRES 

arrêté,  et  je  répondis  à  Junot  qu'il  me  trouverait 
prête  à  le  suivre. 

Ce  qu'on  me  disait  de  Ledesma  me  fit  quitter 
Salamanque  avec  regret,  quelque  triste  que  fût 
son  habitation  ;  il  y  avait  d'ailleurs  des  choses  si 
remarquables  à  voir,  que  les  notes  que  j'ai  conser- 
vées de  mon  séjour  à  Salamanque  sont  peut-être 
plus  intéressantes  que  celles  de  Burgos ,  et  bien 
autrement  importantes  que  tout  ce  qui  regarde 
Valladolid'...  J'ai  surtout  regretté  la  belle  place 
de  Salamanque...  je  crois  n'avoir  joui  nulle 
part  du  jour  et  du  soleil  comme  au  milieu  de 
cette  belle  enceinte,  où  la  lumière  jaillissait  de 
toutes  parts ,  et  venait  inonder  de  ses  bienfaits 
des  yeux  fatigués  de  l'obscurité  des  rues  étroites 
et  malsaines  de  la  ville  de  Salamanque...  Ce  n'est 
pas  que  sa  situation  soit  mal  choisie;  jadis  lors- 
que les  environs  étaient  cultivés ,  je  suis  cer- 
taine que  Salamanque  était  une  des  plus  char- 
mantes cités  d'Espagne.  Lorsqu'on  aperçoit  de 
loin  ses  clochers  se  dessinant  sur   un  horizon 


I  Ces  Mémoires  n'e'laient  pas  destinés  à  élre  un  voyage  ou 
une  relation  descriptive.  Je  garde  toutes  mes  notes  relatives 
aux  monumcns  et  aux  arts,  ainsi  qu'aux  sciences,  pour  un 
ouvrage  que  je  publierai  incessamment  sur  l'Espagne,  et  quî 
sera  ,  je  crois,  plus  complet  qu'aucun,  autie  pour  les  parties 
que  j'ai  iia]jilees..._ 


DE    LA   DITCHESSE   d'aBRANTÈS.  1 33 

pur  dans  ses  lignes ,  on  trouve  à  cette  ville ,  dans 
une  plaine  entourée  par  les  méandres  de  la 
Torrnés'une  grande  ressemblance  avec  Tours... 
mais  les  belles  cultures  de  France  ne  se  retrou- 
vent plus  autour  de  Salamanque,  et  le  prestige 
disparaît  aussitôt  que  les  regards  s'abaissent  vers 
la  terre. 

Tandis  que  le  duc  était  à  Ciudad-Rodrigo,  il 
arriva  une  petite  aventure  dans  notre  intérieur 
qui  peut  donner  une  idée  de  la  sûreté  qui  nous 
entourait  à  Salamanque,  tandis  que  nous  étions 
au  milieu  d'une  armée  de  près  de  quatre-vingt 
mille  Français. 

On  aentendu  parler  d'unhomme  très  audacieux, 
très  habile  comme  partisan ,  nommé  don  Julian 
Sancliez,  qui  donnait  à  lui  seul  plus  d'occupation 
à  nos  troupes  que  l'armée  espagnole  régulière... 
Cet  homme  avait  une  troupe  formidable  pour  un 
partisan,  et,  se  répandant  dans  la  plaine,  il  y 
exerçait  tout  ce  que  des  hommes  comme  lui  et 
ses  soldats  pouvaient  tenter  et  commettre  sur 
des  vainqueurs  détestés.  Mais  bientôt  les  rapports 
devinrent  inquiétans  pour  moi  "personnellement; 
en  apprenant  que  l'un  des  généraux  en  chef 

La  Termes.  Ses  bords  sont  peu  agre'ables  à  Salamanque, 
ils  le  sont  davantage  pour  un  botaniste,  parce  qu'ils  offrent 
des  plantes  rares  et  tout-à-fait  inconnues  en  France. 


1 34  MÉMOIRES 

avait  sa  femme  avec  lui ,  don  Jiilian  résolut  de  la 
prendre,  surtout  en  apprenant  que  j'étais  en- 
ceinte et  jeune. 

Car,  dit-il  fort  judicieusement  à  celui  qui  nous 
rapporta  le  fait,  son  mari  tiendra  d'autant  plus 
à  elle. 

Son  but  était  donc  de  me  prendre,  de  me  pré- 
server, par  exemple,  de  toute  insulte,  et  puis,  de 
la  caverne,  de  la  foret,  de  je  ne  sais  quel  désert 
où  il  m'aurait  conduite ,  d'écrire  au  duc  d'A- 
brantès  : 

«  J'ai  pris  votre  femme.  Vous  êtes  un  des 
»  hommes  que  Napoléon  aime  le  plus.  Eh  bienl 
»  dites-lui  qu'il  me  rende  le  duc  de  l'Infantado  , 
»ou  le  duc  de  San  Carlos,  et  je  vous  rends  votre 
»  femme  saine  et  sauve  j  et  surtout  sauve  de  la 
»  moindre  offense.  » 

Et  comme  l'empereur  était  assez  peu  galant 
pour  ne  pas  s'arrêter  à  des  considérations  aussi 
frivoles  que  celles  de  la  sûreté  d'une  femme  qui , 
au  fait ,  n'avait  qu'à  demeurer  chez  elle  et  ne  pas 
courir  dans  les  routes  mal  frayées  du  royaume 
de  Léon ,  alors  don  Julian  aurait  demandé  une 
rançon  proportionnée  au  prix  que  mon  mari 
pouvait  attacher  à  ma  personne.  Voilà  quel  était 
son  plan,  et  au  fait  il  n'était  pas  mauvais. 
Lorsque  j'appris  cette  nouvelle,  qui  me  don- 


DR    LA   DUCHESSE    d' AERANTES.  l35 

nait  une  inquiétude  bien  autrement  directe  que 
toutes  celles  que  j'avais  eues  jusqu'à  présent,  je 
devins  malheureuse.  Je  n'aurais  pas  fait  attention 
à  la  chose  par  elle-même  si  j'eusse  été  dans  mon 
état  naturel,  mais  j'étais  grosse  et  je  devais  sau- 
ver mon  enfant. 

Le  résultat  de  cette  belle  nouvelle  fut  de  m'em- 
pécher  de  me  proroener.  Je  n'allais  plus  que  dans 
cette  longue  allée  d'arbres  qui  borde  la  route , 
un  peu  montueuse,  qui ,  de  la  porte  de  Zamora, 
va  jusqu'au  poteau  de  justice  '...  Un  jour  me 
trouvant  fatiguée  je  rentrai  de  bonne  heure,  et 
M.  Magnien ,  qui  était  avec  moi  dans  ma  calèche, 
demeura  dans  la  promenade  pour  jouir  des  der- 
niers momens  d'une  belle  soirée  du  mois  de 
juillet;  il  regardait  la  campagne  du  haut  de  la 
colline,  lorsque  du  sommet  d'une  autre  colline,  à 
gauche  de  la  route ,  il  vit  descendre  un  homme 
monté  sur  un  fort  beau  mulet.  Cet  homme  était 
vêtu  de  brun,  portait  un  chapeau  retroussé ,  avec 
la  plume  rouge  ;  enfin ,  il  était  parfaitement  sem- 
blable aux  guérillas  de  don  Julian.  Magnien  re- 

'  Ce  poteau  de  justice  est  fait  comme  un  petit  colombier, 
seulement  il  n'est  pas  creux.  Tout  autour  sont  des  crochets 
de  fer  auxquels  étaient  appendus  les  cadavres  qu'on  exécu- 
tait d'abord,  puis  qu'on  exposait  ainsi  pour  l'exemple.  C'é- 
tait hideux, 


1 56  MÉMOIRES 

gardait  toujours  la  campagne  de  l'oeil  droit,  tandis 
que  son  œil  gauche  suivait  les  mouvemens  de 
riiorame  au  mulet.  Bientôt  il  fut  suivi  d'un  se- 
cond.. .  puis  d'un  troisième...  d'un  quatrième... 
enfin  il  en  compta  jusqu'à  cinq,  qui  descendaient 
doucement  la  colline  et  venaient  à  lui...  Magnien 
prit  d'abord  tout  cela  pour  une  vision,  car  le 
moyen  de  penser  qu'à  la  porte  même  de  la  ville 
don  Julian  aurait  la  témérité  de  se  hasarder?... 
Mais ,  comme  il  n'avait  auctme  des  vertus  qui  au- 
raient pu  faire  un  second  Daniel ,  Magnien  pensa 
très  modestement  que  l'événement  était  fort  na- 
turel ,  et  que  c'étaient  bien  vraiment  des  gué- 
rillas qu'il  voyait  devant  lui.  Alors,  il  se  repentit, 
un  peu  trop  tard,  de  ne  pas  l'avoir  jugé  ainsi  d'a- 
bord. Mais,  comme'd  est  toujours  temps  de  cher- 
cher à  sauver  sa  vie ,  il  y  procéda  à  l'instant.  Il  se 
mit  à  descendre  la  colline ,  et  à  revenir  vers  la 
ville ,  en  doublant  le  pas ,  puis  un  peu  plus  vite. . . 
ensuite  beaucoup  plus  vite...  Mais  les  mulets, 
dont  probablement  c'était  alors  la  volonté  de 
marcher ,  doublèrent  aussi  leurs  enjambées  sous 
lecoupdetalondcleurs  maîtres, et  Magnien  allait 
être  atteint  avant  d'être  en  vue  de  la  sentinelle  de 
la  porte  de  Zamora,  lorsqu'il  s'imagina,  fort  heu- 
reusement pour  lui ,  de  courir,  en  passant  alter- 
nativement entre  chaque  arbre,  ce  qui  empêchait 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  iZ"] 

rhomme  au  mulet  de  le  joindre.  Il  ne  craignait 
pas  un  coup  de  carabine,  parce  que  le  bruit  aurait 
fait  sortir  le  poste ,  et  les  guérillas  ne  voulaient 
pas  s'y  exposer...  Enfin ,  Magnien  aperçut  la  porte 
de  Zamora ,  puis  le  factionnaire...  il  se  jeta  dans 
ses  bras  avec  un  abandon  de  tendresse  tout-à-fait 
touchant,  ce  qui  prouve,  quoi  qu'il  en  ait  pu 
dire,  qu'il  avait  eu  fort  grand'peur...  Deux  sol- 
dats du  train ,  qui  se  promenaient  dans  la  cam- 
pagne ,  furent  moins  heureux  que  lui  :  l'un  fut 
pris  et  emmené  par  les  Espagnols  ;  l'autre,  percé 
d'un  coup  de  lance ,  fut  porté  le  même  soir  à  l'hô- 
pital, où  il  mourut  deux  jours  après. 

Nous  apprîmes  plus  tard  que  don  Julian ,  qui 
avait  plus  d'espions  dans  la  ville  que  nous  n'avions 
d'habitans  pour  nous,  avait  été  prévenu  de  ma 
sortie.  Comme  je  me  promenais  toujours  pen- 
dant une  heure  au  moins ,  il  avait  cru  avoir  le 
temps  d'arriver,  et  ce  n'était  qu'à  l'état  de  souf- 
rance  que  j'avais  éprouvé  que  je  devais  de  ne  pas 
être  tombée  dans  ses  mains...  Cette  aventure  me 
rendit  long-temps  craintive. 

L'empereur  avait  pensé  qu'en  donnant  à  l'ar- 
mée de  Portugal  une  portion  des  troupes  et  des 
officiers  portugais,  que  Junot  lui  avait  au  con- 
traire envoyés  pour  ôter  au  pays  des  élémens 
de  révolte,  il  faisait  une  chose  de  saine  et  de  haute 


)o8  BIEMOIRES 

politique;  en  conséquence ,  nous  avions  vu  arri- 
ver à  Salamanque  une  foule  d'officiers  portugais, 
qui,  du  reste,  prouvèrent,  en  grande  partie,  que 
l'empereur  avait  eu  raison  de  se  fier  à  leur  pa- 
role, mais  dont  plusieurs  firent  beaucoup  de  mal 
en  passant  à  leurs  compatriotes,  ce  qui  devait 
arriver,  et  dont  le  reste  fut  d'un  faible  secours , 
parce  qu'on  ne  pouvait  pas  exiger  que  des  Por- 
tugais tirassent  sur  des  Portugais...  Patmi  eux 
étaient  plusieurs  de  mes  amis,  et  je  fus  heureuse 
de  penser  plus  tard  que  ce  fut  parmi  eux  aussi  que 
se  trouvèrent  les  plus  braves  et  les  plus  distingués 
par  le  courage  et  par  l'honneur,  comme  le  comte 
Sabugal  et  le  marquis  de  Valenca. 

Le  général  commandant  les  troupes  portu- 
gaises était  le  marquis  d'Alorna,  dont  j'ai  rap- 
porté une  lettre  contenant  une  prophétie  sur 
l'empereur.  Le  marquis  d'Alorna  était  un  homme 
fort  spirituel  et  qui  avait  même  cet  esprit 
de  la  cour  de  France  lorsqu'elle  était  spiri- 
tuelle. Il  parlait  bien  français,  et  puis  il  était 
d'une  originalité  remarquable.  Il  était  en  même 
temps  et  de  bonne  foi,  libéral  dans  ses  sentimens, 
et  fanatique  dans  ses  opinions.  Aussi  grand  sei- 
gneur qu'on  puisse  l'être  par  sa  naissance,  il 
était  simple  et  sans  aucune  feinte.  Il  avait  de  la 
bont^....    vous  parlait  de  l'état  misérable  du 


DE   LA   DUCHESSE   d'aBRANTÈS.  iSg 

peuple  portugais...  de  ses  projets  d'amélioration 
pour  le  rendre  heureux;  et  puis,  la  minute  d'a- 
près il  racontait  que  la  veille  il  avait  parlé  à  la 
Sainte  Vierge;  et  cela,  sans  folie,  sans  aucune 
monomanie...  Il  était  bien  amusant  ;  je  l'aimais 
beaucoup.  Il  était  au  siège  de  Ciudad  Rodrigo; 
Junot  le  voyait  intimement. 

Ce  fut  à  cette  époque  que  je  reçus  de  Paris  des 
lettres  qui  me  racontaient  l'effroyable  malheur 
du  bal  du  prince  de  Scharwtzenberg...  Je  reçus 
plus  de  vingt  relations  différentes  de  cet  événe- 
ment affreux ,  dont  le  souvenir  sera  lui  seul  un 
éternel  malheur  !...  J'ai  conservé  une  partie  de 
ces  relations,  ainsi  que  mon  journal  d'Espagne  * 
fait  au  moment  même  où  je  reçus  cette  nou- 
velle... et  je  puis  donner  les  diverses  versions 
que  chacun  donnait  alors  sur  un  accident  où 
les  uns  voulaient  voir  un  augure  funeste,  les 
autres  une  conspiration ,  et  qui  n'était  qu'un 
horrible  malheur  produit  par  une  cause  tout 
ordinaire,  ainsi  que  cela  arrive  presque  tou- 
jours. 

Ce  fut  un  dimanche  (i"  juillet)  qu'eut  lieu 

*  M.  Ladvocat ,  qui  est  l'homine  qui  s'entend  mieux  à 
connaître  la  physionomie  d'une  chose  en  librairie,  m'avait 
conseillé  après  avoir  lu  ce  journal,  de  le  mettre  tel  qu'il  était 
sans  eu  rien  xelrancher.  Je  n'ai  pu  le  faire,  la  place  roe  man- 
quant. 


l40  MÉMOIRES 

ce  désastre  vraiment  d'un  sinistre  augure.  On 
sait  que  les  appartemens  n'étant  pas  assez  grands 
pour  contenir  la  foule  immense  des  personnes 
invitées ,  l'ambassadeur  avait  tait  construire  une 
salle  en  planches  dans  le  beau  jardin  de  l'ancien 
hôtel  Montesson  qu'il  occupait  alors  ,  et  qui  est 
situé  rue  de  Provence.  En  relisant  la  description 
que  chacun  s'accordait  à  faire  de  ce  lieu  magi- 
que, on  croit  lire  un  conte  oriental  et  fantas- 
tique. 

Tous  les  souvenirs  éveillés  pâlissaient  devant 
ce  palais  de  fées.  C'étaient  des  fleurs  par  cor- 
beilles, des  peurs  à  payer  un  palais  '  /...  des  par- 
fums enivrans,  des  lumières  d'opale  et  de  rubis, 
des  sons  surhumains.  Et  puis  ces  femmes  pres- 
que toutes  jeunes,  presque  toutes  belles,  mises 
avec  ce  luxe  élégant  que  je  ne  connais  qu'aux 
Françaises,  et  qui  dans  cette  soirée  semblait  en- 
core plus  ravissant...  Et  puis  il  y  avait  comme  de 
la  magie  dans  ce  palais  improvisé,  dont  les  murs 
de  sapin  étaient  recouverts  par  de  riches  tentu- 
res, des  brocarts  d'or  et  d'argent,  des  drape- 

»  Il  y  a  peu  de  temps  qu'un  homme  fort  spirituel ,  mais 
n'ayant  rien  de  cette  excessive  sensibilité  qui  fait  venir  les 
pleurs  ,  en  lisant  cette  pièce  de  vers  de  Victor  Hugo,  intitulée 
les  Fantômes,  fondit  en  larmes  et  ne  put  continuer.  Gela  es  t 
arrive  chez  moi  à  M.  d'Ar....y. 


DE   LA    DÙCHË^SE   iî'ABRANTjfes.  l/ft 

t"ies,  des  ga^es  étincclantes  rattachées  par  deà 
nœuds  de  fleurs ,  et  tout  cela  éclairé  par  des 
milliers  de  girandoles  dont  le  cristal  renvoyait 
tous  les  feux  du  prisme.  «  Quant  à  moi ,  j 'étais 
comme  fou,  m'écrivait  un  vieil  ami,  bien  que 
je  ne  danse  plus  et  que  toutes  les  joies  de  ce 
monde  ne  me  touchent  plus  guère...  » 

»  J'ai  été  long-temps  sans  t'écrire,  disait  à  Junot 
une  lettre  d'ami  plus  confidentielle...  mais  c'est 
que  j'ai  été  si  malheureux  de  ce  que  j'ai  vu,  moi 
soldat,  moi  accoutumé  à  voir  tomber  les  hommes 
devant  moi ,  que  je  n'ai  pu  vraiment  de  long- 
temps donner  d'attention  suivie  à  une  chose 
quelconque...  Mon  cher  Junot,  c'est  après  avoir 
vu  l'empereur  dans  cette  soirée ,  qu'il  faut  l'ai- 
mer bien  plus  qu'on  ne  l'aimait  encore...  Jamais 
il  n'avait  été  plus  gai...  plus  heureux;  il  excitait 
tout  le  monde  à  danser...  Il  accueillait  toutes  les 
demandes...  C'est  au  point  que  même  des  enne-r 
mis  bien  reconnus  obtinrent  des  faveurs  que 
nos  femmes  et  nous  demanderions  en  vain  '... 
Enfin,  pendant  les  deux  heures  qui  s'écoulèrent 
avant  que  le  malheur  éclatât ,  il  fut  joyeux ,  con- 
tent!... 

•  Tu  auras  vu  dans  les  journaux  comment  cela 

•  Je  n'ai  jamais  pu  comprendre  c«Ue  phi-asé< 


l43  MÉMOIRES 

arriva...  La  chose  est  naturelle  ,  sans  doute...  Si 
on  pouvait  en  douter,  il  y  aurait  de  quoi  mettre 
à  son  tour  le  feu  dans  toute  l'Europe.  Duma- 
noir  et  Tropbrillant  se  sont  fort  bien  conduits...» 
Quant  à  l'impératrice  ,  sa  conduite  en  ef- 
fet fut  admirable...  au  moment  où  le  feu  prit,  l'em- 
pereur faisait  le  tour  du  cercle  de  femmes  qui 
étaient  dans  cette  malheureuse  salle,  qui  n'avait 
pour  issue  qu'une  immence  porte  sur  le  jardin 
en  face  du  trône,  placé  contre  la  porte  des  appar- 
temens  et  la  galerie  en  planches,qui  joignait,  pour 
ainsi  dire ,  la  salle  à  la  maison.  C'est  dans  l'angle 
de  cette  petite  galerie^,  tout-à-fait  au  coin,  que  prit 
le  feu.  On  dansait  une  anglaise,  et  c'était  la  pre- 
mière du  bal...  On  a  beaucoup  dit  qu'on  avait 
perdu  la  tête,  et  qu'on  aurait  du  se  jeter  dans  les 
appartemens.  Mais  après  avoir  vu  le  plan  détaillé 
de  l'appartement  et  du  local  que  me  dessinait 
encore  dernièrement  une  femme  de  mes  amies, 
je  ne  trouve  pas  cela  du  tout.  On  aurait  au  con- 
traire perdu  la  tète ,  en  allant  vers  le  feu,  puis- 
qu'il venait  de  la  maison,  ou  du  moins  en  appar- 
rence.  Au  moment  où  le  feu  éclata,  l'impéra- 
trice faisait  aussi  le  tour  des  femmes  de  son  côté; 
Elle  fut  s'asseoir  sur  le  trône,  et  /ti  attendit  l'em- 
pereur: c'est  du  sang-froid...  peut-être  du  cou- 
rage même!...  Mon  dieu!  si  elle  avait  pu  en  avoir 


DE    LA.    DUCHESSE    D  AERANTES.  l43 

seulement  la  moitié  moins,  le  28  mars  1814!!... 

Quant  à  l'empereur,  il  fut  là  ce  qu'il  fut  tant 
de  fois  dans  sa  vie...  il  fut  sublime.,.  Il  emmena 
l'impératrice  dans  la  première  voiture  qu'il 
trouva  dans  la  cour  ;  la  conduisit  jusque  sur  la 
place  Louis  XV...  puis  revint  à  l'hôtel  de  l'am- 
bassade donnant  des  ordres,  s'occupant  des  bles- 
sés, ayant  pour  tout  ce  monde  effrayé,  surtout  de 
douces  paroles  et  des  mots  rassurans...  activant 
les  secours  malheureusement  tardifs...  Quand  on 
songe  que  les  pompiers  n'étaient  pas  là  !  !... 

Ce  fut  à  grand'peine  que  Regnault  deSaint- 
Jean-d'Angely,  dont  l'hôtel  était  en  face  de  celui 
de  l'ambassadeur  d'Autriche,  put  les  avoir  dans 
sa  propre  cour ,  et  encore  n'y  étaient-ils  pas  à  six 
heures  du  soir  le  jour  delaféte!  !... 

Un  des  premiers  magistrats  de  Paris,  et  char- 
gé à  cette  époque  de  veiller  sur  Paris ,  me  di- 
sait, il  y  a  peu  de  jours,  en  me  parlant  de  cette 
malheureuseféte,quele  prince  deSchwartzenberg 
avait  voulu  trop  viser  à  l'économie,  et  s'était  servi 
d'un  décorateur  qui  lui  avait  donné  de  vieilles 
choses  pour  sa  fête...  Je  ne  crois  pas  que  ce  soit 
une  raison  de  malheur ,  si  ce  n'est  pour  le  prince, 
qui  certes  pouvait  faire  pour  cette  occasion ,  la 
plus  belle  de  sa  vie  de  diplomate  et  de  général 
tout  ensemble,  ce  qu'il  aurait  fait  à  Vienne  ou 


l/|4  MîiMOmES 

bien  à  Pétètsbourg.  Je  n'admets  donc  Cette  raîsôfl 
que  comme  grief  contre  le  bon  goût  du  prince. 
Et  puis  cela  ne  s'accorde  pas  avec  toutes  les  re- 
lations que  j'ai  eues,  si  ce  n'est  cependant  la  lettre 
d'une  femme  très  spirituelle  de  mes  amies  qui 
qui  me  dit  : 

«Ne  vous  laissez  pas  berner  par  toutes  leurs 
visions  de  palais  de  fées...  Ce  n'étaient  que  des  ori- 
peaux... On  aurait  pu  croire  vraiment  qu'en  les 
mettant  le  maître  avait  dit: 

»  —  Ce  n'est  bon  que  pour  le  feu...  » 

Les  Autrichiens  parlaient  hautement,  le  lende- 
main, de  l'admiration  que  leur  avait  inspirée  l'em- 
pereur, par  sa  noble  confiance  en  revenant  au 
milieu  de  la  nuit  dans  le  lieu  d'un  si  étonnant 
désastre,  et  n'ayant  pas  d'autre  entourage  que 
toute  l'ambassade  de  Vienne.  11  y  demeura  jus- 
qu'à trois  heures  et  demie  du  matin  ,  pour  veil- 
ler, comme  le  dernier  magistrat  de  Paris,  aux  be- 
soins que  réclamait  tout  ce  qui  était  là;  car  ces 
femmes  semblaient  un  troupeau  de  biches  effa- 
rouchées... Mon  Dieu,  quelle  étrange  nuit!...  et 
quel  est  donc  ce  langage  d'infortune  qui  sert 
d'épithalame!  !...  Et  les  roses  de  cette  adorable 
princesse  de  Schwartzenberg  dévorées  par  le 
feu,  étant  encore  toutes  fraîches? 

On  dit  que  c'était  un  spectacle  si  lugubre,  que 


DE   LA    lîUCHESSE   d'aBRANTÈS.  i45 

lescœnrslesplnsindifférensenétaientbrisés.Lors- 
que  le  lendemain  de  la  fête  on  revint  dans  cette 
même  maison ,  où  les  tentures  de  deuil  étaient 
attachées  aux  murs  avec  les  guirlandes  de  fleurs 
de  la  veille!...  encore  fraîches!...  encore  odo- 
rantes!... Et  la  victime,  pauvre  mère!...  pau- 
vre femme!...  Elle  mourut  en  rentrant  dans  cette 
fournaise,  que  cinq  minutes  avaient  transformée 
en  une  salle  de  fête  de  Lucifer...  Elle  y  cherchait 
son  enfant  qui  était  sauvé...  Un  lustre  lui  tom- 
ba sur  la  tète,  et  lui  fendit  le  crâne  î...  Elle 
tomba  dans  un  trou  fait  au  plancher  par  le  feu, 
et  ce  fut  ce  qui  lui  conserva  une  partie  du  bras 
et  du  sein. . .  Mais  tout  le  reste  était  méconnaissa- 
ble! . ..  calciné  en  charbon! ...  On  ne  la  reconnutqu'à 
une  petite  chaîne  d'or  à  laquelle  étaient  suspen- 
dus plusieurs  petits  coeurs  en  pierres  précieuses 
formant  un  mot ,  comme  cela  se  faisait  alors... 
Elle  était  une  des  plus  charmantes  femmes  que 
l'on  puisse  voir...  si  aimable!...  si  gracieuse!... 
si  jolie!...  Ce  fut  un  holocauste  bien  précieux  que 
Dieu  demanda  à  la  famille  Schwartzenberg. .. 

Une  chose  pénible  à  dire ,  c'est  que  la  cort- 
duite  des  hommes  fut  indigne  dans  cette  nuit 
désastreuse.  Ce  fut  au  point  qu'on  en  vit  pren- 
dre  des  femmes  par  le  bras  et  les   repousser 

dans  la  salle  embrasée,  pour  passer  plus  vite  et 
XIII.  10 


l46  MÉMOIRES 

surtout  plus  sûrement...  Il  y  en  eut  pourtant 
quelques  uns...  mais  quelques  uns!..  .  leurs 
noms  sont  trop  honorables  pour  ne  pas  les  citer. 
C'est  le  général  Hulot ,  qui  avec  son  seul  bras 
sauva  plus  de  victimes  que  vingt  autres  avec 
leurs  deux  mains...  c'est  le  général  Edouard  Col- 
bert ,  c'est  M.  Emmanuel  Dupaty,  c'est  M.  Tet- 
teinborn,  qui  n'était  pas  seulement,  comme  oq 
le  voit,  un  mangeur  de  cœurs ,  mais  qui  les 
sauvait  très  bien,  sauf  à  les  croquer  après...  11  y 
a  bien  encore  quelques  hommes  parmi  lesquels 
je  dois  placer  en  tête  M.  de  Rambuteau,  qui  se 
conduisit  admirablement...  Quant  aux  autres,  }e 
ne  les  nommerai  pas...  cela  laissera  la  masse 
dans  le  vague,  et  leur  amour-propre  se  sauvera 
par  l'espoir  d'être  soupçonné  d'une  bonne  action. 

Le  prince  Eugène  eut  le  bonheur  d'aperce- 
voir une  petite  porte  dérobée  qui  avait  été  prati- 
quée derrière  le  trône  pour  faciliter  le  service 
des  rafraîchissemens  et  venir  de  l'intérieur  de 
la  maison.  Le  vice-roi  l'avait  vue  lorsqu'on  avait 
apporté  des  glaces.  Ce  fut  par  là  qu'il  eut  le  bon- 
heur de  sortir  et  de  sauver  la  vice-reine. 

Le  supplice  le  plus  horrible  fut  enduré  par  la 
malheureuse  princesse  de  la  Leyen,  nièce  du 
prince  primat.  Elle  aussi,  ayant  vu  sa  fille  dan- 
sant l'anglaise ,  voulut  aller  la  reprendre  et  se 


DE    LA    DDCHeS'SE    d'aBRANTÈS.  \  f[n 

précipita  dahs  l'enfer  brûlant,  qui  aurait  re- 
poussé tout  autre  qu'une  mère...  Sa  fille  était 
sauvée!...  Son  père  et  elle  ne  voyant  pas  la  prin- 
cesse ,  crurent  qu'elle  était  retournée  à  Passy,  où 
ils  demeuraient ..  mais  la  maison  était  déserte... 
Alors  le  prince  et  sa  fille  entrevirent  un  affreux 
malheur!...  le  péfe  rassura  sa  fille...  il  quitta 
son  habit  brodé,  ses  décorations  et  partit  pour 
Paris,  pour  y  faire  des  recherches. 

Pendant  ce  temps,  un  officier  étranger,  (un 
Suédois,  je  crois),  aVait  trouvé  parmi  les  décom- 
bres un  fantôme  ,  un  débris  de  ferrime ,  mais  vi- 
vant, souffrant  ef  polissant  dés  plaintes  inai>. 
ti'culées.  Ce  spectre  était  noir  et  presque  éii 
charbon...  Son  diadème  de  pierreries  avait  subi 
une  telle  action  sous  le  feu,  que  l'argent  de  la 
monture  des  di'amaiis  avait  coulé,  et  s'était  in- 
crusté dans  les  os  du  éfârie ?...  L'officier  sué- 
dois,  en  entendant  sortir  des  gémissemens  de 
cette  itia'sse  informe ,  voulut ,  s'il  était  possible  , 
tenter  de  la  sauver^.  Il  M  porta  chez  un  épicier 
voisin  de  l'hôtel  de  l'ambassadeur  '.  Là ,  on  es- 
saya d'interroger'  lé  s^ièétre  souffrant.  Mais  long- 

•  Cet  homme  se  coaduisit  admirablement  dans  cette  soirée 
désastreuse  ;  sou  souveuir  doit  ctre  gardé  comme  celui  d'uA 
homme  de  bien...  voilà  le  vrai  Samaritain. 


l48  MÉMOIRES 

temps  ses  paroles  furent  indistinctes...  Enfin , 
on  entendit  le  mot  de  Passy...  Alors,  l'officier 
suédois  voulant  accomplir  son  œuvre  charitable, 
prit  une  voiture,  et  y  montant  avec  son  malheu- 
reux fardeau ,  il  s'en  fut  à  Passy  demandant  à 
chaque  maison  un  peu  remarquable ,  si  l'on  était 
inquiet  de  quelqu'un...  Ce  fut  ainsi  qu'il  atteignit 
la  demeuredelaprincessedelaLeyen...Cenesont 
pas  des  mots  qui  peuvent  rendre  l'effet  terrible  d'un 
pareil  moment!...  Déjà  depuis  quelque  temps  le 
cadavre  encore  vivant,  voyant  que  son  dernier 
soupir  s'exhalerait  sur  le  cœur  de  ceux  qu'elle 
aimait,  remerciait  comme  elle  le  pouvait  l'homme 
pieux  qui  avait  pitié  des  mourans...  Ses  doigts 
calcinés  essayaient  de  serrer  sa  main,  tandis  que 
de  ses  yeux  ,  dont  les  paupières  étaient  brûlées, 
coulaient  encore  quelques  larmes  sur  ses  joues, 
que  le  feu  avait  entièrement  corrodées. 

La  malheureuse  femme  vécut  encore  vingt-, 
quatre  heures,  et  mourut  le  lendemain  dans  un 
bain  d'opium  ,  où  elle  avait  été  mise  pour  adou- 
cir ses  souffrances. 

Une  femme  de  mes  amies  qui  avait  assisté  à 
cette  scène  dramatiquement  tragique,  me  racon- 
tait dernièrement  encore  qu'un  spectacle  vrai- 
ment unique  était  celui  qu'offraitla  demeure  du 


DE   LA    DtCHESSE   d'aBRANTÈS.  l^^ 

prince  de  Schwartzenberg  pendant  toute  cette 
nuit.  Les  cris  d'effroi,  les  cris  de  douleur,  les  cris 
inutiles  se  croisaient,  se  répandaient,  et  for- 
maient une  harmonie  infernale,  tandis  que  des 
femmes  couvertes  de  diamans  et  de  fleurs  cou- 
raient çà  et  là  comme  étant  attaquées  de  folie , 
et  ne  pouvant  surmonter  une  terreur  qui  les  pri- 
vait de  leur  raison.  L'une  d'elles  fut  trouvée 
sur  le  chaperon  du  mur  à  l'extrémité  du  jardin , 
à  cheval  sur  ce  mur ,  et  ne  pouvant  dire  com- 
ment elle  y  était  grimpée,  et  ne  voulant  d'abord 
pas  en  descendre.  Un  autre  effet  de  la  peur  fut 
celui-ci.  Il  a  eu  lieu  sur  une  personne  que  je 
connais,  et  qui  me  l'a  raconté  elle-même.  C'est 

madame    la  baronne  de  Bre x,   dame  pour 

accompagner  Madame-mère. 

Madame  de  Bre x ,  quoiqu'elle  ne  dansât 

plus,  n'en  allait  pas  moins  au  bal,  et  était  à 
celui  de  monsieur  le  prince  de  Schwartzenberg. 
Au  moment  où  le  feu  éclata,  elle  ne  se  leva  pas 
assez  vite...  voulut  ensuite  sortir,  et  se  trouvant 
pressée  par  la  foule,  elle  tomba  et  fut  quel- 
que temps  foulée  aux  pieds.  L'amour  de  la 
conservation  est  si  puissant  qu'elle  fit  des  ef- 
forts surhumains  pour  échapper  à  ce  double 
danger  qui  l'accablait;  elle  se  traîna,  comme 
elle  put,  jusqu'^  une  banquette  pour  s'y  niet- 


l5o  MÉMOIRES 

tre  à  l'abri  des  piétinemens  terribles  qui  la 
broyaient;  mais  avant  qu'elle  ne  l'eût  atteinte, 
le  plancher  manqua  sous  elle,  et  elle  tomba 
dans  un  trou  obscur  et  frais ,  dans  lequel  elle 
se  crut  d'abord  en  paradis  après  la  chaleur  in- 
fernale qu'elle  éprouvait  à  l'heure  même.  Ce- 
pendant une  sorte  d'instinct  lui  disait  que  sa 
retraite  actuelle  n'était  sûre  que  momentané- 
ment. Le  bruit  assourdissant  qu'elle  entendait 
au-dessus  de  sa  tète  avait  quelque  chose  d'hor- 
rible... elle  se  traîna  sur  ses  genoux  et  sur  ses 
mains,  rencontrant  parfois  des  obstacles  qui 
lui  écorchaient  les  bras  et  déchiraient  ses  véte- 
mens...  Enfin  elle  revit ,  non  pas  le  jour,  mais 
cette  lueur  sinistre  de  l'incendie  qui  éclairait, 
comme  une  torche  funéraire,  tous  ces  débris 
d'une  fête  royale...  Elle  était  dans  le  jardin... 
Le  lieu  où  elle  était  tombée  était ,  à  ce  qu'il 
paraît,  un  bassin  qui  était  heureusement  à  sec... 
Madame  de  Bre x'  fut  sauvée,  mais  elle  porta 

1  Je  suis  en  gênerai  si  peu  offensante  dans  mes  Mémoires, 
que  je  suis  sans  pitié  ensuite  pour  les  gens  qui  viennent  me 
chercher,  moi,  pauvre  personne, pour  me  dire  des  choses  dé- 
plaisnnîes  sans  aucun   fondement.  Je  voulais  repondre  à  ma- 

ilame  de  Bre x  dans  le  volume  précèdent,  mais  je  n'avais 

pas  Je  place,  et  j  ai  rerais  cette  réponse  à  celui-ci! 

Je  reçus  un  jour  une  leUrc  inconcevable  ,  et ,  en  vérité ,  si 


DE    LA    DUCHESSE   d' AERANTES.  l5t 

long-temps  les  terribles  marques  de  cette  soi- 
rée, sur  les  bras   et  sur  les  épaules,  dont  les 

mon  nom  n'avait  pas  élé    sur   l'adresse  je  ne  l'aurais  pas 

crue  pour  moi...  Celte  Jettre  était  de  madame   de    Bre x. 

Comme  la  lettre  est  fort  curieuse,  j'avais  bien  bonne  envie 
de  l'insérer  tout  entière,  mais  la  place  me  manque.  3Iadame 
de  Bre xme  dit  dans  cette  leitr c  c^ue  mon  imagina  tion  bril- 
lante m'a  entraîne'e  jusqu'à  m'occuper  de  M.  de  Bre x  qui, 

né  en  ijSS  (  autant  que  je  puis  me  rappeler)  se  porte  fort 
bien.,,  avantage  qu  il  doit  à  une  vie  exemplaire,  à  de  bonnes 
mœurs,  et  un  bon  estomac  ;  lequel  dernier  avantage  lui  pro- 
cure aussi  de  belles  dents  et  une  haleine  pure...  Enfin,  par 

postscriptum,md,àd.meàe^re x  me  dit  que  jamais  M.  de 

Bre X  n'a  dîné  chez  moi ,  et  qu'il  ne  connaît  pas  madame 

Murât. 

S'il  faut  dire  la  vérité,  lorsque  je  lus  cette  lettre ,  ce  fut 
pour  moi  un  logogriphe  ,  une  énigme,  tout  ce  qu'il  y  a  de 
plus  sphinx  au  monde.  Enfin,  à  force  dechercherj  je  trouvai 

qa'ajant  parlé  de  madame  de  Bre x  dans  le  X'  volume 

de  mes  Mémoires,  j'en  avais  parlé  pour  en  faire  un  portrait 
même  un  peu  idéal  en  bien...  Quant  à  son  mari,  que  je 
n'ai  jamais  vu,  j'en  avais  d'autant  moins  parlé  que  je  le 
croyais  mort  depuis  au  moins  quarante  ans,  car  jamais  elle 
n'en  parlait  elle-même  ;  et  lorsque  je  voulus  remonter  à  la 
cause  qui  lui  avait  fait  écrire  cette  drôle  de  lettre,  je  la  trou- 
vai dans  la  plus  comique  des  erreurs.  Madame  de  Bre x, 

comme  beaucoup  de  gens  qui  n'aiment  pas  la  lecture,  se  sera 
fait  rendre  compte  des  livres  nouveaux  qui  paraissent.  Mes 
Mémoires  auront  eu  ce  sort  ;  et  comme  la  personne  char- 
gée de  cette  besogne  aura  aussi  chargé  une  autre  delà  faire, 

il  s'en  est  suivi  qu'au  lieu  de  M.  de  Fleu dont  je  parle  à  la 

page  et  dans  le  volume  cités  par  madame  de  Bre...,. x,  le  ren- 


l5a  MÉMOIRES 

cicatrices  douloureuses  lui  rappelèrent  encore, 
après  bien  des  mois,  la  fête  de  l'ambassadeur 
d'Autriche. 

Junot  fut  affecté,  comme  tous  les  amis  de 
l'empereur,  d'un  semblable  événement;  on  se 
rappelait,  avec  une  terreur  presque  mystérieuse, 
les  noces  de  Louis  XVI  et  de  Marie-Antoinette... 
on  avait  une  crainte  intérieure  que  personne 
n'osait  se  communiquer,  et  cependant  on  aurait 
voulu  être  rassuré;  je  ne  fus  pas  moi-même  à 
l'abri  de  l'impression  produite.  Quant  à  l'em- 
pereur, ce  qui  assiégea  long-temps  son  esprit, 

deurde  compte  aura  vu  M,  deBre x,  lequel  a  encore  toutes 

ses  dents,  avec  P haleine  pure,  et  ne  dîne  pas  en  ville  ,  ce  qui 
n'estpas  l'afFairc  de  M.  de  Fleu qui  n'avait  plus  que  qua- 
tre ou  cinq  chicots  qui  sentaient  très  mauvais,  fort  mauvais 
même,  et  dînait  souvent  en  ville...  Cette  lettre  de  madame  de 

Bre X  m'a  fortement  blesse'e  ;  elle  est  écrite  pour  me  faire 

une  réclamation  qui  devenait  de  la  dernière  absurdité  ,  puis- 
qu'il n'est  non  plus  question  de  son  mari  dans  mes  Mémoires 
que  s'il  n'existait  pas,  et  dans  le  fait  c'est  bien  la  même  chose 
pour  moi ,  car  il  m'est  aussi  inconnu  qu'un  habitant  des  îles 
Sandwich;  et  en  vérité  si  la  matière  me  manquait  (ce  qu'à 
Dieu  ne  plaise),  j'aurais  d'autres  sujets  à  fraîler  qu'un 
vieillard  que  je  ne  connais  pas,  quoiqu'il  ait  toutes  ses  dents 
et  ne  sente  pas  mauvais,  3e  n'ai  pas  môme  répondu  à  madame 

de  Bre x.  Mes  Mémoires   sont  assez  connus  pour   que 

quelqu'un  se  soit  charge'  de  lui  dire  qu'à  la  page  et  au  vo- 
lume indiqués  il  n'y  fut  jamais  question  de  son  mari,  non 
plus  que  dans  tout  l'ouvrage. 


DE  LA  DUCHESSE  d' AERANTES.       l53 

après  cette  funeste  nuit,  a  été  peu  connu;  j'en 
parlerai  plus  tard  en  son  lieu. 

Nous  partîmes  de  SaJamanque  pour  Ledesma 
par  un  temps  superbe,  mais  une  chaleur  comme 
jamais  je  n'en  avais  éprouvé...  La  route  passe 
quelque  temps  au-travers  des  bois,  mais  ces 
bois  n'ont  aucune  fraîcheur,  et  rien  ne  rap- 
pelle le  bocage,  dans  ces  troncs  tortueux  et  ce 
pâle  feuillage  au  revers  noirâtre  qui  attriste 
l'œil  bien  loin  de  le  réjouir. .  .  Parfois  nous 
trouvions  le  beau  pin  pyramidal,  le  pin  para- 
sol d'Italie,  mais  rarement,  et  plus  rarement 
encore,  nous  rencontrions  le  cyprès  de  Portugal.. 
Nous  approchions  de  la  chaîne  de  Gâta,  et  le 
pays  devenait  chaque  jour  plus  désert  et  plus 
aride... 

Pour  donner  une  idée  de  la  vie  que  j'ai  me- 
née pendant  deux  mois  à  Ledesma,  il  me  faudrait 
la  peindre  en  entier,  et  ce  serait  rendre  un  mau- 
vais service  à  ceux  qui  me  liraient.  Je  leur  dirai 
seulement  que  Ledesma  est  un  gros  bourg  ayant 
encore  im  reste  de  fortifications  mauresques 
et  même  romaines ,  n'offrant  aucune  ressource 
pour  la  vie  sociale.  J'habitais  la  meilleure  mai- 
son du  lieu,  et  cette  maison  ne  serait  pas  bonne 
en  France  pour  faire  une  habitation  de  jardi- 
nier dans  le  château  un  pou  remarquable  d'une 


1 54  MÉMOIRES 

de  nos  provinces;  je  ne  parle  pas  même  des 
environs  de  Paris.  J'étais  souffrante  de  ma  gros- 
sesse, et  cette  souffrance  prenait  un  caractère 
alarmant  en  raison  de  la  maladie  qui  avait  frappé 
le  corps  d'armée  du  duc'.  Les  malheureux  mou- 
raient presque  tous  de  l'affreuse  maladie  nom- 
mée la  nostalgie;  rien  ne  pouvait  les  sauver.  Ils 
expiraient  en  tournant  l'œil  vers  la  France,  et 
demandant  la  patrie  et  le  toit  paternel. 

Souvent  j'éprouvais  aussi  de  ces  mouvemens 
impérieux  qui  me  portaient  à  pleurer  avec  san- 
glots... Le  médecin  qui  me  soignait  alors  me 
dit  que  j'avais  du  ma  conservation  à  mon  état 
de  grossesse...  qu'il  avait  combattu  puissam- 
m'fent  la  maladie  du  pays...  j'avais  la  nostalgie, 
mais  mon  enfant  neutralisait  le  mal.  La  nature 
est  si  admirable!. c.  ce  n'est  pas  elle  qui  crée  pour 
détruire. 

Mon  séjour  à  Ledesma  fut  marqué  par  une 

seule  circonstance  assez  remarquable  dans  mes 

souvenirs.  Quoique   nous   fussions  mal ,  nous 

avions  avec   nous  un  luxe  que  rien  ne  pouvait 

ternir...   c'était    notre   armée.  Le   jour  de  ma 

fête  approchait ,  Junot  voulut  la  célébrer  mi- 

'  C'était  une  nostalgie  profonde  et  terrible ,  surtout  dans 
le  désert  où  nous  étions ,  et  environnés  de  périls. 


DE   LA.    DUCHESSE   d'aBRANTÈS.  155 

litairement.  Nous  n'avions  jamais  vu  de  combat 
de  taureaux ,  parce  que  lors  de  notre  premier 
voyage  en  Espagne  ils  étaient  défendus...  Junot 
fut  voir  un  cirque  assez  beau  dans  la  place  même 
de  Ledesma ,  et  l'ayant  trouvé  convenable,  il 
prit  ses  mesures  pour  qu'il  y  eût ,  le  i  o  août,  jour 
de  saint  Laurent,  un  combat  de  taureaux  assez 
beau  pour  que  la  relation  piàt  en  être  faite.  C'é- 
tait une  chose  fort  chère,  non  seulement  pour  se 
procurer  les  hommes,  mais  pour  avoir  les  ani- 
maux ,  quoique  nous  fussions  alors  dans  la  con- 
trée où  Madrid  se  fournissait  jadis  de  taureaux 
pour  les  combats  de  ses  plus  belles  fêtes...  Enfin 
le  corrégidor  nous  dit  que,  près  de  Ledesma  était 
un  homme  qui  maintenant  était  retiré,  mais  qui 
avait  été  d'abord  un  adjoint  du  fameux  Pepe- 
Hillo  ',  et  qui  de  son  tenjps  même  était  appelé 
secunda  spada  de  Espana...  Le  corrégidor  se  fai- 
sait fort  de  le  faire  venir  à  Ledesma...  La  chose 
fut  arrangée,  et  le  combat  eut  lieu,  mais  en  rè- 
gle, et  comme  un  des  anciens  combats;  seule- 
ment on  ne  mit  à  mort  que  trois  ou  quatre  tau- 
reaux. J'avoue  qu'il  yen  eut  assez  pour  moi... 


1  Josef  Delgado  (Vulgo)  Hillo...  C'est  celui  que  nous  con- 
naissons sous  le  nom  de  Pepillo. 


|56  MÉMOIRES 

C'est  un  spectacle  sans  doute  curieux ,  mais  ré- 
voltant pour  une  femme ,  quoi  qu'on  en  puisse 
dire  ;  car  il  est  odieux  de  voir  autour  de  soi  la 
terre  trempée  de  sang  et  souillée  de  vestiges  de 
Cannibales... 

Cet  homme,  rival  de  Josef  Delgado  (vulgo) 
Hillo,  comme  ils  disent  en  Espagne,  était  fortbien 
vêtu  et  raisonnait  de  son  art  en  artiste  consom- 
mé. J'ai  vu  peu  d'exemples  de  cette  vanité:  Talma 
était  auprès  de  lui  le  plus  modeste  des  hommes. 
Junot  le  fit  venir  avant  le  combat,  pour  l'entendre 
raisonner  sur  la  Tauromaquia  o  L'artede  Torrear 
comme  dit  le  fameux  Hillo. . .  I.a  secunda  spada 
d'Espagne  nous  raconta  une  foule  de  faits  très 
curieux  s'ils  sont  tous  vrais.  Mais  il  fit  devant 
nous  d'assez  bonne  besogne  pour  se  faire  croire. 
J'entendais  alors  assez  bien  l'espagnol  pour  le 
comprendre ,  si  ce  n'est  pour  les  termes  techni- 
ques de  son  art,  qu'on  me  traduisait.  Il  parla 
savamment  et  avec  respect  de  Josef  Delgado 
(vulgo)  Hillo,  qu'il  mettait  au-dessus  de  Romero, 
et  j'ai  pourtant  entendu  dire  le  contraire...  Mais 
Pepe-Hillo  était  son  maître,  et  la  prévention 
était  permise...  Il  demanda  au  duc  s'il  voulait 
voir  de  toutes  les  sortes  de  morts ,  parce  qu'il 
serait  bien  aise  de  montrer  son  savoir-faire  à  un 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  iSt 

personnage  aussi  éminent.  —  Mon  art  a  des  pré- 
ceptes, ajouta-t-il,  ainsi  que  des  règles  que  l'on 
doit  observer,  quand  on  se  trouve  en  face  d'un, 
taureau ,  parce  qu'il  faut  savoir  à  qui  l'on  a  af- 
faire. 

On  aurait  dit  qu'il  parlait  d'un  adversaire  et 
d'un  duel...  Mais,  au  fait,  le  taureau  est  pour 
cet  homme  un  rival,  et  le  duel  est  souvent 
à  mort  mutuellement.  Pour  nous  autres  Fran- 
çais ,  en  voyant  un  combat  de  taureaux ,  nous 
ne  voyons  que  l'animal  frappé  par  le  matador  , 
et  portant  après  lui  une  vingtaine  de  banderillas. 
Mais  vraiment,  il  y  a  bien  autre  chose!  D'abord 
les  espèces  de  taureaux  sont  très  nombreuses,  et 
les  hommes  habiles  en  établissent  d'abord  la  dif- 
férence avant  de  commencer  le  combat;  ainsi, 
par  exemple,  si  le  toro  es  franco^  boyante\  alors 
l'homme  le  combattra  à  la  suerte  de  la  veronica, 
c'est-à-dire  que  le  dieslro  '  se  posera  en  face  du 
toro\  avec  le  toro  que  se  cine^  c'est-à-dire  ceux 
qui  se  précipitent  dans  l'objet  qu'ils  ont  en  re- 
gard ,  ils  combattent  de  la  façon  qui  s'appelle  : 
harlar  las  toros  de  capa...  Le  matador  agite  la 
capa  (qui  est  presque  toujours  rouge),  et  au 

'  O  sencillo. 

*  Même  chose  que  torero. 


1 58  MÉMOIRES 

moment  où  le  taureau  se  précipite  sur  lui,  il 
abandonne  le  voile  rouge ,  dont  le  taureau  de- 
meure les  cornes  embarrassées  :  ils  appellent 
alors  cette  capa  :  el  engano\ 

Il  y  a  aussi  une  espèce  de  taureau  qu'ils  ap- 
pellent loro  de  tensido  :  c'est,  avec  le  respect  que 
je  dois  aux  taureaux,  le  fou  de  l'espèce;  c'est 
celui  qui  va  à  droite  et  à  gauche  sans  se  fixer  à 
rien.  Il  se  combat  difficilement,  parce  que  le 
grand  art  de  l'homme  qui  combat  est  de  deviner 
le  taureau  ,  et  comment  voir  dans  son  regard  où 
il  veut  aller,  quand  lui-même  n'en  sait  rien?... 
11  faut  donc,  ainsi  que  le  disait  secunda  spada  , 
malicia  y  sagacidad  por  matar  el  toro  de  sentido... 
Vient  ensuite  el  toro  temeroso,  c'est-à-diré  celui  " 
qui  se  dérangera  toujours  de  son  but  avant  dy 
arriver.  Puis  el  toro  brabucon^  c'est-à-dire  pol- 
tron, parlant  sauf  respect;  et  le  revoltoso  ,  etc.  ; 
car  si  l'on  voulait  tout  dire ,  on  n'en  finirait  pas. 
Il  y  à  également  plusieurs  sortes  de  combattre 
même  le  même  taureau...  suerte  de  recorte.. .  suerte 
aianavarra...suert3  de  espaldas...  suerte  de  la  torero . 
«  Una  de  las  suerles  de  mayor  destreza  en  et 

•  Oa  appelle  aussi  engano,  elcapotillo  et  la  muleta.  Elen- 
gano  est  en  général  tout  ce  qui  attire  et  trompe  l'animal. 


DE    LA   DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  1  Sg 

arte  de  torrear^es  sin  duda  la  déporter  batiderillas  '» . 
On  connaît  la  handerilla.  C'est  une  petite  flèche 
ayant  au  bout  un  crochet  de  fer  très  aigu ,  ce 
qui,  dans  l'origine,  lui  avait  fait  donner  le  nom 
de  harpon.  L'adresse  du  torero ,   ou  bien  du  s^- 
quienle  y    est  de  placer  le  plus  de  ces  flèches  , 
banderilias ,  sur  le  taureau,  J'en  ai  vu  jusqu'à 
vingt-cinq  et  même  trente  après  le  pauvre  ani- 
mal. Plus  il  fait  de  mouvem'ens  ,  et  plus  la  han- 
derilla lui  entre  dans  la  chair... Il  court,  furieux, 
couvert  de  sang  ;   et  souvent  il  y  a  de   l'artifice 
dans  la  banderilla...  Oh!  alors  ce  sont  les  gran- 
des joies.  Ils  ont  aussi  la  lanzada  à  pié.   Cette 
façon  est  très  curieuse.   Le  matador  se  met  un 
genou  en  terre ,  en  face  du  taureau  ,   et  il  tient 
une  longue  lance  faite  d'un  bois  blanc  qui  rompt 
à  la  moindre  résistance.  Il  attend  de  cette  sorte 
que  l'animal  se  précipite  sur  la  lance,  qu'il  a  soin 
de  diriger  de  façon  que  le  taureau  se  la  plante 
entre  les  deux  yeux...   Cette  manière  est  sans 
doute  dangereuse  ;  mais  je  crois  qu'il  n'en  est 
aucune  de  plus  périlleuse  que  de  poser  les  ban- 
derilias,  en  raison   des  terribles   derrotes  que 

>  Une  des  façons  les  plus  adroites  dans  l'art  de  la  tauroma' 
quie  *,  est  sans  aucun  doute  celle  de  poser  les  banderilias. 

!  En  espagnol  tauromaquia. 


1 60  MÉMOIRES 

donne  le  ioro  \  qui  souvent  attrapent  les  cliullos 
comme  les  toreros. 

Je  pourrais  remplir  bien  clés  pages  si  je  vou- 
lais décrire  les  différentes  façons  de  combattre , 
de  tourmenter,  de  tuer  le  taureau.  Mais  je  me 
borne  à  raconter  ce  qui  est  peu  connu  en  France. 
On  parle  beaucoup  du  combat  de  taureaux  ,  et 
l'on  ne  dit  pas  comment  on  combat,  si  ce  n'est 
qu'on  représente  un'bel  Andaloux  arrivant  dans 
l'arène  et  tuant  le  taureau  après  quelques  évo- 
lutions. J'ai  donc  dit  ce  qui  l'est  trop  peu.  Je 
pourrais  encore  parler  de  la  façon  navarraise  de 
mancornar  et  ioro ,  et  puis  dépeindre  la  suerle 
avuela-piès ,  la  estocada  fameuse,  avuela-piès , 
dont  l'auteur  fat  le  célèbre  Jooguin  Rodriguez 
(yulgo)  Castillares  :  c'est  la  plus  majestueuse , 
comme  ils  le  disent ,  et  à  vrai  dire ,  c'est  une 
belle  cbose  que  de  voir  un  homme  affronter  seul 
un  animal  furieux  comine  l'est  le  taureau  dans 
ce  moment,  le  frapper  de  son  épée  avec  autant 
de  calme  que  s'il  eût  été  à  l'abri  de  tout  péril... 

Les  piccadores  courent  beaucoup  moins  de 
dangers  ;  ils  sont  à  cheval ,  ensuite  ils  portent 
des  cuissarts  ,  si  je  puis  appeler  ainsi  ce  qui 
Couvre  la  partie  inférieure  de  leur  corps  jusqu'à 

»  On  appelle  ainsi  les  coups  de  cornes  que  donne  le  tau- 
reau pour  se  dël^arrasscr  des  banderillas. 


DE    LA    DUCHESSF.    d'aBRANTÈS.  i6| 

leurs  pieds,  et  qui  est  parfaitement  rembourré 
de  coton  ;  c'est  en  général  le  cheval  qui  est  le 
plus  en  péril.  Aussi ,  dans  las  fiestas  réaies ,  comme 
on  en  donnait  au  temps  de  Charles  II ,  périssait- 
il  quelquefois  vingt  chevaux  dans  une  seule  jour- 
née. Ces  fêtes,  qui  se  donnaient  alors  sur  la  plaça 
Mayor  à  Madrid ,  étaient  vraiment  des  fêtes  roya^ 
les.  Tout  le  corps  diplomatique  y  venait  en  céré- 
monie faire  le  tour  de  la  place  dans  des  équipages 
magnifiques.  Puis  l'alguazil  mayor  venait  prendre 
possession  du  terrain.    Tous  ceux  qui   devaient 
combattre,  piccadores,  toreros,  matadores ,  cliul- 
los ,  siguentesj  faisaient  après  lui  le  tour  de  la 
place  qui  devenait  arène.  Et  puis  venait  le  roi  : 
il  se  plaçait  à  son  balcon  royal ,  et  dès  qu'il  était 
venu ,  des  hommes  à  sa  livrée  faisaient  le  tour 
des  balcons  et  distribuaient  aux  femmes  riche- 
ment parées  qui  y  étaient  assises ,  de  la  part  de 
Sa  Majesté,  des  corbeilles  où  étaient  des  gants 
parfumés,  des  éventails,  des  essences,  des  pas-- 
tilles  d'ambre,  et  une  foule  de  choses,  parmi 
lesquelles  je  vois  avec  étonnement,  je  crois  que 
c'est  dans  madame  de  A^illars,  distribuer  des  bas 
de  soie...  Ensuite,  pendant  la  fête,   on  donnait 
des  eaux  glacées  ,  des  confitures ,  des  œufs  sous 
toutes  les  formes ,  surtout  en  cheveux  d'ange.  Le 

marquis  de  Louvillc  ,  avec  son  esprit  satirique, 
XIII.  ,1 


l62  MÉMOIRES 

n'oublie  pos,  toutes  les  fois  qu'il  écrit  à  M.  de 
Beauviiliers ,  de  lui  dire  :  «  Ne  vous  inquiétez 
donc  pas  des  dames  du  palais...  on  leur  donnera 
double  ration  d'œufs  filés,  et  tout  sera  dit.  » 

Pourquoi  donc  y  a-t-ii  un  charme  si  puissant  à 
rentrer  dans  le  passé  de  cette  Espagne  ,  si  belle 
de  ses  souvenirs  étrangers  à  nos  coutumes?  Se- 
rait-ce cela?...  Je  le  crois.  Labruyère  a  dit  avec 
raison  :  «  Deux  choses  séduisent  également  l'homme, 
l'habitude  et  la  nouveauté.:.  » 

Retournons  dans  notre  présent...  Hélas!-  ce 
présent  est  aussi  bien  loin  de  nous!...  et  pour- 
tant nous  y  avons  assisté  comme  acteurs...  Ces 
jours  ont  été  les  nôtres,  sa  vie  est  encore  notre 
vie,  et  pourtant... 

Le  jour  du  combat  de  taureaux ,  donc  ,  à  Le- 
desma,ce  matador,  ce  torero,  rival  de  Pepe- 
Hillo,  était  magnifiquement  vêtu  du  costume,  an- 
daloux,  que  portent,  au  reste,  tous  ceux  qui  com- 
battent le  taureau,  soit  qu'ils  soient  piccadores, 
torreros ,  matadors,  chullos  même...  ils  ont  tous 
le  costume  qu'on  voit  ici  dans  le  Barbier  de  Séoille 
à  Figaro,  avec  cette  différence  que  les  ornemens 
des  manches  et  de  la  veste  sont  en  or  fin,  et  quel- 
quefois en  pierreries  :  Pepe-Hillo ,  par  exemple, 
les  avaitsûrement  en  aussi  précieuse  matière.  La 
secunda  spada,  comme  il  se  faisait  appeler,  était 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  i63 

coiffé  du  rézédilla  ,  et  portait  un  long  manteau 
qu'il  mettait  et  ôtait  avec  une  bonne  grâce  qui 
m'a  donné  l'idée  de  ce  que  c'était  que  le  manteau 
espagnol.  Ceux  qui  combattirent  à  clieval  avaient 
aussi  la  veste  andalouse ,  mais  leurs  jambes  et 
leurs  cuisses  étaient  couvertes  d'une  peau  de  daim 
rembourrée,  ce  qui  est  défectueux  à  l'œil,  et  leur 
donne  de  la  disgrâce.  Les  plus  lestes  de  la  troupe  , 
ce  sont  ceux  qui  mettent  au  taureau  les  bande- 
rillas  avec  des  papiers  de  couleur,  et  de  l'artifice 
pour  exciter  sa  colère...  Ils  sont  d'une  légèreté  et 
d'une  souplesse  admirables...  ils  s'élancent  sur  le 
taureau  avec  la  rapidité  de  l'éclair,  et  lui  appli- 
quent deux  flèches  crochues  avec  de  longs  fers 
qui  entrent  dans  la  chair  de  ce  malheureux  ani- 
mal et  le  rendent  furieux...  C'est  peut-être  une 
des  choses  les  plus  pénibles  de  la  fête,  que  cette 
cruauté  froide. qui  veut  stimuler  le  courage  de 
la  victime  pour  la  rendre  plus  digne  du  sacrifice. 

Secunda  spada  tua  trois  taureaux  de  suite  sans 
avoir  besoin  de  leur  donner  un  second  Coup... 
La  manière  dont  il  s'acquittait  de  son  office  est 
tout-à-fait  curieuse. 

Lorsque  le  taureau  fut  au  plus  haut  degré 
de  fureur,  alors  le  matador  fit  un  signe,  et  s'a- 
vança majestueusement  dans  la  lice ,  tenapt  d'une 


1 64  MÉMOIRES 

main  sa  muleta  '  et  de  l'autre  son  épée.  Le  taureau 
demeura  alors  silencieux  et  observateur,  comme 
cet  animal  l'est  toujours  lorsqu'un  nouvel  ad- 
versaire vient  à  lui.  Le  matador  s'avança  de  quel- 
ques pas  en  agitant  son  drapeau  rouge,  et  le  tau- 
reau mugit  sourdement,  mais  sans  remuer...  alors 
le  matador  fit  un  mouvement  du  bras,.,  aussitôt 
le  taureau  partit  en  poussant  un  mugissement  ter- 
rible, et  eu  courant  autour  de  l'arène  il  faisait 
voler  la  terre  et  les  pierres  sous  ses  pieds...  deux 
fois  il  fondit  sur  le  torero ,  qui  deux  fois  l'évita 
avec  une  rare  adresse  en  se  jetant  de  côté...  à 
la  troisième  course  fournie  par  le  taureau,  le  ma- 
tador l'attendit,  puis,  se  détournant  à  demi,  il 
lui  plongea  son  épée  dans  l'épine  dorsale,  au  dé- 
faut de  l'épaule  '...  Le  taureau  fit  encore  un  pas... 
il  chancelait...  Les  chullos  accoururent,  mais 
le  matador  avec  un  air  tout  royal  étendit  la  main, 
en  leur  disant: 

—  Dexa  loi...  dexa  loi.,, 

'  La  différence  de  la  capa  à  la  muleta  ,  c'est  que  la  pre- 
mière est  un  manteau,  une  capa  enfin,  etl'autre  est  un  petit 
drapeau  rouge  qui  tientà  un  l)dton  autour  duquel  il  est  roule'. 
Les  habiles  mettent  beaucoup  de  grâce  à  faire  jouer  la 
muleta. 

*  C'est  l'esiocaila  à  vuela-pièf  dont  y^i  parlé  plus  haut. 


DE  LA  DUCHESSE  D  ABkANTÈS.       l65 

En  effet  le  taureau  fut  tomber  à  quelques  pas 
(le  là.  Le  coup  avait  été  mortel. 

Cette  fête  plut  extrêmement  aux  soldats  et  aux 
officit3rs  de  l'armée.  C'est  un  spectacle  pour  des 
hommes,  et  des  hommes  d'épée...  En  parlant  d'e- 
pée,  celle  qu'avait  le  matador  étaitgrande  comme 
la  Joyeuse  de  Charlemagne  au  moins. 

A  quelque  temps  de  là  Junot  reçut  ordre  de 
quitter  Ledesma  pour  aller  à  San-Felices-el- 
Grande  y  et  je  l'y  suivis.  Ma  position  était  bien 
pénible  alors;  j'étais  fort  souffrante,  et  je  n'avais 
aucun  moyen  de  revenir  en  France  ni  d'aller  à 
Madrid.  Pour  l'un  et  l'autre  voyages  il  fallait  une 
escorte  trop  forte  pour  que  Junot  pût  la  distraire 
de  son  corps  d'armée  :  Le  devoir  avant  tout!  disait- 
il.  Et  puis  nous  avions  la  pensée  d'arriver  à  Lis- 
bonne avant  bien  peu  de  semaines;  que  dis-je? 
c'était  même  par  jours  que  notre  vanité  comptait. 

Nous  étions  alors  dans  l'automne;  les  soldats, 
toujours  indociles  quand  on  leur  parle  de  régime, 
avaient  été  sourds  à  tous  les  ordres  donnés  pour 
ne  pas  manger  de  raisins  ni  de  melons...  Cette 
manière  de  vivre  est  des  plus  nuisibles  non  seu- 
lement partout ,  mais  notamment  en  Espagne. 
Il  en  résulta  donc  que  les  soldats  du  8'  corps  par- 
ticulièrement furent  presque  tous  attaqués  d'une 
dysenterie  de  l'espèce  la  plus  dangereuse,  et  que 


1 66  MÉMOIRES 

les  hôpitaux  de  Salamanque ,  de  Zamora ,  et  de 
toutes  ]es  villes  envii'onnantes ,  ne  suffirent  bien- 
tôt plus  à  contenir  les  malades ,  et  qu'on  fut 
obligé  de  les  mettre  dans  des  maisons  particu- 
lières. Junot  devint  triste...  morose  même,  et 
notre  séjour  à  San-Felices-el-Grande  ne  fit  qu'a- 
jouter à  celte  disposition  malade  de  l'âme. 

Tout  ce  que  l'imagination  peut  se  figurer  de 
plus  mélancolique  entourait  cette  habitation  de 
San-Felices;  Ledesma  était  un  lieu  enchanté  au- 
près de  ce  village  qui  avait  passé  au  travers  de 
l'insurrection  et  de  la  guerre,  et  qui  était  de- 
meuré comme  frappé  de  la  foudre...  Sa  position, 
au  milieu  de  montagnes  calcaires,  nues  et  pri- 
vées de  toute  végétation ,  n'était  pas  sombre  et 
triste  comme  celle  que  j'ai  souvent  rencontrée 
au  milieu  des  Alpes  et  des  Pyrénées;  des  torrens, 
des  sapins,  de  noirs  rochers,  tout  cela  forme 
un  ensemble  trop  souvent  en  harmonie  avec  la 
situation  de  l'âme ,  pour  être  repoussé  par  elle  ; 
mais  des  rnontagnes  arides.. .  des  masures  à  demi 
détruites...  une  maison  dont  les  portes,  les  fenê- 
tres ,déDonillées  de  leurs  ferremens,  n'étaient 
retenues  que  par  de  mauvaises  attaches  en  bois; 
des  murs  noircis  par  la  fumée  des  feux  de  bi- 
vouac, caries  soldats  trouvaient  tous  les  lieux 
bons  pour  s'y  établir;  un  village  éloigné  de  plu- 


DE  LA.  DUCHF.SSE  d'aBRANTÈS.  167 

sieurs  lieues  de  tout  endroit  susceptible  de  don- 
ner un  secours  :  voilà  la  retraite  dans  laquelle  je 
passai  un  mois,  gisante  sur  un  lit  de  douleurs,  et 
voyant  venir  la  mort-  pour  moi  et  pour  mon 
enfant. 

Junot  devint  alors  presque  frénétique  d'in- 
quiétude ou  plutôt  d'alarmes  ;  il  voyait  plus  loin 
que  moi  dans  l'avenir,  et  tandis  que  je  me  ber- 
çais encore  au  milieu  de  mes  souffrances  de  l'es- 
poir de  faire  mes  couches  à  Lisbonne  ou  tout  au 
moins  à  Coïmbre,  il  voyait  devant  nous  s'élever  un 
mur  d'airain  que  le  canon  lui-même  ne  pourrait 
abattre...  Le  maréchal  Ney  qu'il  vit  à  cette  époque 
et  qui  causa  avec  lui  sur  la  position  de  l'armée, 
plongeait  encore  d'un  regard  plus  sinistre  dans 
cet  avenir.  Hélas!  tous  deux  avaient  raison. 

Mon  état  devint  alarmant.  Je  ne  pouvais  plus 
me  lever...  j'avais  heureusement  mon  lit  de 
voyage  et  quelques  meubles  portatifs  qui  me  sui- 
vaient toujours  dans  l'un  de  mes  fourgons,  et  qui 
rendaient  à  l'instant  même  une  chambre  habi- 
table. Main  celle  que  j'occupais  dans  cette  maison 
de  San-Felices  était  sombre  et  humide,  et  ne  re- 
cevait le  soleil  que  par  une  petite  fenêtre  haute, 
à  peine  large  de  deux  pieds...  et  de  la  terre  battue 
formait  seule  le  plancher...  Quelquefois  en  me 
réveillant  d'un  sommeil  qui  jamais  ne*  me  rafraî- 


1 68  MÉMOIRES 

chissait,  je  surprenais  Junot,  qui  était  entré  dou- 
cement dans  ma  chambre,  me  regardant  avec  un 
œil  désespéré  qui  rendait  tout  ce  qu'il  souffrait... 
Il  gémissait,  il  pleurait  comme  un  enfant,  prenait 
mes  mains  toutes  glacées  qu'elles  étaient  dans 
l'intervalle  de  la  fièvre  et  les  baisait  en  les  mouil- 
lant de  larmes. 

—  Et  pas  de  moyen  de  te  faire  sortir  de  ce  dé- 
sert, s'écriait-il  avec  rage!...  aucun  moyen!... 
aucun  !...  j'aimerais  mieux  donner  ma  démission 
et  te  conduire  moi-même  que  de  te  confier  à  une 
misérable  escorte ,  qui  peut  être  défaite  par  la 
première  troupe  de  guérillas  postée  dans  les  bois 
de  JMatilla  pour  t'attendre. . .  mais  je  ne  le  puis. . . 
je  ne  le  puis  sans  me  déshonorer  !...  car  le  canon 
va  gronder  tout  à  l'heure,  et  je  ne  puis  tourner 
le  dos  à  l'ennemi. 

—  Je  tâchais  de  le  calmer...  je  cherchais  des 
paroles  qui  fussent  à  son  coeur.  Mais  ce  cœur 
était  si  parfait...  il  m'était  si  dévoué!...  et  com- 
ment mettre  un  bandeau  alors  sur  la  vue  de  celui 
qui  aime,  et  qui  aperçoit  devant  lui  le  précipice 
où  peut  tomber  l'objet  de  son  affection  ?  Et  puis 
U  était  père...  Avec  moi,  qu'il  aimait,  il  avait 
encore  à  craindre  un  malheur,  se  doublant  par 
lui-même. . .  Et  jamais  il  ne  fut  un  homme  '  qui , 
'  Ea  relisant  l'ode  de  Yictor  Hiiqo  sur  la  mort  du  roi  de 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  169 

plus  que  lui,  ressentit  les  nobles  affections  de 
lame...  Oh  !  c'était  une  terrible  et  bien  drama- 
tique position  que  la  nôtre  dans  cet  instant. 

On  faisait  alors  le  siégq  d'Almeida.  Almeida 
était  la  première  forteresse  portugaise,  comme 
Ciudad-Hodrigo  était  la  dernière  de  l'Espagne. 
MassénajSanss'apercevoirqueWellingtonl'attirait 
dans  un  pays  que  les  habitans  ruinaient  en  se 
retirant,  comme  plus  tard  ils  ont  fait  en  Russie, 
le  poursuivait  toujours,  mais  lentement,  et  en 
s'épuisant  à  chacune  des  stations  qu'il  faisait  de-, 
vant  ces  malheureuses  forteresses...  Le  siège  d'Al- 
meida durait  depuis  long-temps,  lorsqu'un  événe- 
ment, qu'on  ne  peut  qualifier  d'heureux,  termina 
d'un  seul  coup  le  sort  de  la  ville  et  d'une  partie 
de  ses  habitans.  :      *^ 

Un  soir,  peu  de  temps  après  le  soleil  couché , 
la  maison  reçut  une  .violente  secousse. 

—  Est-ce  un  tremblement  de  terre,  m'é- 
criai-je  tout  effrayée...  et  faut-il  donc  redouter 
tous  les  dangers  dans  ce  malheureux  pays  ? 

Rome  ,   je  inc  sens  toujours,  prêle  à  pleurer  à   celle  ad- 
mirable slrophe  : 

Encor  s'il  n'avait  vien  aimé  sur  la  terre , 

Ce  vainqueur!  Mais  il  aimait  son  flis! 

Car  les  cœurs  de  lions  sont  les  vrais  cjcurs  de  pùie,  etc. 


170  MÉMOIRES 

Une  seconde  détonation  se  fit  entendre.  Cette 
fois  je  crus  qtie  la  maison  s'écroulait. 

—  C'est  à  la  forteresse!  s'écrièrent  tous  les 
hommes  !...  et  Junot,  le  premier,  se  mit  à  courir 
vers  une  vieille  tour  ruinée,  qui  était  sur  le  haut 
d'une  colline,  tout  au  bout  du  village. 

—  C'est  un  admirable  spectacle,  s'écria-t-il  en  re- 
venant presque  aussitôt  !...  Il  faut  que  tu  viennes 
voir  cela ,  Laure  ,  on  va  te  porter...  Almeida  est 
en  feu  ! 

On  me  porta,  en  effet,  dans  la  tour,  et  de  là 
je  vis  une  épouvantable  merveille. 

C'était  un  horizon  tout  de  feu  bordant  un  ciel 
ardoisé,  et  sur  cette  sombre  tenture  jetant  parfois 
des  gerbes  brillantes  ,  qui  la  sillonnaient  en 
tous  sens...  Cette  lueur  étincelante ,  cette  nuit 
sombre,  le  vent  sifflant  au  travers  des  montagnes, 
et  apportant  par  intervalle  comme  un  cri  de  dé- 
sespoir... Il  y  avait  dans  une  telle  vue  de  quoi 
frapper  le  cœur  le  plus  intrépide. 

Almeida  avait  sauté  presque  entièrement.  Et 
c'était  l'effet  du  hasard...  un  canonnier  allait  quit- 
ter son  poste;  il  avait  encore  une  grenade  à  lancer; 
il  l'envoie  vers  la  ville  sans  viser,  sans  même  être 
sûr  du  côté  qu'elle  va  suivre.  La  grenade  tombe 
devant  la  porte  ouverte  de  l'arsenal,  au  moment 
où  cent  ouvriers    étaient  occupés  à  faire  des 


DE      LA    DUCHESSE   D  AERANTES.  I7I 

cartouches  et  à  diviser  ainsi  l'immense  quantité 
de  poudre  qui  était  à  Almeida...]\[ais  ce  qui  fut 
affreux  ,  c'est  que  tout  ce  qui  avait  pu  se  réfu- 
gier d'habitans  dans  les  fossés  du  château  avait 
été  y  chercher  un  asile  dans  les  casemates.  Qua- 
rante familles  y  étaient  au  moment  de  l'explo- 
sion, et  furent  entièrement  victimes  de  ce  ha- 
sard terrible ,  qui  n'est ,  au  reste ,  qu'un  exemple 
de  plus  de  tous  ceux  qu'on  voit  à  la  guerre. 
L'effet  de  cette  bombe  ou  de  cette  grenade  fut 
tel,  que  la  ville  s'ouvrit  de  toutes  paris,  et  que 
dix  brèches  permirent  à  l'armée  française  d'y 
pénétrer.  Des  canons  furent  lancés  dans  la  plaine 
à  une  distance  inconcevable...  des  inembres 
palpitans  furent  trouvés  à  plus  de  cinquante 
toises  dans  la  campagne...  Lorsque  Junot  revint 
le  lendemain  à  San-Felices,  après  avoir  visité 
toute  la  ville  et  vu  les  désastres  produits  par  l'é- 
vénement inattendu  de  la  veille,  il  pâlissait  au 
souvenir  de  tous  les  débris  humains  qui  embar- 
rassaient ses  pas  en  marchant  au  travers  des  dé- 
combres noirs  et  sanglans  de  ce  château ,  de 
cette  ville,  tombeau  de  tant  d'innocentes  vic- 
times... Le  canonnier  prétendit  qu'il  avait  eu  l'in- 
tention de  diriger  son  projectile  sur  l'arsenal  où 
il  savait  qu'étaient  les  munitions.  ]\Iais  le  fait  est 
qu'il  n'y  voyait  plus  clair  et  que  ce  fut  l'effet  du 


172  MEMOIRES 

hasard.  Il  n'en  eut  pas  moins  la  croix  cl  une  grande 
récompense. 

C'était  un  commandant  anglais  qui  é.tait  dans 
Aimeida,  le  général  Coxe,  je  crois.  Le  gouverne- 
ment britannique  voulaitbien  donner  son  argent 
et  même  ses  troupes  pour  assurer  la  ruine  de  la 
France ,  mais  11  voulait  que  tout  cela  fût  employé 
avec  discernement;  et  pour  cela,  il  était  urgent 
que  la  bonne  volonté  des  Espagnols  ne  consistât 
pas  seulement  à  se  faire  tuer  pour  Dieu  et  Ferdi- 
nand... mais  les  Espagnols  n'obéissaient  pas,  et 
les  Portugais  pas  davantage.  Voici  deux  extraits 
de  lettres  dont  je  puis  garantir  l'authenticité  ; 
elles  sont  du  général  Moore ,  et  écrites  à  lord 
Caslelreagh,  alors  ministre  de  la  guerre  en  An- 
gleterre. Ces  lettres  donnent  la  mesure  de  ce  que 
le  gouvernement  britannique  accordait  d'inté- 
rêt à  l'Espagne,  et  combien  cet  intérêt  encore 
était  subordonné  à  celui  bien  positif  de  l'Angle- 
terre elle-même...  Ce  fut  ainsi  pendant  toute  la 
guerre  de  la  Péninsule.  Ces  lettres  sont  cu- 
rieuses. 

L'Angleterre  avait  un  ambassadeur  '  près  de  la 


»  L'ambassadeur  anglais  près  de  la  junte,  fut ,  après  lord 
Bentinclt,M.  Freire,  et  puis  le  raarquis  de  Wellesley  (mais 
pas  le  ministre).     • 


DE    LA.    DUCHESSE    d'abRANTÈS.  1'}3 

junte  centrale  ;  cet  ambassadeur  était  le   lord 
Bentinck.  Il  écrivait  à  sa  cour  : 

«  —  Je  suis  tous  les  jours  plus  convaincu 
qu'une  confiance  aveugle  dans  leurs  forces,  et 
une  mollesse  innée,  sont  les  écueils  contre  les- 
quels le  vaisseau  risque  de  se  briser.  » 

Et  plus  tard  le  général  Moore  écrivait  à 
M.  Freire,  successeur  de  lord  Bentinck  lui-même  : 

«  —  J'ai  reçu  avant- hier  une  lettre  de  lord 
Castelreagh  par  laquelle  il  m'annonce  qu'il  m'en- 
voie deux  milliers  de  dollars  à  la  Corogne.  Mais 
il  ajoute  que  la  difficulté  de  se  procurer  de  l'ar- 
gent  maintenant  en  Angleterre  est  si  grande, 
que  je  ne  dois  ra'attendre  à  aucun  envoi  d'ici  à 
quelques  mois...  il  me  démontre  aussi  la  néces- 
sité de  me  procurer  de  l'argent   en  Espagne. 
Mais    l'imbéciliité   du  gouvernement'  espagnol 
surpasse  toute  idée  ;  à  quoi  sert  l'admirable  dé- 
vouement des  habitans,   s'il   n'existe  personne 
poiir  en  faire  usage?  Jusqu'à  présent,  je  ne  suis 
en  communication  avec  aucune  armée  espagnole 
régulière.  Castanos  vient   d'être   déposé,  et  la 
Romana  est  allé  Dieu  sait  où.  <> 

Dans  une  autre  lettre,  datée  de  Salamanque, 
le  général  Moore,  dont  le  courage  et  le  talent 
ne  s'effarouchaient  pas  beaucoup  des  difticul- 


174  MÉMOIRES 

tée  qu'il    trouvait  en  sa  route,  écrivait  à  lord 
Castlereagh  à  Londres  : 

c  — Si  j'avais  mieux  connu  la  faiblesse  de  l'ar- 
mée espagnole,  l'apathie  du  peuple  et  l'égoïsme 
de  son  gouvernement,  je  ne  me  serais  pas  à 
coup  sûr  empressé  de  venir  en  Espagne.  En  un 
mot ,  je  ne  vois  ici  ni  armée,  ni  généraux,  ni 
gouvernement...  il  faut  s'attendre  à  des  malheurs. 
Je  n'ai  pas  un  sfcheîling  pour  subvenir  à  l'entre- 
tien de  l'armée...  etc. 

»  Tout  ce  que  je  puis  répondre  à  la  question 
■que  vous  me  faites  rehitivement  à  la  défense 
du  Portugal,  c'est  que  ses  frontières  ne  sauraient 
être  défendues  contre  des  forces  supérieures  ; 
les  Français  étant  victorieux  en  Espagne^  on  ten- 
terait en  vain  de  leur  résister  en  Portugal.  On 
ne  peut  pas  compter  sur  la  résistance  des  Por- 
tugais; dans  ce  cas,  il  faut  que  les  Anglais  pren- 
nent promptement  des  mesures  pour  évacuer 
le  Portugal...  » 

J'ai  cité  ces  fragmens  de  lettres,  pour  deux 
raisons...  mais  l'une  des  plus  importantes,  c'est 
qu'elles  sont  une  preuve  elles-mêmes  de  l'aveu- 
glement où  l'empereur  était  relativement  à  l'Es- 
pagne, etr  combien  il  persistait  à  n'écouter  au- 
cun des  avis  qui  lui  étaient  donnés  par  de  fidèles 


DE   LA   DUCÏÏESSE    d'aBRATVTÈS.  l^B 

serviteurs,  connaissant  bien  la  position  de  l'ar- 
mée et  la  situation  du  pays.  Ce  n'était  que  par 
l'Angleterre  qu  il  voulait  connaître  l'Espagne  ; 
du  moins  sa  conduite  le  fait  bien  croire,  puis- 
que ces  lettres  que  je  viens  de  citer  furent  elles- 
mêmes  sa  règle  et  sa  boussole,  malgré  les  rapports 
que  plusieurs  de  ses  généraux  lui  envoyèrent  ; 
rapports  faits  par  eux-mêmes,  comme  je  puis  le 
certifier  au  moins  pour  mon  mari  qui, l'en  voyant 
par   trtplicata,  m'en  fit  un  jour  copier  un  pour 
que  la  chose  allât  plus  vite.  Ces  lettres  du  général 
Moore   ne  tombèrent  que  plus  tard  à  la  con- 
naissance de  l'empereur;  ce  fut  au  moment  où 
il  envoyait  Masséna  en  Espagne;  mais  depuis  que 
ces  lettres  avaient  été  écrites,  il  y  avait  eu  bien 
du  changement  en  Espagne.  Cet  enthousiasme 
que  Moore  n'y  avait  pas  aperçu,  mais  qui  exis- 
tait dans  toute  sa  force,  s'était  développé.  Les 
guérillas  s'étaient  organisés,  etnousfaisaient  une 
guerre  bien  plus  terrible  qu'une  armée  régulière; 
et  la  preuve  c'est  que  nos   armes  furent  tou- 
jours triomphahtes  lorsque  des  troupes  réglées 
leur  furent  opposées,  tandis  que  nous  disparais- 
sions, sans  combats   et   sans  gloire,  devant  le 
poignard  du  paysan^  les  sources  empoisonnées 
et  la  lance  des  guérillas.  J'en  reviens  à  ce  que 
j'ai  dit  bien  souvent:  c'est  que  l'empereur  n'a 


1 7<3  MÉMOIRES 

jamais  compris  la  guerre  d'Espagne;  le  général 
Moore  n'a  pas  compris  davantage  là  nation  es- 
pagnole... lord  Wellington  a  eu  la  vue  plus  juste 
que  tous  deux  dans  les  affaires  de  la  Péninsule. 
Lorsque  l'empereur  vint  faire  la  guerre  lui- 
même  en  Espagne,  lorsqu'il  commandait  en  per- 
sonne ses  troupes,  sa  .garde,  ces  phalanges 
invincibles  marchant  de  concert  et  écrasant  sous 
leurs  pieds  d'airain  tout  ce  qui  ne  fuyait  pas  à 
leur  passage,  lorsque  l'empereur  vit  son  canon 
détruire  à  son  commandement  cette  armée  anglai- 
se dont  le  maréchal  Soult  acheva  de  jeter  les  restes 
dans  la  mer,  il  prit  une  opinion  encore  plus 
fausse  de  la  guerre  qu'on  pouvait  faire  en  Espa- 
gne. Il  revint  en  France  croyant  que  quelques 
hommes,  même  d'une  habileté  ordinaire,  termi- 
neraient une  guerre  aussi  peu  redoutable.  Et 
lorsque  ces  lettres  du  général  Moore  tombèrent 
en  son  pouvoir,  il  ne  songea  même  pas  qu'il  y 
avait  deux  ans  qu'elles  étaient  écrites,  et  il  en 
citait  des  phrases  entières  dans  les  lettres  qu'il 
écrivait  à  Masséna  et  à  Junot  amsi  qu'au  maré- 
chal Ney...  Hélas!  dans  ce  même  moment  où  le 
Moniteur  disait  en  France  qu'il  n'y  avait  en 
Espagne  aucune,  force ,  aucune  énergie',  nous 

'  Voyez  le  Monileitr  de  janvier  i8ir. 


DE    LA.    DUCHESSE    D  AERANTES.  X'j'] 

parcourions  péniblement  une  contrée  ravagée 
par  ses  propres  habitans ,  et  où  les  premiers 
besoins  de  la  vie  nous  étaient  refusés. 

J'ai  déjà  parlé  de  la  position  terrible  dans 
laquelle  je  me  trouvais.  Elle  devenait  chaque 
jour  plus  anxieuse  pour  Junot,  qui  voyait  avec 
terreur  s'approcher  le  moment  où  il  faudrait 
qu'il  se  séparât  de  moi.  Nous  avions  toujours 
pensé  que  je  pourrais  facilement  retournera  Val- 
ladolid  pour  y  faire  mes  couches,  et  même  à  Ma- 
drid où  j'aurais  été  sousla  protection  du  roi  Joseph 
dont  la  bonté  parfaite  m'eût  certainement  ac- 
cueillie. Mais,  je  l'ai  dit  t  out  à  l'heure,  tout  retour 
était  impossible  dans  ma  position,  à  moins  d'une 
escorte  au  moins  de  cinq  à  six  cents  hommes. ..Ju- 
not presque  en  délire  de  cette  inquiétude  affreuse 
pour  sa  femme  et  l'enfant  qu'elle  allait  mettre 
au  jour,  monta  à  cheval  et  fut  trouver  Masséna; 
ils  étaient  bien  ensemble  à  cette  époque,  et  Junot 
lui  dit  combien  il  était  malheureux  de  songer 
qu'il  allait  être  obligé  de  me  laisser,  au  moment 
d'accoucher,  au  miheu  de  mille  dangers,  dans 
un  village  abandonné,  sans  moyens  de  défense 
et  entouré  de  tout  ce  qui  peut  donner  d'hor 
ribles  craintes.  Masséna  avait  alors  un  motif 
puissant  de  concihation  entre  lui  et  moi  surtout; 

deux  amis  communs  avaient  parlé  d'un  projet 
XIII.  la 


1  ^8  MÉMOIRES 

de  mariage  entre  deux  de  nos  enfans.  Dans  mes 
causeries  du  matin  avec  lui ,  mon  enfant  à  moi 
avait  été  si  souvent  l'objet  de  mes  discours , 
qu'il  en  vint  lui-même  à  me  parler  d'elle,  de 
son  éducation  ,  de  sa  beauté  ,  et  enfin  il  me  dit 
qu'il  pensait  qu'une  jeune  fille  telle  qu'il  voyait 
que  ma  fille  serait  à  seize  ans,  serait  pour  lui 
une  bru  comme  il  la  désirait.  Alors  je  lui  mon- 
trai des  lettres  de  ma  fille.  Ces  lettres  étaient 
des  réponses  à  ce  que  je  lui  demandais  sur  ses 
études,  sur  son  intérieiir,  qui  alors  avait  été 
transporté  pendant  mon  absence  chez  la  sœur 
de  mon  mari.  Mes  enfans  étaient  là  avec  leur 
gouvernante;  ma  fille,  quoique  enfant,  était 
parfaite  dans  ses  petits  raisonnemens  :  tout  cela 
avait  amené  une  sorte  d'intimité  entre  le  vétéran 
d'Italie  et  moi,  et  cela  à  l'insu  de  tous,  excepté 
de  Junot.  Ainsi  donc  Masséna,  lorsqu'on  lui 
parla  du  péril  que  je  pouvais  courir ,  ne  voulut 
pas  que  cela  fût  même  admissible. 

—  Que  la  duchesse  vienne  avec  nous!  dit-il  à 
Junot. 

—  C'est  impossible  !  répondit  mon  mari... 
Songe  donc  qu'elle  va  accoucher  dans  six  se- 
maines, et  que  dans  ce  moment  elle  est  presque 
mourante. 

—  Eh  bien  !  il  faut  la  conduire  à  Salamanque; 


DE    LA    DDCHESSE    D  AERANTES.  I79 

c'est  le  lieu  le  plus  près  et  le  plus  hospitalier 
pour  elle. 

—  Non  !  non  !  dit  Junot  dont  le  front  s'assom- 
brit aussitôt...  Je  ne  veux  pas  laisser  ma  femme 
à  Saîamanque...  c'est  une  ville  qui  n'est  pas  à 
l'abri  d'un  coup  de  main...  Don  Julian  y  serait 
dans  trois  jours  si  ma  femme  y  allait  aujour- 
d'hui. 

—  Diable  !  dit  Masséna ,  tu  as  raison ,  mon 
pauvre  Junot!...  Mais  comment  faire?... 

"^'Et  ces  deux  hommes,  dont  cependant  les  in- 
térêts étaient  en  ce  moment  bien  importans, 
étaient  oublieux  de  ces  mêmes  intérêts  pour  s'oc- 
cuper du  sort  d'une  pauvre  femme  au  moment 
de  devenir  mère...  "^  '  "'' 

—  C'est  affreux,  dit  enfin  Junot  ;  mais  il  n'existe 
qu'un  asile  où  je  puisse  laisser  ma  femme  sans 
mourir  de  mon  inquiétude,  c'est  Giudad-Ro- 
drigo... 

Masséna  s'arrêta  tout-à-coup ,  et  regarda  fixe- 
ment Junot... 

—  Ciudad-Rodrigo!  s'écria~t-il. 

—  Oui!  Ciudad-Rodrigo...  Du  moins  derrière 
ses  remparts  elle  sera  à  l'abri  de  toute  insulte 
de  ce  don  Julian...  et  je  la  retrouverai  avec  mon 
enfant. 

—  Mais  songe  donc,  lui  dit  le  prince  d'EsS' 


1 8o  MÉMOIRES 

ling ,  qu'il  n'existe  pas  une  maison  dont  le  pla- 
fond soit  intact...  partout  les  bombes  ont  fait 
un  trou ,  partout  elles  ont  démoli  ;  et  Ciudad- 
Rodrigo  est  d'ailleurs  dépeuplé  d'habitans. 

—  J'aime  encore  mieux  la  solitude,  dit  Junot, 
que  la  crainte  de  la  société  des  guérillas...  La 
duchesse  ira  à  Ciudad-Kodrigo  ;  seulement  je 
vous  demande  de  m'accorder  une  faveur  pour 
elle:  c'est  de  me  permettre  de  lui  laisser  cent  cin- 
quante hommes  du  bataillon  suisse  de  Neufchâ- 
tel...  ils  feront  sa  garde,  et  lorsque  sa  santé  le  lui 
permettra  et  qu'elle  voudra  nous  joindre,  ils  for- 
meront son  escorte. 

Masséna  y  consentit  aussitôt ,  et  c'était  une  fa- 
veur en  effet,  car  l'armée  était  peu  nombreuse, 
quoique  l'on  répétât  bien  haut  qu'elle  était  com- 
posée de  trois  corps  d'armée...  Junot  revinc 
aussitôt  à  San-Felices  plus  calme ,  mais  rie  sa- 
chant comment  m'annoncer  qu'il  me  fallait  aller 
à  Giudad-Rodrigo ,  dont  lui-même  m'avait  fait 
une  si  affreuse  description... 

J'étais  tellement  abattue  par  la  souffrance, 
que  je  fis  à  peine  attention  à  ce  qu'il  me  disait; 
ce  qui  me  frappa  seulement ,  ce  fut  d'apprendre 
que  l'armée  se  mettait  en  marche  dans  deux 
jours ,  et  que  le  surlendemain  nous  serions  sé^ 
parés. 


DE    LA   DUCHESSE    d' AERANTES.  l8l 

Ce  fut  alors  que  je  connus  une  personne  qui 
fut  long-temps  en  Espagne  ma  compagne  de  mal- 
heur, et  qui  ne  m'a  pas  quittée  pendant  un  an; 
c'est  madame  la  baronne  Thomières...  Son  mari 
avait  fait  les  deux  campagnes  de  Portugal;  sa 
femme  l'avait  accompagné  lors  de  la  première, 
et  elle  ne  voulut  pas  le  quitter  à  la  seconde. 
Le  général  Thomières  était  général  de  bri- 
gade ;  Junot  l'estimait  beaucoup ,  et  lui  avait 
confié  un  poste  important  lors  de  la  première 
expédition.  Le  général  Thomières  avait  été 
aide-de-camp  du  maréchal  Lannes  ;  or  l'on  sait 
que  celui-là  n'avait  pour  officiers  d'état-major  que 
des  hommes  sur  lesquels  il  pouvait  compter...  Le 
général  Thomières  se  trouvait  donc  encore  sous 
les  ordres  de  Junot  cette  fois,  et  il  avait  emmené 
sa  femme  avec  lui.  Ceux  qui  ont  fait  la  guerre  en 
Espagne  savent  que  pour  peu  qu'on  soit  éloigné 
de  deux  ou  trois  lieues,  et  dans  les  terres,  il  est  aussi 
difficile  de  se  joindre  qu'il  l'est  ici  de  le  faire 
quand  l'un  est  à  Caen  et  l'autre  à  Paris.  Je  ne 
connaissais  donc  pas  madame  Thomières;  mais 
lorsque  Junot  m'annonça  qu'il  y  avait  à  troislieues 
de  moi  une  femme  jeune,  bonne,  douce,  aimable 
et  Française ,  et  que  cette  femme  était  celle  de 
l'un  de  ses  généraux,  je  le  suppliai  avec  larmes 
de  l'engager  à  demeurer  avec  moi  pendant  que 


l82  MÉMOIRES 

j'allais  passer  les  cruels  momens  qui   s'appro- 
chaient... Junot  s'en  occupa  sur  l'heure  même... 
la  chose  fut  d'autant  plus  facile  à  conclure  que 
le  général  Thomières  pouvait  difficilement  em- 
mener sa  femme;  il  voyait,  en  homme  du  métier, 
toutes  les  difficultés  qui  s'élevaient  devant  l'ar- 
mée française.  On  entendait  dire  de  tous  côtés 
que  lord  Wellington  ordonnait  partout  en  Por- 
tugal de  ravager,  et  d'emporter  tous  les  moyens 
de  logement  et  de  subsistances,  et  de  tout  dé- 
truire en  se  retirant  sur  Lisbonne.  Ces  mesures, 
qui  multipliaient  ses  forces  à  l'infini ,  étaient  ter- 
ribles pour  nous...  Le  succès,  au  reste,  a  jus- 
tifié sa  conduite.  Ce  sont  ces  mesures-là  qui  ont 
vaincu  Masséna...  voilà  le  canon  qui  l'a  tué... 

Ce  fut  dans  les  premiers  jours  de  septembre 
que  l'armée  française  commença  à  défiler  pour 
entrer  en  Portugal.  Le  8°  corps  fit  enfin  sa  ma- 
nœuvre de  route,  et  le  moment  de  ma  sépara- 
tion avec  mon  mari  arriva...  il  fut  cruel!...  Lui , 
tremblait  pour  son  enfant  et  pour  moi  ;  moi,  je 
craignais  pour  mon  enfant  et  pour  lui...  Je  crai- 
gnais pour  moi-même,  quoique  mes  souffrances 
m'eussent  alors  donné  un  grand  dégoût  pour  la 
vie...  mais  j'étais  nécessaire  à  l'être  que  je  por- 
tais, et  ma  mort  pouvait  rendre  orphelins  les 
trois  enfans  qui  priaient  Dieu  pour  leur  père  et 


UE  LA  DUCHESSE  D  AERANTES.       i8j 

pour  moi  à  cinq  cents  lieues  du  désert  où  je  pleu- 
rais et  priais  pour  eux... 

Enfin  nous  nous  séparâmes ,  lui  pour  entrer 
en  Portugal ,  moi  pour  aller  à  Ciudad-Rodrigo... 
Le  général  Cacault,  qui  y  commandait  alors, 
avait  été  prévenu,  et  m'avait  fait  préparer  un 
logement  qui,  disait-on,  pouvait  être  convena- 
ble... c'est-à-dire  que  j'y  étais  à  l'abri  de  la  pluie, 
qui  à  cette  époque  de  l'année  tombe  par  torrens 
dans  ces  montagnes  incultes  et  désertes. 

Je  puis  parler  de  Ciudad-Rodrigo...  mais  rien  ne 
peut  donner  une  idée  de  ce  qu'était  ce  monceau 
de  décombres  ,  au  milieu  desquels  on  voyait 
comme  des  jalons  quelques  maisons  encore  de- 
bout, soutenus  par  d'énormes  blindages,  qui 
donnaient  une  obscurité  sinistre  aux  rues  étroi- 
tes, aux  maisons  déjà  sombres  de  ce  lieu  horri- 
ble et  désolé.  Lorsque  j'y  entrai ,  un  serrement 
de  cœur  me  saisit  et  me  contraignit  à  fermer  les 
yeux...  Le  général  Cacault  m'attendait  à  la  porte 
de  la  maison  qu'on  m'avait  préparée  ;  c'était  la 
meilleure  de  la  ville.  Elle  avait  été  épargnée  en 
raison  de  sa  position  écartée  ;  elle  appartenait  à 
un  chanoine;  mais  tout  avait  fui,  tout  était  ab- 
sent... On  ne  voyait  errer  sous  les  blindages  que 
des  soldats  malades  ou  blessés,  que  Masséna 
avait  laissés  en  arrière,  et  qui  ressemblaient  plu- 


l84  MÉMOIRES 

tôt  à  des  ombres  qu'à  des  êtres  destinés  à  dé- 
fendre une  ville...  C'étaient  eux  cependant  qui 
devaient  se  battre  en  cas  d'attaque... 

Ciudad-Rodrigo  est  de  toute  la  Péninsule  le 
lieu  le  plus  sauvage  et  le  plus  aride  :  pas  un  arbre 
n'est  autour  de  ses  vieilles  murailles...  un  ana- 
thème  de  la  nature  est  tombé  sur  cette  mal- 
heureuse cité...  On  dirait,  à  voir  les  monta- 
gnes sans  verdure,  sans  végétation  aucune,  que 
la  malédiction  de  Dieu  est  venue  tout  dessécher. 
C'était,  au  reste,  à  Ciudad-Rodrigo  que  la  cour 
d'Espagne  exilait  autrefois  les  militaires  dont  elle 
était  mécontente  "... 

Mais  cette  vue  désolée  n'était  pas  le  seul  mal- 
heur de  notre  séjour:  nous  n'avions  m«...  et 
des  poignées  d'or  ne  pouvaient  nous  procurer  la 
plus  légère,  la  plus  commune  nourriture.  Les 
paysans  avaient  fui...  tout  le  pays  était  désert... 

Je  m'étais  arrangé  une  chambre  dans  l'étage 
supérieur  de  la  maison,  car  les  blindages  ren- 
daient le  bas  trop  obscur...  et  là  je  travaillais  à 
la  layette  de  mon  enfant,  en  mouillant  bien  sou- 
vent de  mes  larmes  le  fil  qui  cousait  ses  petits 
béguins.  Je  n'avais  pas  reçu  de  lettres  de  France 
depuis  UQ  mois  que  l'armée  française  était  par- 

'  Ainsi  qu'à  Badajoz. 


DE    LA   DUCHESSE   d'aBRANTÈS.  i85 

tie ,  et  depuis  cette  même  époque  nulle  nouvelle 
ne  m'était  parvenue  de  Junot,  et  même  de  l'ar- 
mée!,.. C'est  sans  doute  la  première  fois  qu'on 
a  vu  une  armée  de  soixante  mille  hommes  passer 
une  petite  rivière,  entrer  dans  un  pays,  et  le  len- 
demain de  ce  passage  un  silence  profond  régner 
après  cette  multitude  d'hommes...  Il  ne  s'entend 
au  loin  que  le  cornet  des  guérillas  qui  appelle  et 
qui  rallie  ses  bruns  soldats  sous  la  bannière  de 
leurs  chefs...  mais  rien  du  côté  des  Français; 
il  semble  que  la  mort  les  ait  tous  frappés...  Le 
général  Cacault  était  chez  moi  ce  même  jour 
dont  je  parle ,  et  il  me  paraissait  plus  in- 
quiet qu'habituellement,  quoiqu'il  me  fît  la 
grâce  de  parler  plus  souvent  qu'il  ne  l'auraitfallu, 
devant  une  pauvre  femme  dans  ma  position  ,des 
dangers  que  je  pouvais  courir  dans  Ciudad-Ro- 
drigo;  car,  ajoutait-il,  don  Julian  sait  que  vous 
êtes  ici,  et  il  veut  vous  prendre:  cela  m'expose 
aussi,  moi,  ainsi  que  ma  garnison... 

Je  ne  pus  m'empêcher  de  le  regarder  avec  une 
expression  qui  lui  fit  baisser  les  yeux. 

—  Soyez  tranquille,  général,  lui  dis-je;  si  vous 
étiez  attaqué,  ce  que  je  ne  crois  pas  d'abord,  je 
pense  que  les  deux  cents  hommes  que  j'ai  pour 
ma  garde  seraient  plus  utiles  pour  nous  défendre 
même  que  les  écloppés ,  que  je  vois  errer  dans 


l86  MÉMOIRES 

ce  moment  comme  des  ombres  sous  ces  blin- 
dages... ainsi,  je  pense  que  vous  êtes  plus  tran- 
quille même  depuis  que  je  suis  venue  àCiudad- 
Rodrigo;  je  ne  crois  pas,  en  vérité,  que  vous 
ayez  à  vous  plaindre  de  mon  séjour. 

—  Mais,  reprit-il,  car  il  n'était  pas  autrement 
courtois,  savez-vous  bien,  madame  la  duchesse, 
que  je  suis  fort  malheureux  pour  les  vivres  depuis 
que  vous  et  votre  suite  êtes  venus  augmenter  ma 
garnison! 

Je  ne  répondis  rien.  Qu'aurais-je  pu  dire  ?. . .  j'ai 
toujours  eu  un  premier  mouvement  assez  vif ,  et  je 
me  serais  laissée  aller  à  lui  dire  quelque  mot  peut- 
être  un  peu  dur...  Mais ,  à  partir  de  ce  moment, 
je  fus  assaillie  de  mille  renseignemens  que  je  ne 
demandais  pas  et  qui  devaient  m'alarmer...  On 
parla  de  la  peste  ou  de  la  fièvre  maligne  qui  allait 
s'établir  dans  la  ville,  à  cause  de  la  multitude  de 
cadavres  qui  avaient  été  enterrés  presque  à  fleur 
de  terre  pendant  le  siège.  On  racontait  que  les 
chiens  déterraient  tous  les  jours  des  membres 
encore  frais,  et  qu'ils  les  emportaient  dans  la  cam- 
pagne ,  qui  était  jonchée  d'ossemens  humains , 
spectacle  épouvantable  que  je  vis,  en  effet,  la  pre- 
mière fois  que  je  fus  me  promener  sur  un  chemin 
assez  battu,  et  qui  dure  pendant  deux  cents  toises 
le  long  d'un  mur,  à  l'abri  duquel  les  guérillas 


DE    LA   DUCHESSE   d'aBRANTÈS.  187 

ne  se  pouvaient  pas  mettre,  parce  qu'il  était  en 
bon  état...  Le  cœur  était  déchiré  par  une  pa- 
reille vue. 

Je  reçus  alors  une  lettre  de  Salamanque,  dans 
laquelle  on  me  donnait  des  nouvelles  de  ma  pe- 
tite orpheline,  et  où  l'on  me  racontait  une  aven- 
ture qui  me  fit  frémir. 

La  femme  d'un  officier  français  était  grosse,  et 
logeait  avec  son  mari  dans  un  gros  bourg,  près 
de  Zarnora.  Au  moment  d'accoucher,  le  chirur- 
gien-major du  régiment  se  trouva  absent,  et  cette 
jeune  femme  fut  obligée  de  se  servir  d'une  sage- 
femme  espagnole...  L'accouchement  eut  lieu;  mais 
quelque  apparence  heureuse  qu'il  eût,  l'accou- 
chée n'en  mourut  pas  moins  immédiatement  après 
l'enfantement,  et  l'enfant  la  suivit  au  bout  de 
quelques  minutes.  Le  chirurgien-major  inspecta 
les  deux  cadavres...  Le  pauvre  innocent  nouveau- 
né  avait  été  étouffé,  et  une  hémorrhagie  avait  été 
provoquée  chez  la  mère...  Cet  exemple  n'est  pas 
le  seul  qui  ait  eu  lieu. 

Cette  même  lettre  m'annonçait  une  nouvelle 
qui  me  ravit.  C'était  l'arrivée  à  Salamanque  de  la 
Jïourrice  française  que  j'avais  demandée,  et  de  ma 
femme  de  charge,  madame  Heldt,  ainsi  que  d'une 
femme  de  chambre ,  ayant  perdu  la  mienne. 

C'est  une  femme  dont  il  faut  que  je  parle ,  que 


1 88  MEMOIRES 

cette  nourrice;  car  ce  n'est  pas  une  chose  com- 
mune que  d'avoir  à  dire  d'une  nourrice  qu'elle 
était  parfaite,  et  Rose  l'était. 

Lorsque  j'accouchai  de  mon  fils  Napoléon,  Ju- 
not,  toujours  très  attaché  à  la  Bourgogne,  croyait 
que  rien  n'était  bon  s'il  n'était  bourguignon ,  et 
il  voulut  que  la  nourrice  de  son  fils  fut  Bourgui- 
gnone.  Mes  belles-sœurs  m'en  choisirent  une ,  et 
l'on  mit  à  la  trouver  le  même  soin  que  s'il  se  fût 
agi  de  donner  une  épouse  au  roi  des  rois.  En  rai- 
son de  tous  ces  soins,  de  toutes  ces  recherches, 
il  m'arriva  une  grosse ,  grande  et  assez  belle  per- 
sonne, mais  qui  ne  donna  à  mon  fils  qu'un  lait 
bien  clair,  bien  mauvais,  et  l'enfant  se  mit  à  dé- 
périr. Baudelocque,  qui  était  un  homme  de  coup 
d'œil,  se  mit  à  entourer  la  nourrice  de  son  re- 
gard investigateur.  Le  résultat  de  l'enquête  fut 
de  m'apprendre  qu'elle  était  grosse  de  trois 
mois. 

Il  y  avait  neuf  jours  que  j'étais  accouchée  :  je 
ne  voulus  pas  me  fâcher.  Seulement  je  demandai 
à  mes  amies  de  venir  à  mon  aide.  Toutes  se 
mirent  en  chemin  le  lendemain  matin,  et  avant 
midi  j'avais  vingt  nourrices  dans  mon  salon.  C'é- 
tait comme  au  bureau  des  nourrices ,  et  cela  sen- 
tait l'aigre  à  faire  tomber  de  l'autre  côté.  Parmi 
ces  femmes ,  il  y  en  avait  une  grande ,  bien  faite, 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  1 89 

ayant  de  belles  dents,  l'œil  vif  et  riant  toujours... 
Ses  joues  étaient  rondes  el  vermeilles  comme  une 
pomme  d'Api...  Elle  avait  une  petite  ou  plutôt 
une  grosse  fille  qui  était  énorme.  Cette  femme  ne 
savait  pas  où  elle  était...  On  lui  proposait  un 
nourrisson ,  et  elle  voulait ,  disait-elle ,  voir  le 
nourrisson  et  savoir  ce  qu'on  lui  donnerait,  car 
enfin ,  disait-elle ,  l'enfant  peut  mourir. . .  Cette 
franchise  me  plut.  Baudelocque  la  trouva  aussi 
bonne  que  celles  qui  étaient  là.  Je  la  choisis  aussi- 
tôt; et  depuis  ce  moment  jusqu'à  celui  où  j'ai 
sevré  mon  fils ,  je  n'ai  jamais  eu  un  reproche  à 
lui  adresser. 

Lorsque  Napoléon ,  mon  fils  aîné,  fut  sevré , 
Rose  se  retira  chez  elle.  Sa  nourriture  avec  les 
cadeaux  nombreux  que  je  lui  avais  fait  lui  for-' 
mèrent  une  petite  fortune...  Un  jour  elle  fut  à 
l'hôtel  pour  savoir  de  mes  nouvelles,  car  elle 
m'aimait ,  et  me  savoir  en  Espagne ,  au  milieu  de 
ces  démons ,  comme  elle  les  appelait,  lui  faisait 
l'effet  d'un  mauvais  rêve...  Elle  monta  chez  l'in- 
tendant, et  sut  que  j'étais  enceinte  et  malade,  et 
cela  au  fond  de  l'Espagne  !...  Elle  demanda  de  com- 
bien j'étais  grosse,  on  le  lui  dit...  elle  s'en  fut 
sans  rien  dire.  Le  lendemain,  elle  vint  apporter 
une  lettre  pour  qu'on  me  la  fît  aussitôt  parvenir. 
Cette  lettre  était  bien  touchante  ;  elle  conte- 


1^0  MÉMOIRES 

naît  la  demande  ou  plutôt  la  prière  que  me  faisait 
Rose  de  venir  nourrir  mon  fils  ou  ma  fille.  Car 
elle  savait  bien,  disait-elle,  que,  n'ayant  pas  nourri 
mon  premier  enfant,  je  n'en  voudrais  pas  nour- 
rir un  autre.. .  Elle  se  trouvait  grosse  comme  moi 
et  devait  accoucher  en  octobre.  Moi  je  devais  être 
délivrée  en  novembre...  La  seule  faveur  que  de- 
mandait Rose,  c'était  que  je  prisse  à  mon  service 
son  mari  comme  valet  de  pied.  Elle  ne  pouvait  le 
laisser  en  France;  mais  elle  ne  pouvait,  disait-elle, 
se  résoudre  à  penser  que  j'accoucherais  dans  ce 
pays  perdu  de  l'Espagne ,  sans  avoir  un  bon  lait 
bien  français  à  donner  à  mon  enfant. 

Excellente  femme!...  on  pense  si  j'acceptai  son 
offre!...  son  offre  qui  était  elle  seule  une  faveur 
pour  moi  plus  que  pour  elle!...  J'ordonnai  que 
tout  son  voyage  fut  disposé  pour  qu'elle  fût 
aussi  bien  que  moi-même,  et  elle  eut  le  bon- 
heur d'arriver  à  Ciudad-Rodrigo  vers  le  milieu 
d'octobre,  sans  avoir  souffert  autrement  que 
d'une  grande  fatigue. 

Quand  elle  me  vit...  quand  elle  vit  ce  loge^ 
ment  triste  et  misérable...  quand  l'heure  du 
dîner  vint,  et  qu'elle  vit  ce  que  je  mangeais..-. 
ma  pauvre  Rose  fondit  en  larmes,  et  ne  pou- 
vait me  regarder  sans  que  le  cœur  lui  faiblît... 
Quelle  honnête  et  bonne   créature!,.,    bonne 


DE   LA   DUCHESSE    d' AERANTES.  I9I 

Rose!...  voilà  un  cœur  attaché  et  sur  lequel  je 
crois  pouvoir  compter... 

A  quelque  temps  de  là,  le  général  Cacault  me 
dit  avec  un  air  mystérieux: 

•—Il  y  a  de  grandes  nouvelles...  on  dit  que 
Masséna  a  donné  une  grande  bataille,  et  qu'il  a 
été  écrasé... 

Je  ne  pus  retenir  un  cri!... 

— Calmez-vous  donc,  me  dit-il...  le  corps  du 
duc  n'a  pas  donné.  C'est  ce  méchant  maréchal 
Ney... C'est  bien  fait,  il  a  de  la  jactance...  ehbieii! 
il  a  été  frotté  comme  les  autres... 

Malgré  l'assurance  que  me  donnait  le  général 
Cacault,  je  me  sentis  atteinte  d'une  de  ces  in- 
quiétudes terribles  qui  vous  privent  de  sommeil 
et  de  nourriture...  Je  faisais  toutes  les  démar- 
ches possibles  pour  obtenir  une  seule  nouvelle... 
un  mot  qui  m'eût  tiré  de  l'inquiétude  où  j'étais 
sur  Junot;  et  rien...  rien  ne  me  parvenait.  En- 
fin, un  jour  j'étais  plongée  dans  une  rêverie 
plus  sombre  et  plus  sinistre  encore,  lorsqu'on 
m'avertit  qu'un  homme  mal  vêtu  demandait  à 
me  parler...  C'était  un  paysan  portugais...  il 
m'apportait  une  lettre  de  Junot...  Sentant  par  lui- 
même  combien  je  devais  souffrir  de  n'avoir 
aucune  nouvelle,  il  m'écrivit  trois  lettres,  et  en, 
chargea  trois  paysans  auxquels  il  promit  que 


102  MÉMOIRES 

je  donnerais  douze  cents  réaux  si  la  lettre  me 
parvenait...  c'était  peu  encore  pour  le  bonheur 
d'un  tel  moment.  Je  mets  ici  la  lettre  de  Junot, 
elle  expliquera  bien  mieux  que  je  ne  le  puis 
faire,  comment  se  fit  le  malheur  de  la  journée 
de  Busaco. 

•  Le  a$  septembre,  au  soir. 

»  Combien  tu  dois  être  inquiète ,  ma  chère 
»  Laure  ,  de  n'avoir  pas  encore  reçu  de  mes 
»  lettres  !  Si  celle-ci  te  parvient,  tu  verras  que  ce 
»  n'est  pas  de  ma  faute.  Je  prends  aujourd'hui  le 
»  parti  de  t'envoyer  un  exprès  pour  empêcher 
»que  tu  ne  sois  trop  inquiète  des  bruits  qui  ne 
«manqueront  pas  de  se  répandre  sur  la  bataille 
»  d'hier. Nousavonsattaquél'armée ennemie  dans 
»  une  formidable  position  appelée  la  Sierra  d'Al- 

•  coba ,  au  couvent  de  Bussago,  en  avant  du  vii- 
»  lage  de  Moïra.  Nous  n'avons  pas  enlevé  cette 
p  position,  défendue  par  plus  de  60,000  hommes. 

•  Deux  divisions  seulement  du  2^  corps  ont 
»  donné,  et  une  du  6'.  Moi ,  je  n'ai  pas  tiré  un  coup 
»de  fusil.  Nous  avons  quelques  blessés^  qui  nous 
»  embarrasseront ,  et   nous  prenons  une  autre 

'  Junot  avait  souligne  celte'phrase...  au  reste,  l'original  de 
cette  lettre  sera  déposé  chez  mon  éditeur  comme  toutes  les 
autres  lettres  que  j'ai  citées. 


DE    LA.    DUCHESSE    D  ABRANTÈS.  igô 

'route;  voilà  tout  ce  que  je  puis  te  dire  en  po- 

•  litique. 

»  Mais  ce  que  je  puis  t'exprimer ,  ma  chère 
ïLaure,  c'est  mon  inquiétude  de  te  savoir  sans 
»  lettre  de  moi ,  sans  lettres  de  tes  enfans.  Je  t'en 
»  ai  renvoyé  plusieurs ,  mais  elles  n'ont  pu  te 
»  parvenir  ;  si  les  dernières  ne  sont  pas  parties , 
»  je  vais  les  faire  demander  et  te  les  envoyer  *. 

0  J'ai  promis  i  ,200  reaux  aux  deux  hommes 
»  qui  se  chargent  de  cette  lettre.  Fais-leur  comp- 
»  ter  cette  somme  bien  religieusement;  ils  m'au- 
»  ront  riendu  un  trop  grand  service  pour  y  man- 
»quer.  Les  1,200  réaux  sont  pour  tous  deux,  et 

•  non  pour  chacun  d'eux. 

»  Nous  sommes  bien  mal  pour  les  subsistan- 
»  ces.  Nous  n'avons  pas  de  pain  depuis  quatre 
«jours...  la  viande  ne  manque  pas,  et  l'on  a  trouvé 
»  des  légumes...  au  reste  je  me  porte  bien.  Il  n'y 
»a  que  Prévost  "qui  ait  attrapé  une  balle  dans  le 
»  bras  droit  ;  mais  il  n'a  rien  de  cassé,  et  ce  sera 
«l'affaire  de  quinze  ou  vingt  jours. 

«Il  est  neuf  heures  du  soir...  Je  pars  dans 
«deux  heures...   Il  fait  noir  en   diable...  Mais, 

•  n'importe,  il  faut  marcher...  Je  vais  me  jeter 

»  Elles  étaient  parties,  et  furent  prises  par  don  JuIJan. 
»  Brave  et  excellent  homme ,  qui  était  l'uo   de  ses   aides- 
de  camp. 

XIII,  i3 


''-  MEMOIRES 


»sur  la  paille  pendant  cet  intervalle...  Si  je  peux 
»  m'y  endormir,  ce  sera  en  pensant  à  toi,  à  mes 
»  enfans,  en  vous  regrettant  tous,  et  en  songeant 
»  que  vous  êtes  les  seuls  êtres  sur  la  terre  qui  oc- 
n  cupiez  essentiellement  mon  cœur. 

»  Adieu ,  mon  amie  ;  adieu,  ma  obère  Laure. 
»  Je  t'embrasse  mille  fois  ,  et  t'aime  de 
»  toute  mon  âme. 

»  Le  duc  d'Abrantès.  » 

Busaco  est  une  montagne  très  escarpée,  située 
au  pied  d'Alcobaça,  à  six  lieues  sud  de  "Visen. 
Voici  ce  que  j'ai  ensuite  recueilli  dans  une 
longue  conversation  avec  le  marécbal  Ney,  lors- 
qu'il passa  par  Salamanque  en  revenant  en 
France. 

Le  marécbal  Ney  disait  que  c'était  une  faute, 
et  une  faute  capitale,  que  d'avoir  attaqué  l'armée 
anglaise,  qui  était  postée  sur  des  hauteurs  pres- 
que inaccessibles,  et  retranchée  parles  difficultés 
de  cette  même  position.  On  pouvait,  dit-il,  la 
tourner,  et  cependant  elle  fut  attaquée  de  front, 
en  plein  jour,  et  par  de  petites  masses  isolées... 
On  prétend  que  près  de  cinq  raille  hommes,  tant 
tués  que  blessés  ou  prisonniers,  ont  été  perdus 
dans  cette  attaque  maladroite.  C'était,  par  exem- 
ple, bien  pour  celle-là  que  l'empereur  pouvait 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  igS 

dire  :  qu'il  ne  fallait  pas  prendre  le  taureau  par 
les  cornes,  comme  il  l'observait  à  Yalladolid,  dans 
sa  conversation  avecle général  Thiébault...  Une 
chose  remarquable,  c'est  que  le  lendemain  de  la 
bataille  de  Busaco,  un  paysan  indiqua  un  sentier 
qui  tournailla  position,  et  qui,  s'il  eût  été  connu 
la  veille,  pouvait  décider  l'affaire  sans  coup-férir... 
On  a  remarqué  comme  un  fait  extraordinaire, 
dans  le  temps,  que  les  Portugais  employés  dans 
l'armée  française  ne  connussent  pas  eux-mê- 
mes ce  sentier;  cela  n'a  rien  d'extraordinaire... 
les  officiers  portugais  étaient  fort  ignorans  de 
la  position  topographique  du  Portugal,  dont,  au 
reste,  il  n'existe  aucune  carte  même  passable... 
et  puis  ces  officiers  n'avaient  parmi  eux  que  quel- 
ques têtes  capables,  et  celles-là  étaient  dévouées 
aux  Français,  comme,  parexeraple,deux  ou  trois 
que  je  pourrais  nommer. 

Maintenant  il  faut  reprendre  les  évènemens 
d'un  peu  plus  haut,  pour  expliquer  plusieurs 
faits  assez  obscurs.  Il  y  aura  probablement  des 
répétitions  ,  mais  qui  sont  utiles  à  l'intelligence 
des  évènemens. 


1  C)6  MÉMOIRES 


CHAPITRE  VI. 


Prise  de  Ciuclad-Rodrigo.  ~-  Se'verité  du  maréchal  Ney.  — 
Indulgence  de  Masse'na.  —  Almeida  et  les  Portugais.  — 
Silveira  et  les  Suisses.  —  Promenade  militaire  de  l'époque 
de  l'empire.  —  De  la  Saxe  à  Aslorga!  —  Prise  d'Aslorga. 
—  De'part  pour  le  Portugal.  —  Désastre  de  Busaco.  — 
Horrible  carnage.  —  Les  martyrs.  —  Les  rochers  et  la 
mitraille. —Masse'na  sur  le  Mondego. — Wellington  plus 
habile  que  l'empereur.  —  Le  maréchal  Ney.  —  Le  géné- 
ral Mermet.  —  Les  âmes  françaises  sont  des  âmes  de  bra- 
ves. —  Perte  du  8'  corps,  sans  combattre.  —  Mort  du 
général  Sainte-Croix. 


La  prise  de  Ciudacî-Rodrigo  était,  comme  je 
l'ai  dit  plus  haut,  d'une  extrême  importance 
pour  le  résultat  de  la  campagne  à  laquelle  se 
préparait  Masséna.  La  suite  en  était  incertaine 
jusqu'au  moment  où  cette  ville  serait  en  notre 
pouvoir;  tandis  que  sa  reddition  devait   apla- 


DE    LA.    DUCHESSE    D  ABRANTl-S.  IC)^ 

nir  tous  les  obstacles  qui  s'opposaient  à  l'inva- 
sion du  Portugal  par  l'armée  française.  La  garni- 
son deCiuclad-Ptûdrigo  fit  autrement  son  devoir 
que  celle  d'Almeida;  elle  résista  un  mois,  après 
l'ouverture  de  la  tranchée,  et  le  commandant  ne 
capitula  que  lorsqu'il  ne  put  faire  autrement. 
C'était  le  général  Hervasti,  homme  de  cœur  et 
de  résolution;  et  lorsque  le  lo  juillet  il  fit  ar- 
borer le  drapeau  blanc,  c'est  qu'il  ne  lui  restait 
aucun  espoir  d'être  secouru;  le  maréchal  Ney, 
à  qui  Masséna  avait  laissé  le  commandement  du 
siège,  fut  sévère  pour  cette  garnison   qui  s'é- 
tait vraiment  noblement  défendue.  Il  ne  vou- 
lait pas    accorder  de   conditions  ;   il   entendait 
qu'elle  se   rendît  à  discrétion  ;   mais  Masséna 
ne  voulut  pas  ,  et  comme ,  au  fait ,  il  comman- 
dait en  chef,  il  eut  la  générosité,  ou  la  politique 
si  on  l'aime  mieux,  d'accorder  aux  vaincus  les 
honneurs  de  la  guerre.  Ensuite  il  s'occupa  des 
dispositions  ultérieures  à  prendre  pour  réunir 
toutes  les  forces  afin  de  marcher  sur  le  Portu- 
gal. Le  général  Reignier  était  alors  en  marche 
pour  joindre  l'armée  de  Portugal;  il  avait  passé 
le  ïage,  et  s'avançait  par  Almaraz  et  par  Coria 
pour  opérer   sa  jonction  avec  Junot  et  Ney. 
Lorsqu'une  fois   Masséna   eut  réuni   ses   trois 
corps  d'armée ,  il  divisa  ses  forces,  ce  qui  fit 


igS  MÉMOIRES 

présumer  qu'il  avait  de  vastes  plans;  j'entendis 
alors  discuter  souvent  sur  ce  qui  aurait  lieu,  et 
je  me  rappelle  que  Junot  prétendait  que  ce  que 
Masséna  pouvait  faire  de  mieux,  était  de  faire  at- 
taquer la  division  du  général  Hill  par  le  deuxiè- 
me corps  (Reignier),  parce  que  si  on  attendait 
que  les  forces  anglaises  fussent  réunies,  la  peine 
serait  bien  plus  grande  pour  les  détruire...  J'ai 
encore  un  aperçu  de  cette  opinion  écrite  par 
Junot...  Le  général  Hill  était  alors,  je  crois,  à 
Castel-Branco...  Du  reste,  à  cette  époque,  la  con- 
fiance que  l'armée  avait  encore  dans  Masséna 
était  pleine  et  entière...  On  vivait  dans  le  passé, 
et  Junot  et  le  maréchal  Ney  auraient  insisté  da- 
vantage, s'ils  avaient  pu  savoir  alors  ce  qu'ils  su- 
rent troismoisplus  tard...  Uneaffaire  brillante  que 
les  Français  eurent  alors,  et  dans  laquelle  ils  batti- 
rent le  général  Crawford,  dans  les  environs  d'Al- 
meida,  donna,  pour  commencer,  raison  àMasséna. 
Ciudad-Rodrigo  était  pris;  nous  avions  contraint 
les  Anglais  à  faire  sauter  le  fort  de  la  Conception  ; 
nous  avions  pris  Almeida,  et  sa  garnison  avait 
pris  parti  dans  notre  armée  '.  Tous  les  rapports 

»  Un  fait  assez  i-eraarquable  pour  Tetude  de  la  politique 
portugaise,  c'est  que  lorsque  lord  Wellington,  indigne  delà 
conduite  des  troupes  portugaises,  reprocha  cette  lâcheté  au 
gouvernement  de  Lisbonne ,  ils  dirent  que  les  Portugais 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS."  igg 

arrivaient  de  l'ennemi  ensuite,  semblaient  s'ac- 
corder sur  un  point:  c'est  que  l'armée  anglo- 
portugaise  se  retirait  devant  nous  et  se  préparait 
à  une  retraite  plus  sérieuse  encore...  Masséna 
semblait  donc  autorisé  en  apparence  à  agir 
comme  il  l'a  fait.  Cependant  les  lignes  inexpu- 
gnables de  Torrès-Vedras  étaient  là;  et  le  pays 
qu'il  fallait  parcourir  pour  les  atteindre  était  en- 
tièrement ruiné...  Ce  que  je  sais,  c'est  que  j'ai 
entendu  Junot ,  la  veille  du  jour  du  départ  de 
San-Felices  el  Grande,  dire  que  l'armée  serait 
bien  heureuse  si  elle  revenait  avec  le  quart  de 
son  monde. 

Ce  fut  vers  ce  temps  que  l'on  apprit  une  nou- 
velle qui  fit  un  effet  désagréable,  tant  nous 
étions  peu  accoutumés  aux  revers.  La  troupe  de 
Silveira  ayant  été  attaquée  à  Parba^  fut  victo- 
rieuse de  nos  troupes,  et  prit  un  bataillon  suisse 
tout  entier  ;  il  n'était  que  de  cinq  cents  hommes. 
Ce  n'était  pas  l'importance  de  cinq  cents  hommes 
de  plus  ou  de  moins  dans  les  rangs  de  notre  ar- 
mée ;  mais  le  moral  de  la  chose  était  immense 
en  mal  de  notre  côté,  en  bien  de  celui  de  l'en- 
nemi. 

avaient  pris  parti  dans  l'armée  française  pour  avoir  la  facilite 
de  déserter  et  de  revenir  chez  eux...  Notez  (ivCih  prêtaient 
serittent,  et  volontairement. 


20O  MÉMOIRES 

Pour  dire  la  vérité  pour  tous,  il  faut  aussi  dé- 
voiler bien  des  petites  intrigues  qui  vinrent  em- 
pêcher Masséna  d'agir.  Masséna  prétendait,  et 
avec  raison ,  que  toute  la  Catalogne ,  l' Ara- 
gon et  une  partie  de  l'Andalousie  étant  entière- 
ment libérées,  toute  la  sollicitude  devait  actuel- 
lement se  porter  sur  l'armée  anglaise ,  et  surtout 
pour  la  forcer  à  évacuer  la  Péninsule  ;  en  con- 
séquence ,  Masséna  avait  demandé  avec  in- 
stance qu'on  lui  envoyât  le  maréchal  Mortier 
avec  la  plus  grande  partie  de  ses  troupes.  Mais 
le  roi  Joseph  ne  voulait  pas  dégarnir  Cadix , 
qui  avait  devant  ses  murs  alors  une  belle  et  forte 
armée. 

Cependant  Almeida,  Ciudad-Rodrigo  étaient 
en  notre  pouvoir,  et  Masséna  résolut  de  pour- 
suivre les  Anglais  sans  attejidre  les  renforts  de- 
mandés'.  Mais  il  se  plut  à  déranger  les  plans 
que  l'ennemi  avait  formés  d'après  ses  propres  pré- 
visions. Il  craignait  pour  sa  droite.  Masséna  l'oc- 
cupa sur  sa  gauche,  et  s'amusait  à  lui  faire  quitter 
une  position  aussitôt  qu'il  l'avait  prise.  L'armée 
anglaise  étaitalors  forte  de  soixante  mille  hommes 
à  peu  près,    c'est-à-dire  en  y  comprenant  leg 

'  Us  vinrent  plus  tard  ,  mais  de  France.  Ce  fut  Un  corps, 
aux  ordres  du  générât  Drouet  comte  d'Erlon. 


DE    LA   DUCHESSE   D'aBRANTÈS.  aOl 

troupes  portugaises;  car  il  est  bon  de  dire  que 
toutes  les  troupes  anglaises  envoyées  en  Espa- 
gne n'étaient  pas  aveclord  Wellington. Par  exem- 
ple ,  dans  ce  même  moment  dont  je  parle ,  il  y 
avait  un  corps  très  nombreux  enfermé  dans 
Cadix  '.  Ce  que  lord  Wellington  avait  d'Anglais 
avec  lui  devant  Masséna  pouvait  se  monter  à 
trente  mille  hommes  à  peu  près ,  cavalerie ,  in- 
fanterie et  artillerie.  Le  reste  de  son  armée ,  sous 
les  ordres  du  général  Hill  et  du  général  Leith , 
était  détaché,  et  du  côté,  je  crois,  d'Alma- 
zar  et  de  Coria.  Quant  à  nous,  nous  n'avions  pas 
plus  de  monde  que  les  Anglais,  quoiqu'ilsse  soient 
efforcés  dédire  que  nous  avions  plus  de  soixante 
mille  hommes;  et  où  donc  auraient-ils  été  pris? 
bon  Dieu  !  L'armée  de  Portugal  ne  se  composait , 
après  tout,  que  des  trois  corps  de  Junot ,  Ney  et 
Reignier.  Le  corps  de  Junot,  qui  était  de  vingt- 
six  mille  hommes  en  entrant  en  Espagne ,  était 
diminué  de  plus  du  tiers  depuis  notre  séjour, 
et  seulement  pour  avoir  combattu  partielle- 
n)ent  ;  mais  les  maladies  l'avaient  décime'.  Le 
corps  de  Ney  était  peut-être  plus   nombreux  ; 

'  On  disait  dix  mille  hommes,  mais  d'autres  rapports  plus 
exacts  ont  dit  ensuite  sept  mille.  C'est  ce  que  j'ai  vu  du 
moins  dans  le  rapport  d'un  espion,  qui  fut  remis  à  Junot,  et 
qp'jl  envoya  à  Masséna  à  l'heure  uxême. 


a  03  MEMOIRES 

raais  tout  cela  n'était  pas  présent ,  et  de  cela ,  il 
en  était  de  même  du  2^  corps  de  Reignier.  Voici, 
quant  au  corps  de  Junot,  des  renseignemens 
certains. 

Le  8*  corps,  qui  maintenant  allait  combattre 
sur  les  bords  du  Tage  et  du  Mondego,  venait 
de  Bayreuth  en  grande  partie ,  et  ne  s'était 
mis  en  route  pour  l'Espagne,  en  traversant 
Paris,  qu'après  avoir  été  passé  en  revue  par 
l'empereur.  Ce  fut  dans  cette  revue  que  l'empe- 
reur retint  auprès  de  lui  un  régiment  de  ce 
corps  d'armée,  et  le  mit  à  la  suite  de  la  garde  ; 
c'était  le  régiment  des  chasseurs  à  cheval  de 
Berg.  La  cavalerie  du  8^  corps  fut  en  partie  ré- 
formée ,  et  refaite  par  douze  régimens  provisoi- 
res qui  s'organisèrent  à  Versailles,  Tours,  Or- 
léans, Angouléme  et  Saumur,  et  se  rendirent 
ensuite  à  Bayonne  ,  où  ils  entrèrent  avec  nous 
en  février  1810  en  Espagne.  Ce  qui  commença 
par  faire  un  grand  mal  au  8^  corps,  ce  fui  le 
serviceauquel  il  fut  d'abord  commis  à  son  entrée 
en  Espagne  ,  particulièrement  tout  ce  qui  fut 
envoyé  à  Logrono ,  et  qui  fut  spécialement  em- 
ployé à  poursuivre  les  brigands.  Ce  genre  de 
guerre  fit  une  vive  impression  sur  des  troupes  qui 
venaient  d'habiter  l'Allemagne ,  et  qui  avaient 
vécu  au  milieu  des  meilleures  gens  de  la  terre , 


DE    LA   DUCHESSE    D  ABRA.NTES.  203 

et  de  la  quantité  de  maladies  du  pays  qui  frappè- 
rèrent  de  mort  nos  soldats.  Je  dis  nos  soldats , 
car  les  malheureux  m'inspiraient  une  telle  pitié , 
que  je  me  regardais  comme  obligée  de  venir  à 
leur  aide,  autant  qu'il  était  en  moi  ;  et  toutes  les 
fois  que  je  pouvais  leur  être  utile  auprès  de  Ju- 
not  ou  de  quelques  uns  de  leurs  chefs,  je  n'avais 
garde  d'y  manquer.  Heureusement  pour  le  8^ 
corps ,  qu'il  quitta  Logrono  pour  se  rendre  à 
Burgos,  ainsi  que  je  l'ai  dit  plus  haut'.  Il  fut 
alors  réparti  sur  la  communication  de  Madrid  , 
par  Lerma,  de  Falladolid^  de  Saint-Ander,  de  Bil- 
bao  ,  et  toujours  donnant  des  détachemens  pour 
poursuivre  les  brigands  '.Le  8'  corps  demeura  à 
Burgos  depuis  le  i  i  février  jusqu'au  24  ;  le  24 > 
il  partit  pour  se  rendre  à  Valladolid.  Ce  mouve- 
ment fut  effectué  en  six  jours,  et  nous  arrivâ- 
mes dans  cette  ancienne  capitale  de  l'Espagne  le 
1"  mars.  La  deuxième  division  du  corps  d'armée 
occw^di  PalenciatX.  Rio  Seco ;  la  première,  Ben- 
avente,  la  Baneza  et  Léon;  quant  à  la  troisième, 
elle  occupa  Valladohd ,  où  elle  demeura  avec  le 
duc.Les  brigades  de  cavalerie  suivirent  les  divi- 

»  Le  8»  corps  quitta  Logrono  le  8  février ,  et  arriva  le  1 1  à 
Burgos. 

•  C'est  ainsi  que  nous  appelions  tous  ks  guérillas  en  Es- 
pagne. 


204  MÉMOIRES 

sions.  La  première,  sous  les  ordres  du  général 
Sainte-Croix  ,  la  Baneza;  le  général  Bessières  '  à 
Valladolid  même,  et  le  général  Bron  eut  la  cor- 
respondance entre  la  première  division  et  le 
quartier-général. 

Ce  fut  dans  les  douze  jours  qui  suivirent  l'ar- 
rivée de  nos  troupes  à  Valladolid  que  la  première 
division, aux  ordres  du  général  Clauzel  %  se  rap- 
procha de  la  place  d'Astorga  ,  et  releva  les  postes 
de  la  division  Loison^,  qui,  à  son  tour,  se  replia 
sur  Salamanque ,  pour  y  joindre  le  6'  corps  dont 
elle  faisait  partie. 

Le  1 2  mars  même ,  la  première  division  s'em- 
para des  moulins  autour  d'Astorga  ,  et  la  place 
fut  bloquée.  Le  i  7  ,  la  tranchée  fut  ouverte ,  les 
ouvrages  poussés  avec  vigueur,  et  le  6  avril ,  les 
munitions  destinées  à  amener  la  reddition  de  la 
place  se  mirent  en  route.  Junot  partit  de  sa  per- 
sonne le  14  avril  au  matin  de  Valladolid.  Il  éta- 
blit son  quartier-général  à  Casirillo  de  los  Polba- 
zes ,  et  reconnut  lui-même  la  place  le  19;  le 
20 ,  le  feu  fut  des  plus  vifs  depuis  cinq  heures  du 
matin  jusqu'à  sept  heures  du  soir;  mais  aussi  la 

*  Frère  du  maréchal. 
»  Aujourd'hui  maréchal  de  France. 

^  Le  ge'nëral  Loison  retournait  pour  la  troisième  fois  en 
Portugal,  quoiqu'il  y  fût  déteste. 


DE    LA    DUOriESSE    d'aBRANT^S.  203 

brèche  était  entamée...  Ce  fut  à  ce  siège ,  et  le  21 
avril,  que  la  brèche  fut  emportée  d'assaut  par  un 
aide-de-camp  du  duc,  brave  et  loyal  jeune  homme 
s'il  en  fut  jamais  :  c'est  M.  de  La  Grave.  Sa  con- 
duite fut  remarquable  de  bravoure  et  de  bouil- 
lant courage,  malgré  son   sang-froid  habituel. 
Junot  faisait  de  lui  le  plus  grand  cas.  Le  22  ,  la 
place  capitula,  après  trente-cinq  jours  de  tran- 
chée ouverte.  La  garnison,  forte  de  quatre  mille 
hommes,  fut  dirigée  sur  la  France  avec  le  géné- 
ral   Santosildès   qui    commandait  la  place.   Le 
corps  d'armée   reçut  ordre    de    reprendre  ses 
cantonnemens ,   et  Junot  revint  à  ValladoHd  , 
après  avoir  été  seulement  passer  quelques  jours 
dans  l'antique  ville  de  Léon.  La  brigade  Godard 
avait  été  détachée  pour  communiquer  avec  le 
général  Bonnet  dans  les  Asturies,  et  avait  rem- 
pli sa  mission.    On    voit   que   les   troupes    du 
8'  corps  n'avaient  pas  un  moment  de  repos.  Je 
cite  toute  cette  marche    ainsi    jour   par  jour, 
pour  faire  voir  comment  l'empereur  utilisait  ses 
hommes.  Il  est  curieux  de  voir  partir  ce  corps 
d'armée  des  frontières  de  la  Saxe,  où  il  est  can- 
tonné au  mois  de  novembre ,  pour  le  suivre  au 
mois  de  mars  suivant  au  siège  d'Aslorga  au  fond 
du  royaume  de  Léon  en  Espagne. 

Cefut  à  son  arrivée  à  Valladolid  que  Junot 


206  MÉMOIRES 

apprit  la  nomination  de    Masséna.    Le  prince 
d'Essling  arriva  de  sa  personne  le  1 2  mai  à  Valla- 
dolid.  Sans  revenir  ici  sur  ce  que  j'ai  déjà  dit,  je 
suivrai  seulement  l'itinéraire  de  marche.  Le  29, 
Junot  quitta  Valladolid  pour  se  rendre  à  Sala- 
manque,  où   déjà,   depuis  le  19  ou    le  20,   la 
deuxième  division  s'était  rendue  avec  le  parc  d'ar- 
tillerie;  la  première  division  avait   été  à  Le- 
desma,  et  la  troisième  à  Zamora  et  à  Toro.  Ce 
mouvement  était  destiné  à  remplacer  le  6^  corps, 
commandé  par  le  maréchal  Ney,  qui  s'approchait 
de  Ciudad-Rodrigo  pour  en  faire  le  siège.  Mas- 
séna, qui  vint  avec  nous  à  Salamanque,  fut,  le 
lendemain  même  de  son   arrivée,  reconnaître 
Ciudad-Rodrigo.  Dans  le^néme temps,  les  troupes 
de  la  troisième  division  avançaient  toujours,  et 
prenaient  position  en  occupant  Bejar,  Endrinal, 
Linares ,  et  le  col  de  Banos.  On  demeura  ainsi 
jusqu'au  10  juin  dans  l'inaction.  Le  10  ,  on  eut 
l'alarme  faussement  donnée  que  les  Anglais  vou- 
laient reprendre  Astorga.îLes  divisions  Clauzel 
etSolignac  reçurent  ordre  de  s'y  rendre;  mais, 
dès  le  1 1 ,  cet  ordre  fut  révoqué,  et  il  se  borna  à 
'prévenir  L'armée  quelle  aurait  un  mouvement  à 
faire  sur  San-Felices  el  Grande  et  el  Chico ,  pour 
soutenir  le  6*  corps  qui  commençait  ses  opéra- 
tions sur  Giudad-Rodrigo.  Le  général  Sainte-Croix 


DE    LA    DUCHESSE    D  AERANTES.  20'] 

eut  alors  une  belle  affaire  après  avoir  passé  la 
Tera.  Il  battit  l'ennemi ,  et  lui  fit  deux  cents  pri- 
sonniers après  avoir  tué  cinq  cents  hommes.  C'é- 
tait à  Lianisas. 

Jimot  eut  alors  un  déplaisir,  ce  fut  de  voir 
dissoudre  la  division  Lagrange  :  il  aimait  le 
général  Lagrange ,  et  j'avais  aussi  une  grande 
amitié  pour  lui.  Il  fut  alors  nommé  gouver- 
neur de  Salamanque.  Tout  cela  fut  l'effet  des 
intrigues  d'un  homme  qui  devait  faire  faire 
bien  des  sottises  à  Masséna  dans  cette  campa- 
gne. Du  reste ,  l'événement  fat  heureux  dans  ses 
suites  pour  le  général  Lagrange,  car  il  évita  les 
désastres  du  Portugal. 

Ce  fut  le  24»  jour  de  la  Saint-Jean,  que 
Junot  quitta  Salamanque  pour  se  rendre  à  Santi- 
Espiritus ,  et  de  là  à  San  -  Fellces  et  Cliico. 
On  a  pu  voir  précédemment  dans  les  lettres 
de  Junot  tout  ce  que  nos  troupes  eurent  à 
souffrir  pendant  ce  siège  ;  quant  à  lui ,  il  passait 
l'Agueda,  et  reconnaissait  l'armée  anglo-portu- 
gaise. Il  y  avait  toujours  échange  de  meurtres 
légalement  faits,  et  selon  les  lois  de  la  guerre 
dans  ces  rencontres,  ou  dans  les  reconnais- 
sances sur  Almeida.  Le  général  Ménard,  le  gé- 
néral Taupin  ,  appuyaient  bien  avec  leurs  bri- 
gades ;  mais  lorsque  Junot  était  en  tête  d'une 


208  MÉMOIRES 

reconnaissance,  il  se  souvenait  encore  des  guerres 
d'Italie ,  et  son  cheval  n'était    pas   retenu.  Ce 
fut   ce  qui  arriva    dans    la   reconnaissance  du 
1 5  juillet  sur  Almeida  ;  il  y  eut  quatre  hommes 
tués,  quinze  blessés,  dont  sept  officiers.  C'était 
la  brave  brigade  Sainte-Croix,  et  Junot  comman- 
dait la  reconnaissance  en  personne.  L'ennemi 
éprouva  une  grande  perte,  et  fut  vivement  ra- 
mené aux  retranchemens.  J'ai  déjà  dit  que  Ciu- 
dad-Rodrigo  capitula  le  lo  juillet,  et  j'ai  dit 
aussi  comment  nous  avions  été  à  Ledesma^  àSan- 
Felices  el  Grande,  puis  enfin,  comment,  dans  la 
première  quinzaine  de  septembre,  le  8*  corps 
avait  commencé  son  mouvement  pour  profiter 
de  la  prise  d' Almeida  et  de  Ciudad-Eodrigo  ,  et 
entrer  en  Portugal.  Déjà  depuis  le  2J  août  la  di- 
vision Clauzel  occupait  Barba  del  Puerco  ,  et  le 
6"  corps  avait  passé  la  Coa,  et  s'était  emparé  de 
Pinhel.Ce  fut  alors  que  l'armée  anglaise  fit  de  son 
côté  ce  mouvement,  qui  nous  parut  timide,  et 
n'était  qu'un  appât  pour  attirer  au  piège  ;  lord 
Wellington  se  retira  sur  Guarda  et  Celerico. 

A  partir  du  1 5  septembre ,  je  ne  vis  plus  rien 
par  moi-même  ;  Junot  me  quitta  pour  entrer  en 
Portugal  ,  et  moi  je  vins  à  Ciudad  -  Rodrigo. 
Le  8'  corps  suivit  la  route  de  Viseu  en  pas- 
sant par  Almofalo  ,  Pinhel,  Otogalj...  mais  que 


DE  LA.  DUCHESSE  D  ABRAKTES.       SOQ 

trouvait-il  sur  cette   route?...   la  disette    et    la 
mort,  pour  ceux    qui  restaient   en    arrière.... 
San-Miguel  d'Oteiro,  Casai  de  Maria,Berbeîwsa, 
n'offrirent  pas   plus   de  ressources;  et  ce    fut 
ainsi   que    le    S*"    corps,   après  avoir  passé   le 
26  le   torrent  delà  Crise,  arriva   le    27  sep- 
tembre   au    pied   de  la  serra  d'Alcoba,  où  il 
bivouaqua  pendant  la  nuit,  et  le  lendemain  eut 
lieu  cette  terrible  affaire  dans  laquelle  l'armée  de 
Portugal  perdit  de  bons  soldats  et  de  bons  offi- 
ciers, pour  exécuter  une  volonté  insensée.  J'ai 
entendu  dire  depuis,  et  en  Espagne  même,  par 
des  officiers  anglais  et  portugais  prisonniers,  que 
lord  Wellington  avait  été  fort  étonné  que  Mas 
séna  eût  suivi  la  droite  du  Mondego  et  la  route 
de  Viseu ,  parce  que  cette  route  étant  fort  mau- 
vaise ,  il  l'avait  jugée  impraticable ,  surtout  pour 
l'artillerie...  Mais  les  Français  en  avaient  franchi 
bien  d'autres  lors  de  la  première  campagne  de 
Portugal...  En  apprenant  cette  nouvelle,  il  pa- 
raît positif  que  lord  Wellington,  qui  s'était  retiré 
de  Celerico  et  avait  pris  une  autre  position ,  re- 
passa le  Mondego ,  et  vint  alors  prendre  pied  à 
Busaco,  qu'il  lui  était  loisible  d'occuper  après 
avoir  opéré  sa  jonction  avec  les  généraux  Hill  et 
Leith,  chose  des  plus  malheureuses  pour  nous, 

et  qu'on  prétend  que  l'on  pouvait  empêcher. 
XIII.  i4 


2  1  O  MÉMOIRES 

Cette  position  de  Busaco  est  formée  par  une 
montagne  fort  élevée  ,  au  sommet  de  laquelle 
est  situé  le  couvent  de  Busaco ,  habité  par  des 
religieux  trappistes.  Cette  montagne  peut  avoir 
quatre  lieues  de  France ,  environ  ,  d'étendue  , 
depuis  les  bords  du  Mondego  jusqu'à  la  route 
d'Oporto.  Elle  est  sillonnée  dans  presque  toute 
cette  étendue  par  de  profonds  précipices  et  des 
défilés  tellement  étroits ,  que  les  troupeaux  de 
chèvres  n'y  peuvent  quelquefois  passer  que  sur 
deux  et  trois  de  front.  Ce  fut  cependant  par  ces 
défilés  que  Masséna  fit  passer  ses  soldats ,  au 
lieu  de  leur  faire  prendre  la  route  de  Mealhada 
pour  tourner  la  gauche  de  l'armée  anglaise ,  au 
risque  de  les  faire  foudroyer  par  les  troupes  qui 
occupaient  le  haut  de  la  montagne.  J'ai  eu  à  cette 
époque  en  ma  possession,  et  pendant  fort  long- 
temps, un  plan  et  une  vue  de  la  montagne  de 
Busaco.  Ce  plan  était  fait  par  un  Français  ;  mais 
j'en  avais  un  autre  tout  aussi  curieux ,  car  il 
était  fait  par  un  Anglais.  Un  jour,  en  1B12, 
quelque  temps  avant  le  départ  pour  la  Russie, 
Junot  me  les  demanda  tous  trois,  et  il  ne  me  les 
rendit  pas.  J'ai  lieu  de  croire  que  c'était  pour 
expliquer  à  l'empereur  l'affaire  de  Busaco. 

Un  officier-général  anglais  démérite,  et  dont 
ses  ennemis  reconnaissaient  eux-mêmes  le  talent. 


DE    LA    DUCHESSE    d' AERANTES.  211 

ie  marquis  de  Londonderry,  dit  dans  son  ouvrage 
sur  la  guerre  de  la  Péninsule  : 

€  Quand  bien  même  Masséna  aurait  agi  d'a- 
»  près  les  avis  de  Wellington  ,  il  n'aurait  pu  pré- 
»  parer  sa  défaite  par  un  moyen  plus  efficace.  » 

Mais  ce  qui  ne  fut  pas  connu  alors  en  France, 
parce  que  le  silence  de  la  tombe  environna  les 
cadavres  des  malheureuses  victimes  de  Busaco , 
ce  fut  l'admirable  intrépidité  des  régimens  et  des 
officiers-généraux  qui  fournirent  la  première  at- 
taque faite  le  27  à  six  heures  du  matin.  C'étaient 
le  02%  le  56*  et  le  70%  qui,  sous  les  ordres  du 
général  Merle  ^  un  de  nos  officiers-généraux  les 
"plus  distingués,  entreprirent  de  forcer  la  position 
occupée  parles  Anglais. Ceshérosadmirables, sans 
faireun  murmure,  sans  observer  qu'ils  marchaient 
à  la  mort,  furent  l'affronter  avec  le  courage  qui 
est  un  don  du  ciel  dans  des  âmes  françaises.  Ils 
gravirent  les  rochers  de  Busaco  sous  une  pluie 
de  mitraille,  une  grêle  de  boulets  qui  les  met- 
taient en  morceaux!...  Les  membres  palpitans 
de  ces  infortunés  tombaient  sur  le  crâne  déjà 
fracassé  de  leurs  frères  d'armes  qui  étaient  au- 
dessous  d'eux ,  et  souvent  des  rangs  entiers  rou- 
laient ensemble  dans  les  abîmes.  Cependant  ils 
parvinrent  au  sommet  du  plateau ,  ces  vaillans 
hommes,  et  là,   à  peine  échappés  aune  mort 


2  1  2  MEMOIRES 

terrible,  ils  la  retrouvèrent  sous  une  forme 
encore  plus  certaine.  Ils  furent  reçus  par  des 
troupes  anglaises  et  portugaises...  Là  eut  lieu  un 
carnage  affreux!...  Nos  soldats  ,  chassés  par  des 
forces  supérieures,  et  d'ailleurs  fatigués  ,  essouf- 
flés ,  n'en  pouvant  plus ,  furent  culbutés  par  Ten- 
nemi  et  roulèrent  de  rochers  en  rochers  jusqu'au 
fond  des  précipices  dont  les  pointes  aiguës  por- 
tèrent dans  cette  cruelle  journée  d'affreuses  et 
de  sanglantes  dépouilles,  tandis  que  non  seule- 
ment les  sabres  et  les  baïonnettes  ennemies 
étaient  rouges  du  sang  français  ,  mais  les  mains 
des  soldats  anglais  en  étaient  baignées!... Oh  !  ce 
fut  une  horrible  journée  !... 

Ce  furent  les  troupes  du  général  Reignier  qui 
reçurent  d'abord  en  ce  lieu  la  couronne  de  mar- 
tyre... Puis  ensuite  deux  autres  divisions  de 
Ney,  sous  les  ordres  du  général  Loi  son  ,  et  l'au- 
tre du  général  Mermet ,  se  portaient  vers  le  corps 
du  général  Crawford'.  Celui  de  Junot  ne  don- 
na pas  ce  jour-là.  Il  fut  mis  continuellement  en 
présence  de  l'ennemi.  Mais  comme  lord  Wel- 
lington, dans  son  plan  de  campagne,  ne  voulait 

»  Je  ne  sais  pourquoi ,  à  la  suite  du  sie'ge  d'Almeida  ou  de 
Ciudad-RodrigOj  le  général  Crawford  reçut  de  nos  gcne'raux 
le  surnom  du  brave  ctournean.  Je  l'ai  entendu  nommer 
ainsi  par  Masse'na  lui-même. 


DE    LA.    DUCHES"SE    D  AERANTES.  21 J 

qu'attirer  son  ennemi  et  ne  pas  combattre ,  au- 
tant du  moins  qu'il  le  pourrait,  il  paraît  que 
l'arrière-garde  anglaise  avait  ordre  d'éviter  tout 
engagement  avec   l'avant-garde   française.    Cela 
paraît  si  positif,  qu'à  Coïmbre  et  à  Condeixa  il  y 
eut  un  engagement  très  vif  entre  les  deux  par- 
tis,   et  que  le  huitième   corps  eut  l'avantage, 
comme  cela  arrive  toujours  quand  des  troupes 
ont  la  volonté  d'éviter  une  rencontre  ;  et  à  Con- 
deixa les  Anglais  préférèrent  abandonner  leurs 
magasins  de  vivres ,  que  de  combattre  pour  les 
défendre.  Cependant  ils  forçaient  dans  ce  même 
moment  les  habitans  d'abandonner  leur  asile , 
d'emporter  jusqu'au  dernier  grain  de  blé  ou  de 
tout  brûler,  pour  que  nous  ne  pussions  rien 
trouver...  Nos  soldats,   furieux  de  ne  rencon- 
trer qu'un  sinistre  isolement,  marchaient  encore 
sans  murmurer,  car  dans  de  semblables  situa- 
tions le    soldat  français    est   sublime   dans  sa 
conduite  ;    mais  sa  physionomie  devenait  plus 
sombre,  et  il  y  avait  dès  lors  une  méfiance  dans 
l'armée  qui  ne  pouvait  qu'ajouter  à  ses  autres 
malheurs. 

On  trouvait  le  long  des  routes  des  débris  de 
meubles  et  de  vètemens  que  les  malheureux  fu- 
gitifs ,  contraints  par  les  Anglais  d'abandonner 


5 1 4  MEMOIRES 

leurs  maisons,  ne  pouvant  emporter  avec  eux, 
caries  moyens  de  transport  manquaient ,  préfé- 
raient jeter  dans  le  Tage  ou  dans  les  torrens,  que 
de  les  laisser  à  l'ennemi  commun  ,  et  que  les 
vagues  du  Tage  et  les  eaux  des  torrens  repous- 
saient sur  la  rive ,  mais  en  lambeaux  et  hors  d'é- 
tat de  servir.  Souvent  nos  soldats  prêtèrent 
assistance  à  de  malheureux  vieillards,  à  des  fem- 
mes dont  l'enfant  se  mourait  sur  leur  sein  où  il 
n'y  avait  plus  de  lait,  et  qu'ils  trouvaient  dans  les 
fossés...  abandonnés  de  tous...  et  sans  secours! 
J'ai  vu  plusieurs  exemples  d'humanité  vraiment 
admirables,  lorsque  le  S^  corps  revint  en  Es- 
pagne et  que  nous  passâmes  quelques  semai- 
nes à  Toro...  ]Mais  la  conduite  des  Anglais  ne  fut 
pas,  en  cette  circonstance,  ce  qu'elle  aurait  dû 
être,  comme  humanité  et  comme  justice.  C'est 
ainsi  que  lord  Wellington  se  retira  sur  les  fa- 
meuses lignes  de  Torre-Vedras ,  et  que  Masséna, 
comme  frappé  de  vertige,  le  suivit  à  travers  un 
pays  désolé  et  désert. 

Le  lendemain  de  la  bataille  de  Biisaco,  Junot, 
qui  me  savait  déjà  arrivée  à  Ciudad-Rodrigo, 
mais  qui  ne  pouvait  avoir  d'idée  de  la  privation 
totale  de  nouvelles  dans  laquelle  nous  étions,  et 
craignant  que  je  n'en  eusse  de  fausses  relative- 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  ai5 

ment  à  l'affaire  du  27,  fit  venir  trois  paysans 
portugais  et  espagnols,  et  leur  donna  une  lettre 
à  chacun  d'eux. 

«  Celui  de  vous  qui  arrivera  le  premier,  leur 
dit-il,  aura  douze  cents  réaux.  Si  vous  arrivez  en 
même  temps,  la  duchesse  vous  donnera  la  ré- 
compense promise.  Soyez  fidèles,  et  vous  n'aurez 
qu'à  vous  louer  d'elle.  » 

Un  seul  de  ces  hommes  parvint  auprès  de 
moi  à  Cindad-Rodrigo ,  où  j'étais  alors  dans  des 
inquiétudes  dont  il  faut  avoir  été  victime  pour  en 
comprendre  toute  l'horreur.  On  était  alors  à  la 
fin  d'octohre,  et  l'affaire  de  Busaco  avait  eu  lieu 
à  la  fin  de  septembre...  Un  seul  de  ces  hommes 
eut  le  bonheur  dépasser...  Les  deux  autres  pé- 
rirent ,  l'un  en  passant  un  torrent ,  l'autre  fut 
assassiné  par  les  Espagnols ,  qui  trouvant  sur 
lui  la  lettre  de  Junot  qu'il  avait  mal  cachée,  le 
traitèrent  comme  espion...  La  récompense  pro- 
mise fut  presque  doublée  par  moi  à  l'homme  qui 
me  donna  la  lettre  qu'on  a  lue  au  commence- 
ment de  ce  chapitre...  Hélas  !  c'était  la  seule  con- 
solation que  je  devais  recevoir  avant  la  naissance 
de  mon  fils,.. 

Je  terminerai  cette  relation ,  peut-être  un  peu 
longue  pour  ceux  qui  n'ont  eu  aucun  intérêt 
dans  la  guerre  de  la  Péninsule,  mais  qui,   je 


3l6  MÉMOIRES 

crois ,  ne  peut  manquer  d  être  de  quelque  im- 
portance pour  ceux  qui  y  retrouvent  et  d'anciens 
souvenirs  et  des  motifs  de  souvenirs  par  rela- 
tions, par  un  tableau  des  pertes  du  8' corps, 
depuis  le  jour  seulement  de  son  entrée  en 
Portugal ,  c'est-à-dire  du  moment  où  il  quitta 
San-Felices  el  Grande,  jusqu'au  i"  novembre  j 

A  Coïmbre /|00  hommes. 

Aux  hôpitaux  de  Santarem .  600 

Prisonniers  de  guerre  ...  127 

Tués  à  Sobral 71 

A  Ferias 262  (d.  34 tués.) 

Blessés  à  Sobral :  .  i63 

En  arrière  et  assassinés.   .  .  946 

Total 2559  hommes 

Chevaux  tués  et  morts,  artillerie  comprise,  f[iQ. 

Et  l'on  remarquera  qu'excepté  à  Sobral  où  la 
ville  fut  enlevée  par  la  première  division  du 
8*  corps ,  il  n'y  eut  que  des  engagemens  par- 
tiels, plus  funestes,  au  reste,  qu'une  bataille  ran- 
gée... Ce  fut  donc  dans  de  semblables  affaires 
que  notre  armée  commença  à  laisser  derrière  elle 
des  ossemens  français...  Le  reste  périt  par  la  mi- 
sère... par  le  poignard.,,  et  pour  achever  sa  ruine, 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  2ï'J 

le  moment  des  pluies  survint  pendant  le  plus 
important  de  sa  marche...  Ces  pluies ,  que  con- 
naissent seuls  ceux  qui  ont  été  en  Portugal, 
inondaient  les  plaines,  détruisaient  les  routes, 
comblaient  les  ravins  et  les  changeaient  en  tor- 
rens,  tandis  que  les  torrens  eux-mêmes  deve- 
naient des  cataractes  effrayantes  et  presque  im- 
possibles à  franchir...  Oh!  quels  souvenirs!... 
quels  souvenirs  épouvantables!...  Et  pourtant, 
malgré  nos  désastres ,  malgré  tout  le  poids  du 
malheur  qui  pesait  sur  nous  ,  il  paraît  positif  que 
si  Masséna  avait  poussé  avec  vigueur  l'armée  an- 
glaise dans  sa  retraite,  et  l'avait  enfin  poursuivie 
au  lieu  de  se  laisser  attirer  et  de  la  suivre  avec 
mollesse  et  indécision  ,  il  paraît  que  l'armée  an- 
glaise pouvait  être  perdue.  Sans  doute  ses  lignes 
de  Torres-Vedras  étaient  formidables,  mais  tou- 
tes les  redoutes  n'étaient  pas  défendues  par  des 
troupes  anglaises ,  et  à  cet  égard  les  antécédens 
devaient  donner  de  l'espoir,  au  moins  assez  pour 
tenter  ce  qui  pouvait  sauver  une  armée  et  per- 
dre l'autre,  et  leur  faire  ainsi  changer  de  position 
à  l'une  et  à  l'autre.  Cette  opinion  n'est  la  mienne, 
on  le  pense  bien ,  que  d'après  l'avis  bien  souvent 
recueilli  de  personnes  qui  pouvaient  certes  le 
donner.  Ce  que  je  viens  de  mettre  plus  haut  m'a 
été  dit  par  un  officier-général  anglais  et  par  deux 


2  1  8  MÉMOIRES 

membres  importans  du  parlement  d'Angleterre. 
Quant  à  l'opinion  des  Français  ,  j'ai  été  guidée 
dans  la  mienne  par  mon  mari  et  le  maréchal  Ney  : 
celles-là  en  valaient  bien  une  autre. 
.  Un  malheur  particulier,  mais  qui  fut  vivement 
senti  par  l'armée,  fut  la  mort  du  général  Sainte- 
Croix  ,  qui  fut  tué  à  Alenquer,  sur  les  bords  du 
Tage,  tandis  qu'il  cheminait  sans  même  songer 
à  la  mort.  Un  boulet  parti  d'une  des  chaloupes 
canonnières  qui  étaient  sur  le  fleuve  ,  frappe  un 
rocher,  et  vient ,  par  ricochet,  couper  en  deux  le 
malheureux  Sainte-Croix ,  qui  tombe  atteint 
mortellement ,  sans  que  le  noble  jeune  homme 
entendît  gronder  le  canon  répondant  à  son  der- 
nier soupir...  Ce  n'était  pas  ainsi  qu'il  devait 
mourir..- 

Après  ces  divers  évènemens ,  après  la  défaite 
de  Busaco,  après  avoir  passé  le  Mondego,  avec 
une  presque  certitude  de  voir  se  lever  sur  les 
derrières  de  son  armée  une  multitude  de  corps 
de  partisans  qui  devaient  couper  toute  commu- 
nication, Masséna  continua  néanmoins  de  s'a- 
vancer, et  sa  conduite  fut  vraiment  inexplicable. 


DE   LA.   DUCHESSE    D  ABRANTÈS.  2  1 9 


CHAPITRE  VII. 


Je  reçois  une  lettre  de  Junot Ma  joie.  —  Elle  est  courte, 

—  Don  Julian  geôlier  de  la  route.  —  Larmes  et  chagrins. 

—  Madame  Thomières.  —Sa  bonté'.  —  Sa  douleur. — 
M.  Lhuyyt.  —  Ce  qu'il  était.  —  Impression  de  l'Espagne. 

—  M.  Lalauce.  —  Ce  qu'il  était.  —  Sa  femme. —  Elle  est 
jolie  et  bonne.  ■ —  Son  portrait.  —  M.  Desanges,  ami  de 
M.  Lhuyyt.  —  Sou  énergie  le  sauve.  —  Joie  inattendue. — 
Armée  du  g*  corps.  —  Le  comte  d'Erlon.  —  M.  de  Mon- 
tesquieu. —  Le  général  Fournier.  —  Dîner  burlesque.  — 
Le  i4  novembre.  —  Désespoir  d'un  homme  brave.  —  Nous 
pleurons  et  pourtant  nous  chantons  !  —  Les  prcmièi'es 
douleurs. 


Il  faut  avoir  été  dans  la  situation  où  je  me 
trouvais ,  pour  apprécier  tout  le  bonheur  que 
j'éprouvai  en  recevant  la  lettre  que  Junot  m'é- 
crivit parle  paysan  espagnol  !...  Un  pareil  mo- 
ment compensait  bien  des  mauvaises  heures.  J'é- 
tais joyeuse  comme  une  eufant  qui  n'aurait  eu 


220  MÉMOIRES 

que  des  fêtes  pour  le  jour  suivant...  Cette  joie 
ne  pouvait  être  durable  ;  mais  je  fus  bien  heu- 
reuse un  jour...  Ce  ne  fut  que  le  lendemain, 
lorsque  ,  voulant  répondre  à  Junot  par  le  même 
aventureux  courrier,  qui  répondait  de  passer, 
que  je  retombai  dans  toute  ma  tristesse...  La 
lettre  de  Junot  avait  un  mois  de  date...  Que  d'é- 
vènemens  avaient  pu  se  passer  depuis  lors!...  Et 
moi...  qu'avais-je  â  lui  dire  ?...  Depuis  mon 
arrivée  à  Ciudad-Rodrigo  ,  je  n'avais  eu  qu'une 
fois  des  nouvelles  de  nos  enfans!...  Don  Julian 
était  comme  le  geôlier  du  chemin  par  où  pas- 
saient les  courriers,  nul  ne  sortait  de  la  route  si 
don  Julian  l'y  avait  vu  entrer...  J'écrivis...  Mais 
je  ne  pus  trouver  de  paroles  pour  peindre  toute 
ma  joie,  si  vive  il  n'y  avait  que  quelques  heu- 
res... Je  ne  pus  que  pleurer  sur  la  désolation 
qui  m'entourait,  et  si  je  n'écrivis  pas  un  der- 
nier adieu  à  mon  meilleur  ami ,  au  père  de  mes 
enfans ,  c'est  que  je  craignis  de  l'affliger;  car  j'é- 
tais sûre  de  mourir... 

Oh!  que  je  souffrais  dans  de  semblables  mo- 
mens  d'une  aussi  terrible  rêverie  !...  Alors ,  je 
posais  la  main  sur  mon  sein ,  je  sentais  les  raou- 
vemens  de  mon  enfant  ;  et  ce  rapport ,  si  parfai- 
tement une  joie  du  ciel  dans  la  position  ordi- 
naire de  la  vie  où  sont  toutes  les  mères ,  deve- 


DE    LA.    DUCHESSE    D  AERANTES.  22  1 

nait  pour  moi  un  sujet  de  larmes  amères... 
Comment  mon  enfant  allait-il  naître  ?.. .  Le  met- 
trais-je  au  jour  même?...  Non...  Toutcequ'une 
imagination  délirante  peut  inventer  pour  don- 
ner des  scènes  d'émotions  excitantes  pâlirait 
devant  le  récit  que  je  puis  faire  de  ce  que  je  souf- 
fris dans  ces  veilles  de  la  douleur ,  où  de  longues 
nuits  se  passaient  pour  moi  à  prier  Dieu  comme 
on  le  prie  avant  le  viatique...  C'est  ainsi  que  j'a- 
teignis  le  i4  novembre;  ma  vie  était  triste  et 
monotone  ;  et  n'eussé-je  rien  eu  à  craindre,  elle 
n'en  eût  pas  moins  été  insupportable.  Le  géné- 
ral qui  commandait  à  Ciudad-Rodrigo  était  aussi 
désagréable  pour  moi  qu'il  est  possible  qu'un 
homme  le  soit.  Je  n'avais  de  société  que  madame 
ThomièreSjdontle  cœur  était  aussi  plein  de  dou- 
leur et  d'inquiétude  que  le  mien,  et  que  je  devais 
plutôt  soutenir  et  consoler,  que  je  ne  devais  m'at- 
tendre  à  en  avoir  de  l'appui,  non  qu'elle  ne  fut 
parfaite  et  bonne,  mais  elle  était  plus  faible  que 
moi...  Junot  avait  aussi  laissé  à  la  garde  de  mon 
amitié  un  homme  aimable  qu'il  aimait  beaucoup  : 
c'était  M.  Lhuyyt.  M.  Lhuyyt  avait  été  chargé  du 
ministère  de  la  marine  et  de  la  guerre  dans  la  pre- 
mière invasion  du  Portugal.  C'était  un  homme 
d'esprit  et  de  manières  tout-à-fait  comme  il  faut.  Il 
m'aurait  été  d'une  grande  ressource;  mais  c'était 


22  2  MÉMOIRES 

en  lui  qu'il  fallait  étudier  l'effet  de  l'impression 
que  produisait  l'Espagne  avec  son  insurrection 
effrayante,  ses  poignards,  ses  poisons  et  ses  conti- 
nuels dangers!...  M.  Lhuyyt  était  un  homme  de 
cœur ,  de  tête  forte  et  carrée  ;  il  connaissait  le 
monde  et  avait  beaucoup  vu...  savait  beaucoup... 
eh  bien  !  il  était  tombé  comme  un  faible  enfant 
sur  une  couche  de  souffrances  qui  n'avaient  d'au- 
tres causes  qu'une  terreur  renouvelée  sans  cesse  ; 
et,  depuis  trois  mois ,  il  n'avait  pas  quitté  son  lit. 
Trop  souffrante  moi-même  pour  l'aller  voir, 
puisque  je  sortais  à  peine  pour  prendre  l'air,  je 
ne  l'avais  pas  aperçu  depuis  mon  arrivée  à  Ciu- 
dad-Piodrigo.  Je  savais  qu'il  était  parfaitement 
entouré,  parce  qu'il  avait  près  de  lui  un  ami , 
M.  Desanges  ,  qui  le  soignait  comme  un  fils  au- 
rait soigné  son  père,  et  qui  lui  communiquait  en 
même  temps  un  peu  d'énergie  de  son  carac- 
tère ,  ce  que  le  pauvre  malade  avait  une  grande 
peine  à  comprendre.  Je  crois  que  c'est  à  M.  De- 
sanges que  M.  Luhyyt  doit  la  vie. 

Il  y  avait  encore  à  Ciudad-Rodrigo  M.  Lalance, 
inspecteur  aux  revues,  avec  sa  femme,  jeune  et 
charmante  personne.  Mais  que  pouvaient  ses  ta- 
lens  dans  un  lieu  où  la  vue  ne  se  reposait  que 
sur  des  cadavres  à  demi  rongés  par  les  chiens  et 
sur  des  monceaux  de  décombres  noircis  par  la 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  223 

fumée  ou  rougis  parle  sang!...  Non  ,dans  ce  sé- 
jour affreux  il  fallait  des  larmes  et  rien  que  des 
larmes. 

Un  jour,  c'était  le  1 4  novembre ,  il  faisait  un 
temps  assez  beau  ,  quoique  froid.  Un  soleil  pâle 
comme  s'il  eût  lui  sur  une  province  de  la  Sibé- 
rie, éclairait  les  environs  désolés  de  ma  triste 
retraite.  Je  fis  mettre  les  chevaux  à  ma  calèche, 
et  j'engageai  madame  Thomières  à  venir  faire  une 
promenade  jusqu'au  bout  du  petit  mur  qui  était 
en  dehors  de  la  porte  de  Salaraanque.  On  plaçait 
d'avance  deux  ou  trois  piquets  dans  la  campagne, 
et  pendant  une  heure  je  pouvais  au  moins  res- 
pirer un  air  plus  pur  que  celui  du  cloaque  de 
Ciudad-Rodrigo.  M.  Lhuyyt  avait  eu  le  courage 
de  suivre  dans  sa  calèche ,  que  M.  Desanges  es- 
cortait à  cheval.  Nous  cheminions  ainsi  tout  pai- 
siblement, lorsque  l'un  des  hommes  du  premier 
piquet  vint  en  courant  avertir  qu'on  voyait  au 
loin ,  dans  le  défilé  qui  termine  la  plaine ,  une 
multitude  de  troupes.  Le  premier  mouvement 
fut  de  faire  tourner  bride  aux  chevaux...  Ce- 
pendant les  Espagnols  qui  presque  chaque  jour 
venaient  autour  de  la  ville,  ne  prenaient  jamais 
cette  direction,  ils  venaient  par  les  hauteurs... 
M.  Desanges,  voyant  l'incertitude  inquiète  où 
nous  étions,  piqua  des  deux  sans  rien  dire,  et 


224  MÉMOIRES 

s'en  fut  tout  simplement ,  lui  tout  seul ,  en  recon- 
naissance. Nous  lui  criâmes  de  revenir,  mais  il 
n'en  tint  compte;  et  comme  il  est  d'une  bravoure 
même  téméraire ,  il  fit  cette  action  tout  naturel- 
lement... Nous  le  vîmes  d'abord  franchir  la  plaine 
comme  une  flèche  ;  puis  il  ralentit  son  pas...  Tout- 
à-coiip  il  reprit  sa  course  et  joignit  la  troupe 
que  nous  apercevions  enfin  dans  l'éloignement... 
A  peine  l'eut-il  atteinte,  que  nous  vîmes  la  plus 
forte  partie  de  ce  groupe  s'ébranler  et  se  mettre 
au  galop,  en  se  dirigeant  vers  nous...  A  mesure 
que  cette  troupe  approchait,  ii  jaillissait  des 
éclairs  étincelans  de  ses  armes  et  des  harnais  de 
ses  chevaux. 

—  Mon  Dieu!  dis-je  enfin,  ce  sont  des  Fran- 
çais!... 

Et  à  peine  avais-je  parlé,  que  ma  calèche  était 
entourée  par  ces  uniformes  qui  alors  nous  fai- 
saient palpiter  le  cœur  de  joie  et  d'orgueil , 
comme  ils  le  faisaient  battre  de  peur  à  nos  en- 
nemis... Et  ma  main  était  pressée  par  ce  bon  Eu- 
gène de  Montesquiou,  ce  brave  général  Drouet, 
et  vingt  voix  me  demandaient  avec  intérêt  com- 
ment je  me  trouvais  dans  ce  désert,  cette  Thé- 
baïde. ..  et  ces  voix  me  parlaient  avec  l'accent 
de  la  patrie...  Oh!  que  j'ai  pleuré  dans  ce  mo- 
ment-là... mais  pleuré  de  joie...  de  douce  joie... 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  22  5 

Le  général  Cacault  arriva. 

—  Et  comment  ne  m'avez-vous  pas  annoncé 
l'arrivée  du  général  ?  lui  demandai-je  en  lui  mon- 
trant le  comte  d'Erlon. 

—  C'était  un  secret,  madame... 

—  Comment,  un  secret  I...  Vous  êtes  donc  seul 
avec  ces  messieurs?  demandai-je  au  général 
Fournier  qui  était  alors  près  de  la  voiture. 

—  Nous  sommes  i5o,ooo,  répondit  poliment 
le  général  Fournier  en  levant  les  épaules. 

—  Mais  étes-voiis  seuls  enfin  ? 

—  Avec  vingt  mille  hommes  "...  et  nous  allons 
joindre  le  maréchal  prince  d'Essling,  duc  de 
Rivoli ,  pour  lui  prêter  assistance. 

C'était  un  singulier  homme  que  ce  général 
Fournier.  Je  parlerai  de  lui  tout  à  l'heure  plus 
en  détail. 

Je  rentrai  dans  la  ville  avec  ma  brillante  es- 
corte. J'étais  heureuse,  mille  fois  heureuse!...  Je 
fis  arrêter  ma  voiture  à  côté  de  celle  de  M.  I^uyy  t, 
et  nous  nous  saluâmes  avec  un  sourire  de  bon- 
heur... M.  Luyyt  voyait,  ainsi  que  moi,  et  mieux 
que  moi ,  les  résultats  les  plus  heureux  de  cette 
arrivée  du  comte  d'Erlon...  Hélas!  tout  cet  ho- 

•  Il  y  en  nvait  un  bon  tiers  de  moins,  mais  il  nie  dit  le 
soir  inèine  :  il  faut  bicu  un  peu  mentir  avec  ses  cniicjnis  ,  et 
mcme  avec  ses  anîis. 

XIII.  i3 


226  MÉMOIRES 

rizon  qui  nous  apparaissait  si  radieux  ne  tarda 
pas  à  s'assombrir. 

J'engageai  tous  les  arrivans  à  venir  dîner  chez 
moi. 

—  Je  vous  ferai  faire  mauvaise  chère,  leur 
dis-je  ;  mais  à  moins  que  vous  n'ayez  des  provi- 
sions avec  vous ,  c'est  encore  chez  moi  que  vous 
ferez  le  moins  chétif  dîner. 

En  effet  depuis  quinze  jours  la  surveillance  exer- 
cée par  don  Julian  était  si  forte,  que  les  paysans 
n'apportaient  plus  rien  à  la  ville.  Nous  avons 
quelquefois  payé  un  œuf  jusqu'à  sept  et  huit 
réaux  la  pièce'...  La  volaille  était  non  seulement 
d'un  prix  hors  de  toute  proportion ,  mais  il  n'y 
en  avait  pas...  Le  pain  était  la  seule  chose  quj 
fût  bonne,  et  que  nous  eussions  à  discrétion  ;  mais 
pour  autre  chose  il  fallait  y  renoncer;  les  légu- 
mes ,  par  exemple ,  et  les  fruits ,  on  en  perdait  là 
jusqu'au  souvenir...  Les^jardins  avaient  été  ra- 
vagés au  moment  du  siège;  et  comme,  depuis,  les 
habitans  avaient  évité  de  rentrer  dans  la  ville, 
rien  n'avait  été  ensemencé  ni  replanté.  Enfin, 
pour  donner  une  idée  de  la  manière  dont  nous 

Quarante  sous...  La  viande  n'elalt  plus  supportable,  et 
cependant  elle  coûtait  un  prix  fou.  Celle  que  nous  avions 
comme  distribution  d'arme'e  n'était  pas  bonne,  et  cependant 
elle  était  la  seule  que  jqous  cussioa?  pour  nou?  pQiurir. 


DE   LA   DUCHESSE   D  AERANTES.  227 

vivions,  lorsque  mon  cuisinier,  désolé  de  ne  pou- 
voir me  donner  que  du  mauvais  bouillon,  parce 
qu'un  vieux  taureau  ou  une  mauvaise  et  maigre 
vache  ne  peuvent  en  donner  de  bon;  lorsque 
cet  homme  voulait  enfin  ne  pas  trop  'perdre  sa 
main ,  il  envoyait  mon  chasseur  avec  un  fusil  se 
promener  sur  les  bastions,  les  cavaliers  encore 
couverts  de  décombres ,  et  là  il  guettait  au  pas- 
sage de  ce  qu'il  appelait  des  alouettes,  et  qui  n'é- 
taient que  de  détestables  moineaux  durs,  amers, 
et  d'un  goût  sauvage  ;  mais  il  importait  peu  à 
mon  maître  queue  :  il  arrangeait  les  oiseaux  au 
gratin  avec  des  croûtes  bien  façonnées,  servait 
chaud  dans  une  casserole  d'argent ,  et  demeurait 
tout  aussi  content  de  lui  que  s'il  m'eût  servi  des 
ortolans  ou  des  becs-figues.  Ce  pauvre  Simon  me 
rappela  un  jour  le  festin  que  Brand  organisa  chez 
le  baron  de  Felsheim:  il  avait  eu  un  chevreau; 
ce  chevreau,  qui  pouvait  passer  pour  chèvre,  et 
comme  il  était  mâle ,  on  sait  comment  cela  s'ap- 
pelle, était  la  seule  pièce  qu'il  eût,  et  sur  laquelle 
il  devait  tailler  pour  faire  à  dîner  pour  plusieurs 
personnes  (nous  étions  déjà  à  Ciudad-Rodrigo); 
il  ne  fut  pas  arrêté  par  cette  difficulté ,  et  mit  le 
chevreau  à  toutes  les  sauces,  et  le  tortura  dans 
toutes  les  formes;  mais  il  eut  beau  faire,  il  fut 
impossible  de  mettre  la  dent  au  milieu  d'aucun 


228  MÉMOIRES 

morceau...  la  chose  en  vint  au  point  d  être  risi- 
ble...  Mon  Dieu!  si  nous  n'avions  pas  eu  d'autre 
sujet  de  tristesse  que  celui  de  privations  aussi 
matérielles!...  mais  celles-là  étaient  la  consé- 
quence de  toutes  les  autres,  et  alors  elles  deve- 
naient d'autant  plus  douloureuses. 

En  revoyant  M.    de  Montesquiou,  je  n'avais 
d'abord  songé  qu'au  plaisir  de  le  retrouver  dans 
ce  désert,  où  depuis  deux  mois  je  pleurais  l'ab- 
sence de  la  patrie,  et  de  tous  ceux  que  j'y  avais 
laissés...  Mais  lorsqu'il  revint  pour  dîner...  lorsque 
je  le  regardai  plus  attentivement,  je  fus  frappée 
du  ravage  qui  avait  bouleversé  cette  belle  figure 
depuis  que  j'avais  quitté  Paris  :  ses  yeux  étaient 
caves  et  son  regard  presque  farouche;  ses  joues 
plombées,  et  le  haut  des  pommettes  d'un  rouge 
vif  et  changeant;  sa  parole  était  brève,  et  son 
accent  avait  quelque  chose  de  solennel  qui  allait 
au  cœur.  Il  chantait  les  romances  avec  un  goût 
et  une  grâce  que  je  n'ai  connus  qu'à  lui  et  à  M.  de 
rlahaut,  avec  qui ,  au  reste,  il  avait  assez  de  res- 
semblance ;  il  était  moins  régulièrement   beau 
qu'Anatole  son  frère,  et  pourtant  il  plaisait  au- 
tant que  lui.  Eugène  de  Montesquiou  était  un 
homme  dont  1  ame  a  eu  un  côté  mystérieux  qui  est 
descendu  avec  lui  dans  la  tombe...  je  l'ai  connu, 
moi,  ce  mystère,  quoique  je  n'y  fusse  que  rola- 


DE   LA.    DUCHESSE    D  AERANTES.  229 

tivement  intéressée,  et  que  même  nous  nous  vis- 
sions moins  souvent  que  je  voyais  d'autres  per- 
sonnes de  ma  connaissance  :  mais  il  est  mort 
sans  m'auloriser  à  le  dire,  et  je  ne  parlerai  pas... 
C'était  un  noble  et  digne  jeune  homme. 

Nous  ne  nous  étions  pas  revus  depuis  le  bal 
de  Mareschalchi  :  je  lui  en  parlai ,  et  lui  en  parlai 
en  riant  ;  car,  dans  cette  journée,  en  revoyant  des 
Français,  toutes  mes  idées  étaient  joyeuses,  et 
toutes  les  fois  que  mon  enfant  faisait  un  mouve- 
ment ,  je  serrais  mes  deux  bras  autour  de  ma 
taille  comme  pour  lui  donner  une  première  ca- 
resse, et  lui  dire  :  —  Sois  tranquille,  nous  re- 
verrons bientôt  la  patrie,  et  tu  connaîtras  tes 
sœurs  et  ton  frère. 

Mais  ce  pauvre  jeune  homme  ne  partageait  pas 
mes  sensations  joyeuses  ;  il  me  regardait  avec  une 
expression  indéfinissable  de  tristesse  agitée;  il  por- 
tait ses  yeux  autour  de  la  chambre  mal  carrelée 
dans  laquelle  nous  étions  alors,  dont  les  fenêtres 
disjointes,  et  évidemment  faites  pour  une  autre 
place,  laissaient  parvenir  un  vent  glacé,  dont  le 
froid  semblait  plus  piquant  et  phis  âpre  lors- 
qu'on pensait  qu'on  était  en  Espagne.  Quelques 
chaises  de  paille  garnissaient  cette  pièce  qu'on 
appelait  le  salon ,  et  dans  laquelle  pourtant  on 


200  MEMOIRES 

voyait  une  épinette  qu'on  décorait  du  nom  de 
piano. 

—  Et  vous  ne  mourez  pas  ici?  me  dit-il  enfin  , 
après  m  avoir  long-temps  regardée  avec  une  sorte 
de  pitié  presque  indignée. 

L'expression  de  sa  voix ,  de  son  regard ,  me 
rappela  à  toute  l'horreur  de  ma  position.  Je 
voulus  lui  sourire,  je  voulus  lui  répondre;  mais 
je  ne  pus  parler...  je  ne  pus  sourire... 

—  On  ne  peut  pas  vivre  en  Espagne,  ajouta- 
t-il  en  serrant  avec  une  force  convulsive  la  chaise 
qui  était  devant  lui...  il  faut  mourir  lorsqu'une 
fois  on  y  est  entré. 

Il  m'effraya.  Ses  yeux  étaient  rouges..7  gon- 
flés.:, il  y  avait  des  larmes  dans  ses  paroles...  Je 
lui  pris  la  main. 

—  Qu'avez- vous  ?  lui  dis-je  tout  bas. 

Hélas!  je  le  savais  bien  ce  qu'il  avait!...  mais 
je  voulais  provoquer  un  mot  qui ,  une  fois  dit , 
l'aurait  soulagé ,  parce  qu'il  aurait  dit  toute  la 
peine  qui  lui  foulait  le  cœur,  le  malheureux,  et 
qui  l'a  tué  avant  trente  ans...  puis  il  s'en  fut  à 
l'autre  bout  de  la  chambre ,  et  s'assit  devant  le 
piano. 

—  Vous  avez  été  surprise,  n'est-ce  pas,  ma- 
dame ,  de  voir  Eugène  dans  cet  état  de  marasme 


DE   LA   DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  StZî 

profond  ?  me  dit  le  général  Fournier  qui  s'ap» 
procha  de  moi  quand  l'autre  se  fut  éloigné...  nous 
en  sommes  également  étonnés...  Mais  ce  qui  vous 
surprendra  bien  plus ,  c'est  que  depuis  le  jour 
où  il  est  entré  en  Espagne ,  il  a  dit  avec  un  sérieux 
inconcevable  qu'il  n'en  sortirait  pas  vivant... 
Je  ne  l'aurais  pas  jugé  susceptible  de  supersti- 
tion... 

Dans  ce  moment ,  des  sons  doux  ,  plaintifs 
même,  et  d'autant  plus  barmonieux  qu'ils  étaient 
inattendus  dans  cette  cbambre  dévastée,  se  firent 
entendre  du  côté  du  piano;  c'était  M»  de 
Montesquiou  qui  cbantait  une  romance  avec  une 
voix  tellement  expressive  que  chacun  fit  silence, 
et  se  rapprocha  doucement  du  chanteur  ;  car 
c'est  une  magie  bien  attractive  que  celle  de  la 
musique,  et  dans  la  musique  c'est  une  autre  ma- 
gie plus  attirante  encore  que  celle  du  chant. 

Je  ne  me  rappelle  plus  ce  qu'il  chanta.  Il  me 
souvient  seulement  que  je  pleurai ,  mais^  que 
mes  larmes  ne  me  faisaient  aucun  mal...  Le  gé- 
néral Fournier  chanta  ensuite.  Il  avait  une  voix 
admirable  ,  de  ces  voix  de  ténor^  belles  ,  pleines, 
sonores,  et  harmonieuses  comme  un  harmonica. 
Mais  il  chanta  une  chanson  ^  le  Marquis  Olivier, 
composée  par  d'Alvimar;  et  il  aurait  fallu  en 
conscience  avoir  une  ferme  volonté  de  pleurer 


2Ô2  MEMOIRES 

pour  lui  donner  des  larmes...  tandis  qu'en  écou- 
tant cette  voix  frémissante  sous  une  vive  émo- 
tion intérieure ,  on  partageait  cette  émotion  et 
on  lui  donnait  toutes  les  siennes  provoquées  par 
ces  chants  si  doux  et  si  plaintifs...  Voilà  de  ces 
souvenirs  que  rien  n'efface...  Bien  des  années 
se  sont  écoulées  depuis  ce  jour-là;  eh  bien!  je 
pourrais  encore  aujourd'hui  retracer  jusqu'aux 
plus  légères  impressions  qui  me  frappèrent  dans 
celte  soirée,  et  pourtant  ce  qui  se  passa  quel- 
ques heures  après  était  plus  que  suffisant  pour 
éteindre  en  moi  tout  autre  souvenir. 

Avant  que  ces  messieurs  me  quittassent,  je 
voulus  savoir  du  colonel  Montesquiou  quelques 
unes  des  particularités  de  son  départ  de  Paris. 
La  faveur  où  son  père  et  sa  famille  entière  étaient 
auprès  de  l'empereur  me  paraissait  plus  que 
suffisante  pour  empêcher  un  voyage  sans  gloire 
dans  ses  résultats ,  tandis  qu'il  se  présentait  hé- 
rissé de  dangers...  J'appris  de  lui  qu'il  avait  reçu 
l'ordre  de  partir  sans  s'y  attendre ,  et  qu'aussitôt 
il  avait  été  frappé  de  la  pensée  qu'il  ne  sortirait 
pas  de  l'Espagne. 

.  — Car  rappelez-vous  bien  mes  paroles,  me  dit-il 
avec  un  regard  qui  m'a  depuis  long-temps  pour- 
suivie dans  mes  rêves...  rappelez-vous  que  je  ne 
sortirai  pas  de  cet  infernal  pays...  Si  j'échappe 


DE    LA    DUCPtËSSIÎ    d'aERAJVTÈS.  233 

au  boulet,  à  la  balle,  au  sabre,  à  la  lance,  je 
tomberai  sous  le  couteau...  je  mourrai  de  poi- 
son... mais  je  mourrai...  Que  mon  sang  retombe 
sur  ceux  qui  ont  voulu  le  verser!... 

Il  me  parlait  bas,  trèsrapiclem^t...  Ce  peu  de 
mots  fut  dit  en  quelques  secondes...  Dans  ce 
moment  j'étais  debout,  appuyée  contre  une 
chaise...  Le  colonel  me  regardait,  et,  malgré  son 
émotion  ,  il  fut  frappé  du  bouleversement  de  tous 
mes  traits.  Je  palissais ,  et  ma  main  avait  saisi  la 
chaise  en  s'y  cramponnant  fortement...  Une  dou- 
leur venait  de  se  faire  sentir...  J'allais  accou- 
cher, c'est-à-dire  que  le  travail  venait  de  com- 
mencer... Comment,  grand  Dieu!  devait- il  se 
terminer!... 

Je  me  hâtai  de  prendre  congé  de  ces  messieurs. 
J'avais  heureusement  préparé  une  lettre  pour 
Junot  dans  l'intervalle  de  ma  rentrée  au  dîner, 
parce  que  le  comte  d'Erlon  m'avait  annoncé  qu'il 
partait  le  lendemain  au  point  du  jour,  pour 
joindre  le  prince  d'Essling,  comme  il  laissait  des 
troupes  derrière  lui;  les  communications  allaient 
se  rouvrir,  du  moins  nous  devions  le  croire,  et 
j'espérais  faire  parvenir  promptement  enfin  la 
nouvelle  de  mon  accouchement  à  Junot,  si  je 
survivais  à  ce  moment  pour  lequel  on  rassemble 


254  MEMOIRES 

tant  de  soins  autour  d'une  femme  ,  et  qui  pour 
moi  allait  se  passer  au  milieu  des  premières  pri- 
vations!... 

Aidée  de  M.  Magnien  ,  qui  jadis  ayant  été,  je 
crois,  chirurgien-major  dans  quelque  régiment, 
lui  avait  donné  des  soins  à  sa  manière ,  ma  bonne 
Rose  était  accouchée  heureusement,  trois  se- 
maines avant,  d'une  grosse  fille  qu'elle  nourris- 
sait, en  attendant  mon  enfant.  Ses  soins  étaient 
le  secours  sur  lequel  je  comptais  le  plus...  mais 
le  ciel  m'en  envoya  un  autre  auquel  je  suis  con- 
vaincue que  je  dois  la  vie... 

Il  était  onze  heures  du  soir  lorsque  ces  mesr 
sieurs  sortirent  de  chez  moi. 

—  Priez  pour  moi ,  me  dit  M.  de  Montesquieu 
en  me  baisant  la  main  ;  priez  pour  moi,  je  ne 
vous  reverrai  probablement  jamais... 

Je  me  sentis  défaillir...  Cette  parole  prononcée 
avec  un  ton  d'assurance  par  un  homme  qui,  en 
sortant  de  chez  moi ,  allait  monter  à  cheval  pour 
affronter  cette  mort  dont  il  parlait  comme  s'il 
la  voyait  à  ses  côtés,  tandis  que  moi,  pauvre 
femme ,  j'étais  en  ce  même  moment  en  face  d'un 
danger  positif  et  imminent  qui  plaçait  un  de 
mes  pieds  sur  la  terre  et  l'autre  dans  la  terre  ; 
cette  parole  me  frappa  au  cœur,  et  lorsque  je  fus 


DE   LA   DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  ^35 

retirée  dans  ma  charnière,  poussant  des  plaintes 
que  la  crainte  d'être  entendue  ne  me  faisait  plus 
retenir,  alors  cette  vision  de  mort  vint  m'obséder 
et  se  placer  entre  mon  lit  et  le  berceau  de  mou 
enfant. 

Les  douleurs  furent  d'abord  ce  qu'elles  furent 
au  dernier  moment.  La  nuit  fut  cruelle ,  et  le  jour 
parut  sans  que  le  travail  fût  plus  avancé.  J'étais 
inquiète...  Pour  la  première  fois  de  ma  vie  j'eus 
peur  pour  moi.  Si  je  mourais  dans  ce  travail  d'en- 
fantement que  nul  secours  babile  ne  venait  ai- 
der, que  devenait  le  fruit  que  je  portais,  que  je 
savais  exister  dans  mes  flancs,  et  que  j'avais  déjà 
sauvé  de  tant  de  désastres  ?  Mais  comme  ce  n'est 
pas  mon  histoire  que  j'écris,  je  dirai  seulement 
que  vers  le  matin  on  acquit  la  certitude  que  l'en- 
fant était  mal  placé  et  que  l'accouchement  pré- 
sentait une  sorte  de  difficulté'.  Alors  je  repris 
toute  ma  fermeté  si  elle  m'avait  un  moment 
abandonnée...  Et  enfin,  après  des  souffrances 
inouïes,  je  mis  au  jour  un  garçon  que  j'ai  eu  le 
bonheur  de  conserver,  et  qui  aujourd'hui  contri- 

«  L'enfant  était  dans  la  position  inverse  de  celle  qu'il 
prend  ordinairement  au  moment  du  travail.  Si  le  pauvre  pe- 
tit élre  s'e'tait  placé  quelques  lignes  plus  à  gauche  ou  plus  à 
droite,  nous  étions  perdus  tous  deux...  nous  l'étions,  je  crois, 
également  si  j'eusse  perdu  la  tête. 


236  MEMOIRES 

bue  à  augmenter  le  peu  de  joie  et  de  bonheur  que 
le  ciel  m'ait  laissé. 

C'est  maintenant  qu'il  me  faut  parler  de  l'ange 
qui  alors  se  trouva  dans  mon  chemin  et  me  sou- 
tint dans  cette  route  si  pénible;  il  me  faut  dire 
qu'une  femme  fut  pour  une  autre  femme  ce 
qu'aurait  été  une  sœur,  une  mère ,  une  fille,  et 
enfin  l'amie  la  plus  tendre  ;  et  poiu-tant  cette 
femme  me  connaissait  à  peine...  Oh  !  les  femmes, 
si  elles  sont  haïssables  et  repoussantes  quand  elles 
sont  comme  quelques  unes  que  je  pourrais  nom- 
mer ,  comme  elles  sont  adorables ,  quand  elles 
remplissent  sans  calcul ,  mais  par  effusion ,  la 
mission  que  Dieu  leur  a  donnée  en  les  mettant 
sur  terre,  celle  de  consoler,  de  soigner  ceux  qui 
souffrent:  oh!  celles-là  doivent  être  aimées,  et 
aimées  de  cœur... 

J'ai  parlé  plus  haut  de  la  baronne  Thomières , 
femme  du  général  Thomières,  qui ,  à  la  première 
invasion  du  Portugal,  était  déjà  sous  les  ordres 
de  Junot.  A  la  troisième  expédition  ,  il  joignit  le 
8^  corps  lorsque  Junot  était  déjà  à  Burgos.  Je  ne 
sais  alors  où  lui-même  se  trouvait.  Le  duc  l'aimait 
et  l'estimait  fort.  Aussi  en  1 808,  lui  avait-il  confié 
le  commandement  de  Péniches  ,  en  Portugal , 
comme  l'un  des  points  les  plus  importans  de 
l'armée.  A  cette  première  campagne,  sa  femme 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  23'J 

l'avait  toujours  accompagné.  Son  affection  pour 
son  mari  était  une  des  choses  les  plus  touchantes 
qu'il  fût  possible  de  voir. 

Madame  Thomières  avait  à  cette  époque  quel- 
ques années  de  plus  que  moi;  mais  c'était,  je 
crois ,  peu  de  chose.  Elle  était  blonde ,  d'une 
physionomie  douce  et  bonne ,  et  d'une  timidité 
gracieuse,  qui  avait  beaucoup  de  charme.  Sa 
parole  ensuite  en  avait  un  puissant  dans  l'in- 
flexion de  sa  voix  et  dans  son  accentuation.  Elle 
était  instruite ,  et  d'une  manière  plus  profonde 
que  les  femmes  ne  l'étaient  ordinairement  à  cette 
époque.  Elle  dessinait  et  peignait  bien,  et  faisait 
ensuite  cette  foule  d'ouvrages  de  femmes ,  pour 
lesquels  il  est  nécessaire  d'avoir  de  petites  mains 
blanches  et  adroites,  ce  qu'elle  possédait  aussi. 

Mais  le  vrai  trésor  de  la  femme  qui  était  caché 
sous  tout  cela ,  c'était  imc  exquisQ  sensibilité , 
une  âme  ayant  toujours  une  parole  consolante  à 
faire  entendre  à  l'oreille  de  la  souffrance...  une 
continuité  et  une  persévérance  dans  ce  qu'elle 
entreprenait  pour  arriver  à  ce  but,  qui  à  elle 
seule  consolait  déjà...  Il  est  si  doux  de  voir  s'oc- 
cuper de  soi  lorsqu'on  sent  son  cœur  saigner... 
Lorsque  je  me  rappelle  les  soins  dont  elle  m'en- 
tourait alors, 'dont  plus  tard  elle  entourait  aussi 
le  berceau  de  mon  Alfred...  je  sens  dans  mon 


238  MÉMOIRES 

âme  que  les  années  peuvent  s'écouler,  les  évè- 
nemens,  la  distance  se  placer  entre  deux  êtres 
qui  se  sont  aimés ,  mais  que  rien  ne  peut  effacer 
de  tels  souvenirs. 

INIon  fils  était  faible  au  moment  de  sa  nais» 
sance;  j'avais  tant  souffert!...  Pauvre  fleur,  ve- 
nue là  au  milieu  des  orages ,  dans  un  désert ,  et 
sans  le  plus  chétif  abri...  Oh!  que  de  fois  j'ai 
pleuré  sur  ton  petit  visage  encore  bleuâtre  par 
lés  souffrances  que  j'avais  éprouvées!...  mais  ces 
larmes  ,  elles  étaient  bien  douces;  elles  rempla- 
çaient d'autres  larmes  amères  qui  me  brûlaient 
les  joues...  maintenant  je  n'étais  plus  seule... 
j'avais  un  être  auprès  de  moi  auquel  je  me  de- 
vais... Dans  ces  heures  terribles,  où  il  me  sem- 
blait que  tout  avait  péri  dans  l'univers  autour  de 
moi,  celte  gracieuse  figure  d'ange  m'était  en- 
voyée par  Dieu  pour  me  dire  de  vivre ,  et  que  je 
devais  la  ramener  dans  sa  vraie  patrie.  Depuis 
deux  mois  je  n'avais  aucune  nouvelle  de  France. 
Les  estafettes  allaient  chercher  Junot ,  et  mes 
lettres  étant  dans  le  paquet  de  l'armée,  ou  tout 
au  moins  du  8*  corps,  il  me  fallait  atten- 
dre que  j'eusse  écrit  en  France  pour  que  mes 
lettres  me  fussent  envoyées  directement.  Depuis 
l'affaire  de  Busaco ,  je  n'avais  aucune  nouvelle 
de  mon  mari ,  et  j'éprouvais  tous  les  genres  de 


DE  LA  DUCHESSE   d'aBRANTÈS.  2^9 

tourniens...  mais  mon  enfant  était  né ,  et  la  plus 
douloureuse  de  mes  peines  était  calmée. 

Souvent,  dans  les  jours  qui  suivirent  d'abord 
mon  accouchement,  je  me  surprenais  dans  une 
délicieuse  rêverie  à  contempler  cet  être  adoré 
qui,  pour  moi,  était  plus  qu'un  autre  enfant 
ainsi  que  pour  son  père ,  car  il  nous  avait  été 
donné  par  Dieu,  comme  une  compensation  de 
souffrance  dans  ce  lieu  d'affreux  exil...  Junot 
avait  désiré  qu'il  s'appelât  Rodrigue. 

— Nomme-le  Rodrigue ,  m'avait-il  dit.  En  me 
rappelant  tout  ce  que  sa  mère  a  souffert ,  il  aura 
lui-même  le  sentiment  de  tout  ce  qu'il  te  doit. 
Appelle-le  Rodrigue. 

J'avais  voulu  le  nommer  Rodrigue...  mais  en- 
suite ce  nom  ne  me  plut  pas,  et  je  l'appelai  Al- 
fred. 

Avant  que  la  fièvre  de  lait  me  privât  dés  moyens 
de  nourrir',  que  de  fois  en  tenant  mon  fils  dans 
mes  bras,  je  le  regardais  avec  une  tentation  fré- 
nétique de  lui  donner  le  sein...  je  le  serrais  con- 
tre moi...  je  le  baisais  à  le  faire  crier,  pauvre 
amour!...  Et  puis  je  le  reposais  sur  mes  genoux, 

«  La  mort  de  ma  mère  dont  la  cruelle  agonie  dura  plu- 
sieurs semaines,  et  une  lièvre  puerpérale  m'empêclièrent 
de  nourrir  ma  lille  aîneo  Joséphine.  ]Ne  l'ayant  pas  nourrie  , 
je  ne  voulus  pas  nourrir  les  autres. 


2^0  MÉMOIRES 

et  ma  main  allait  machinalement  dénouer  le 
ruban  de  ma  camisole  de  nuit,  je  dérangeais  la 
double  mousseline  et  le  coton  qui  couvraient  ma 
poitrine,  et  je  voulais  donner  à, téter  à  mon  en- 
fant... Je  voulais  être  tout-à-fait  mère,  et  là... 
au  milieu  de  ce  désert,  de  cette  ïhébaïde , 
il  me  semblait  que  c'était  l'ordre  de  Dieu.  • — 
Un  jour  la  tentation  devint  si  forte,  que  la  bou- 
che de  mon  fils  allait  prendre  mon  sein,  lorsque 
ma  pauvre  Rose  se  mit  à  genoux  près  de  mon  lit, 
et  me  dit  en  pleurant  : 

—  Et  moi,  j'aurai  donc  quitté  mon  pays,  ma 
mère ,  ma  maison ,  pour  venir  donner  mon  lait 
au  frère  de  mon  premier  nourrisson,  et  vous  me 
l'otez  des  bras...  il  a  pourtant  déjà  tété  de  mon 
lait...  ne  me  l'ôtez  pas,  madame...  vous  l'ai- 
merez déjà  bien  assez  ,  celui-là.,,  vous  l'aime- 
riez plus   que  les  autres  si  vous  le  nourrissiez... 

Je  ne  dis  rien,  mais  je  ramenai  sur  ma  poi- 
trine la  mousseline  ouatée...  je  renouai  le  cordon 
de  ma  camisole...  je  baisai  mon  fils,  et  je  le  don- 
nai à  sa  nourrice...  mais  mon  cœur  était  froissé 
et  bien  gros  de  larmes..: 

Pauvre  Rose  !..  elle  avait  raison  de  tenir  à  son 
nourrisson  !..  Sa  fille  mourut  à  quelque  temps 
de  là..\  il  fut  sa  consolation... 

—  Le  jour  où  j'eus  la  fièvre  de  lait,  j'avais, 


i>E  LA  DUCHESSE   1>'aBRANTÈS.  Iii\\ 

comme  c'est  assez  ordinaire,  un  mal  de  tête  vio' 
lent,  accompagné  d'une  sorte  de  vertige  et  d'un 
peu  de  délire.  Cet  état  du  reste  fort  naturel  était 
augmenté  parla  privation  demédicamens'  :  nous 
n'en  avions  pas  du  tout.  Et  pour  remplacer  l'eau 
de  cannes  ou  toute  autre  boisson  qui  se  donnait 
alors  dans  de  pareils  momens,  on  avait  pris 
d'une  sorte  de  jonc  qui  croissait  dans  les  fossés 
de  la  ville ,  et  dont  on  m'avait  fait  une  tisane. 
Nous  n'avions  aucun  sel,  nulle  chose,  et  la  nature 
agissait  en  souveraine.  C'est  bien  la  meilleure 
manière  de  gouverner  sa  personne;  mais  comme 
il  arrive  souvent  qu'il  faut  guider  un  roi,  tout 
absolu  qu'il  soit,  ou  peut-être  parce  qu'il  l'est, 
il  fL\ut  aussi  un  guide  et  un  régent  à  la  nature. 
Mais  ici  il  y  avait  impossibilité,  aussi  fus-je  très 
souffrante  et  fort  tourmentée  par  mon  lait.  Dans 
une  de  ces  rêveries  douces  qui  présentent  tant 
d'images  fantastiques,  je  crus  entendre  des  cris, 
et  reconnaître  la  voix  qui  les  poussait  !... 

—  Mon  Dieu!  me  disais-je  tout  en  retournant 

»  Car  je  n'appelle  pas  ainsi  ce  que  contenait  ma  pharmacie 
portative  :  c'étaient  de  l'e'ther,  de  la  fleur  d'orange,  du  tilleul, 
et  des  niaiseries  pareilles  ;  on  avait  négligé  d'y  mettre  ce  qui 
eût  été  nécessaire,  parce  qu'on  avait ,  comme  je  l'ai  déjà  dit, 
compté  être  à  Lisbonne  ou  tout  au  moins  àCoïmbrepour  mes 
couches. 

XIII.  16 


^42  MÉMOIRES 

ma  tête  brûlante  sur  mon  traversin...  mon  Dieu. . . 
il  vient  me  chercher  !.. 

Et  cette  idée,  chose  étrange!  me  poursuivit  avec 
une  suite  qui  n'a  pas  ordinairement  lieu  dans  un 
accès  fiévreux,  surtout  de  la  nature  du  mien. 

Le  jour  d'après ,  le  souvenir  de  ce  rêve  vint 
m'obsédertoute  la  matinée...  Vers  le  soir*,  comme 
la  ville  était  calme ,  et  qu'on  n'entendait  que  le 
bruit  régulier  des  sentinelles  et  des  patrouilles, 
le  même  cri  sauvage,  aigu  ,  douloureux,  que  j'a- 
vais entendu  la  veille ,  revint  encore  me  frapper 
l'oreille...  je  me  soulevai...  j'écoutai...  je  ne  me 
trompais  pas... 

—  Mon  Dieu,  dis-je  à  monsieur  Magnien,  qui 
donc  peut  crier  ainsi?.. 

—  On  ne  crie  pas,  me  dit-il...  vous  vous  trom- 
pez... 

— Non,  non,  lui  dis-je...  on  crie,  j'en  suis  sûre... 
et...  il  me  semble...  que  je  reconnais  cette  voix... 
— 'C'est  impossible,  s'écria-t-il. 

—  C'est  celle  du  colonel  Montesquiou  ;  pour- 
suivis-je  d'une  voix  altérée,  car  je  commençais 

'  C'était  la  nuit  du  même  jour  que  Junot  coriimençait  à  ef- 
fectuer sa  retraite  par  Alenquer,  Golgâo  et  Sobral...  Le 
comte  d'Erlon  entra  en  Portugal  par  Fuentes-d'Honoro,  et 
le  colonel  Montesquiou  devait  ne'cessairement  être  frappé  par 
l'aspect  sauvage  de  ce  lieu,  ayant  déjà  Tcsprit  prévenu».* 


DE    LA.    DUCHESSE    d' AERANTES.  243 

à  comprendre  que  c'était  en  effet  lui  que  j'eïi- 
tendais. 

—  Non ,  non,  mille  fois  non,  me  dit  Magnien. 
Allons,  dormez  ,  et  ne  rêvez  plus  ainsi  tout 
haut. 

Je  passai  une  nuit  étrange...  je  n'avais  plus  la 
fièvre ,  et  pourtant  ce  rêve  me  poursuivait  tou- 
jours. Il  me  semblait  même  qu'autour  de  mon 
lit  le  nom  cVEugène  était  prononcé...  Je  croyais 
entendre  des  paroles  de  danger  mêlées  à  ce  nom. 
Le  lendemain  matin ,  je  parlai  à  M.  Magnien  , 
et  je  lui  dis  qu'il  fallait  qu'il  me  dit  la  vérité, 
car  elle  me  ferait  moins  de  mal  que  cette  incer- 
titude inquiète  qui. me  tourmentait.  Je  n'avais 
plus  de  fièvre ,  et  tout  cela  pouvait  me  la  re- 
donner. 11  le  comprit,  et  m'apprit  ce  qui  était 
arrivé. 

—  Le  comte  d'Erlon  était  entré  en  Portugal , 
le  i5  au  matin.  C'était  sans  doute  une  grande 
chose  que  de  tenter  de  forcer  le  passage  pour 
parvenir  jusqu'à  Masséna;  mais  on  avait  encore 
augmenté  cette  difficulté,  et,  dansCiudad-Rodrigo 
même,  ceux  qui  n'auraient  dû  parler  que  pour 
encourager,  travaillèrent  comme  de  concert  à 
doubler  l'inquiétude  de  tout  le  9*  corps.  Eugène 
de  Montesquieu,  déjà  frappé  qu'il  n'en  reviendrait 
pas,  reçut  avec  avidité  tout  ce  qui  fut  dit  autour 


«44  MÉMOIRES 

de  lui  ;  et  lorsqu'on  arriva  le  soir  à  Fuentes  de 
Onoro,  le  mal  était  déjà  fait.  La  vue  de  ce  lieu 
sauvage  acheva  de  le  perdre.  Il  en  parlait  au  reste 
souvent  dans  son  délire,  et  son  aspect  semblait 
en  effet  l'avoir  vivement  frappé.  Je  vais  essayer 
d'en  donner  une  esquisse. 

Fuentes  de  Oiloro  est  im  misérable  village  bâti 
dans  le  fond  d'une  vallée  très  agreste.  L'intérieur 
du  village  est  embarrassé  par  une  foule  de  petits 
murs  construits  avec  des  pierres  rocailleuses  des 
montagnes  environnantes  ,  et  donne  à  son  aspect 
quelque  chose  d'inquiétant  pour  celui  qui ,  arri- 
vant eu  Espagne,  est  prévenu  que  derrière  lemoin- 
dre  abri  se  cache  un  homme  pour  donnerun  coup 
de  couteau  ou  tirer  un  coup  de  fusil.  Au  milieu 
de  la  vallée  coule  un  ruisseau  bordant  un  ma- 
rais et  un  bois,  qui  tous  deux  se  trouvent  entre 
Ciudad-Rodrigo  et  Fuentes  de  Ofioro.  Tout  au- 
tour du  village  s'élèvent  par  gradins  de  petites 
collines  pierreuses  et  arides  qui  offrent  l'aspect 
de  la  désolation.  La  vallée  est  traversée  par  la 
route  de  Ciudad-Fiodrigo  à  Gallegos.  Mais  ce 
qu'on  ne  peut  rendre  ,  tout  en  peignant  ici  la 
position  topographique  du  pays,  c'est  sa  phy- 
sionomie lugubre  et  les  dangers  qu'en  effet  il 
peut  masquer.  Cependant  il  est  peu  de  lieu  en 
Espagne  et  eu  Portugal  qui  offrent ,  disent  les 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  245 

militaires,  plus  de  sécurité  pour  s'y  défendre  à 
celui  (jui  l'occupe,  et  plus  de  difficulté  à  celui 
qui  l'attaque. 

Je  n'ai  jamais  revu  le  colonel  Montesquieu  ; 
mais  je  suis  sûre  que  la  vue  de  ce  lieu  vraiment 
sinistre  ,  où  il  devait,  je  crois,  rester,  avait  con- 
tribué à  faire  déclarer  la  fièvre  dont  il  fut  at- 
taqué le  lendemain  même.  11  fut  terrassé  dès  la 
première  pulsation;  sa  tète  s'égara,  un  délire 
terrible  s'empara  de  lui  ;  il  poussait  d'horribles 
cris,  et  disait  toujours  qu'on  allait  l'égorger.  Le 
malheureux  fut  aussitôt  ramené  dans  Ciudad- 
Rodrigo ,  qui  du  moins  offrait  quelques  secours 
plus  efficaces  que  le  lieu  sauvage  et  dévasté  où 
il  était  tombé  frappé  subitement  par  la  maladie  !... 
C'était  bien  lui  que  j'avais  entendu;  son  pre- 
mier cri  m'était  parvenu. 

Ses  souffrances  furent  cruelles...  Son  délire 
avait  surtout  quelque  chose  de  déchirant ,  par- 
ticulièrement pour  ceux  qui  pouvaient  le  com- 
prendre... M.  Magnien  y  avait  été  par  mon  ordre, 
pour  offrir  à  ses  gens  tout  ce  qui  pouvait  soula- 
ger son  mal ,  du  moins  en  ce  qu'il  m'était  pos- 
sible de  faire  ;  et  je  l'y  envoyais  plusieurs  fois  le 
jour.  J'avais  en  outre  de  ses  nouvelles  d'une 
autre  manière  encore  plus  certaine ,  parce  qu'elle 


2liÙ  mémoires 

était  naturelle'.  J'ai  donc  suivi  la  maladie  du  mal- 
heureux jeune  homme  dans  toutes  ses  .phases 
avec  l'intérêt  le  plus  profond  et  le  plus  tendre. 

Un  jour  il  exigea  de  ses  garde -malades  (c'é- 
taient des  chasseurs  de  son  régiment,  et  l'on  ne 
pouvait  en  avoir  de  meilleurs)  de  le  laisser  lia- 
biller  en  grand  uniforme...  On  le  laissa  faire... 
Et  puis  il  manda  tous  ses  médecins,  et  leur  dit  : 
—  Jusqu'à  présent  vous  avez  cru  que  j'étais  ma- 
lade ?...  Eh  bien  vous  êtes  tous  des  niais  ! ...  je  me 
suis  moqué  de  vous  ;  je  me  porte  bien...  et  vous 
allez  me  donner  tout  à  l'heure  un  certificat  de 
bonne  santé... 

L'infortuné  avait  une  fièvre  cérébrale  jointe  à 
une  autre  fièvre  d'une  espèce  maligne,  et  toutes 
deux  envenimées  par  cette  pensée  terrible  :  Je 
n'en  reviendrai  pas  î... 

Il  mourut  au  bout  de  huit  ou  neuf  jours  de 
maladie...  Il  était  pieux  comme  un  ange...  Quel- 
que temps  avant  sa  mort ,  il  eut  sa  connaissance, 
et  profita  de  cet  instant  pour  demander  un  con- 
fesseur. On  eut  grand'peine  à  en  trouver  un 

•  J'avais  alors  une  femme  de  chambre  qui  avait  été  au 
service  de  madame  de  Montesquiou,  et  Louis,  le  valet  de 
chambre  du  colonel ,  venait  lui  donner  des  nouvelles  de  son 
maître.  Cet  homme  fut  un  modèle  de  de'vouement  et  d'atta- 
chement. 


DE   LA   DUCHESSE   d'aBRÀNTÈS.  247 

qui  pût  le  comprendre;  mais  enfin  il  l'eut,  et 
se  confessa. 

Il  avait  perdu,  l'année  précédente,  im  enfant, 
qu'il  adorait ,  et  qu'il  regrettait  avec  passion. 
Dans  son  délire,  il  parlait  continuellement  de 
cet  enfant  :  —  Il  est  au  ciel...  disait-il,  il  m'at- 
tend... il  m'appelle...  C'est  un  ange. 

Après  la  mort  de  cet  excellent  et  digne  jeune 
homme ,  on  voulut  faire  revenir  son  corps  en 
France.  Je  ne  sais  pourquoi  cela  ne  se  fit  pas; 
on  dit  dans  le  temps  que  l'empereur  ne  le  voulut 
pas;  je  le  croirais  assez;  il  n'aimait  pas  qu'on 
fit  ajyp ara t  y  pour  ainsi  dire,  autour  des  cercueils 
qui  se  remplissaient  à  la  guerre  ou  par  suite  de 
la  guerre...  Je  conseillai  alors  aux  personnes 
qui  avaient  été  attachées  au  colonel  Montes- 
quiou  de  faire  faire  une  boîte  en  vermeil ,  et 
d'y  mettre  son  cœur,  pour  le  rapporter  à  sa 
famille. 

Ce  fut  au  milieu  de  l'impression  que  m'avait 
fait  éprouver  cette  mort  si  tragique,  que  je  re- 
çus une  nouvelle  attaque,  mais  plus  directement 

sur    moi.  Le  général    C envoya   un  jour 

chercher  M.  Magnien  ,  et  lui  dit,  après  quelques 
circonlocutions,  qu'il  souffrait  de  la  rareté  des 
vivres,  et  que  l'arrivée  du  comte  d'Erlon  lui 
ayant  enlevé  toutes  ses  réserves,  il  était  presque 


2^S  MEMOIRES 

obligé  de  me  demander  de  m'en  aller  à  Sala- 
manque ,  moi  et  mes  Suisses. 

C'était  bien  mon  intention.  Je  voulais  partir, 
mais  je  voulais  attendre  au  moins  que  les  trois 
premières  semaines  fussent  écoulées  après  mon 
accouchement,  car  j'étais  accouchée  le  i5  no- 
vembre ,  et  nous  n'étions  qu'au  24.  Mais  la 
grossièreté  du  procédé  me  fit  trouver  des  forces... 
Et  puis  ma  nourrice  souffrait  de  la  mauvaise 
nourriture;  il  me  fallait  trouver  un  meilleur 
pâturage  pour  mon  pauvre  agneau...  Il  pouvait, 
/wt,  voyager  sans  crainte;  dès  lors  ma  personne 
était  peu  de  chose. 

—  Je  ferai  la  route  à  cheval,  dis-je  à  Magnien.. . 
cela  me  fatiguera  moins  que  d'être  cahotée  sur 
cette  horrible  route. 

Il  y  avait  alors  à  Ciudad-Rodrigo  uti  homme 
dont  la  bonté  était  presque  proverbiale  dans 
l'armée  ;  c'était  un  général  d'artillerie  de  la  garde 
impériale,  le  général  Coin.  Je  ne  sais  plus  com- 
ment il  était  resté  à  Ciudad-Rodrigo,  mais  il  y 
était.  C'était  le  plus  excellent  et  le  plus  digne 
des  hommes.  Il  n'était  plus  jeune  et  avait  tou- 
jours été  fort  laid;  mais  il  était  si  bon  qu'on  n'y 
prenait  pas  garde.  Il  me  demanda  de  m'accom- 
pagner  à  Salamanque. 

—  Vous  verrez  que  je  maintiendrai  votre  çs- 


DE   LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  2^g 

corte  sur  un  pied  respectable,  me  dit-il;  et  lors- 
que les  brigands  sauront  que  vous  êtes  accom- 
pagnée par  un  officier  général ,  ils  se  garderont 
bien  de  vous  attaquer;  ils  vous  prendront  pour 
une  avant-garde. 

J'acceptai ,  comme  on  peut  le  penser,  avec 
reconnaissance,  M.  Lujytfut  prévenu,  et  M.  Dé- 
sanges  organisa  le  voyage  de  son  ami.  Quant  à 
ma  bonne  Agathe,  elle  ne  me  quittait  pas  ;  et 
pourtant,  si  ce  n'eût  été  moi ,  elle  suivait  le 
comte  d'Erlon ,  pour  tenter  de  passer  et  de  re- 
tourner près  de  son  mari...  Pauvre  femme  ai- 
mante et  souffrante!....  Elle  avait  perdu  son 
unique  enfant...  sa  mère  !...  il  ne  lui  restait  que 
son  mari. 

—  Oh!  si  je  le  perdais!  me  disait-elle  quel- 
quefois !... 

Pauvre  Agathe!...  elle  l'a  perdu  en  effet. 

Ce  fut  le  25  novembre  que  nous  nous  mîmes 
en  marche  pour  Salaraanque,  et  que  nous  quit- 
tâmes Ciudad -Rodrigo,    dont   les  murs  seuls 

m'avaient  été  hospitaliers...  Le   général  C 

avait  mis  dans  ses  manières  avec  moi  autant  de 
mauvaise  grâce  que  possible.  Il  ne  réussit  pas 
à  me  fâcher;  mais,  en  revanche,  il  nous  fit 
bien  souvent  rire  par  ses  prétentions ,  comme 
GOUVERNEDR,  et  surtout  quand  il  se  mêlait  de 


^50  MÉMOIRES 

vouloir  être  affable.  Ce  fut  le  lendemain  de  mon 
accouchement  qu'il  en  donna  la  meilleure  repré- 
sentation :  j'eus  le  malheur  de  ne  la  pas  voir  ; 
mais  il  eut  pour  auditoire  la  baronne  Tho- 
mières  ,  le  général  Fournier,  le  baron  Laîance, 
inspecteur  aux  revues,  et  M.  Magnien.  Je  ne 
compte  pas  ses  aides-de-camp ,  ils  étaient  accou- 
tumés à  ces  représentations-là. 

11  s'agissait  de  l'état  civil  de  mon  fils.  M.  La- 
lance,  inspecteur  aux  revues ,  vint  chez  moi  pour 
dresser  l'acte  qu'ensuite  je  devais  changer  en 
France  pour  l'extrait  de  baptême,  autrement 
dit  de  naissance,  à  la  mairie  de  mon  arrondis- 
sement. On  appela  des  témoins ,  et  ces  témoins 
furent  le  gouverneur  de  la  ville ,  et  le  général 
Fournier,  qui ,  allant  à  Zamora ,  était  demeure 
encore  ce  jour-là  à  Ciudad-Rodrigo.  Le  général 

C jugea  qu'il  était  de  sa  dignité  de  signer 

l'acte  de  naissance  du  fils  d'un  grand-officier  de 
l'empire,  qui  était  gouverneur  de  Paris,  et  par- 
tant son  collègue  ;  et  il  vint.  Dire  tout  ce  qu'il 
fit  et  ne  fit  pas  serait  trop  long  ;  je  rapporterai 
un  seul  fait. 

On  parlait  de  moi.  Le  général  C enten- 
dant dire  à  M.  Magnien  que  la  fièvre  de  lait  me 
prendrait  le  soir  même,  s'en  fut  à  madame  Tho- 
mières ,  et  lui  prenant  la  main  avec  un  air  doc- 


DE    LA    DUCHESSE    D  ABRANTtS.  2.)! 

toral  tout  paternel ,  il  la  pria  de  lui  donner  at- 
tention . 

—  Lorsque  madame  C se  trouve  dans  le 

cas  ouest  maintenant  madame  la  duchesse  d'A- 
brantès  ,  lui  dit-il,  elle  fait  toujours  faire  une 
omelette... 

—  Une  omelette?,.,  s'écria  Magnien. 

—  Voulez-vous  me  laisser  achever?  dit  le  géné- 
ral. Madame  C fait  faire  une  omelette  avec 

des  violettes  bien  fraîches ,  et  puis  elle  l'applique 

sur  ses (  et  comme  il  ne  trouvait  pas  de  terme 

honnête,  il  fut  long-temps  à  chercher)  sur  ses... 
mamelles...  cela  conserve  cette  partie  du  corps 
de  la  femme. 

Il  y  avait  matière  à  rire  même  pour  les  plus 
sérieux.  Le  général  Fournier  éclata  d'une  façon 
à  faire  froncer  le  sourcil  au  général  ;  mais  il 
n'était  pas  homme  à  s'en  effaroucher ,  et  le  re- 
gardant ensuite  d'un  air  moqueur,  il  lui  demanda 
comment  il  ferait  une  omelette  aux  violettes  dans 
sa  bicoque  écroulée  où  il  n'y  avait  ni  violettes  ni 
œufs   . . . 

Le  général  C......  le  regarda  sans  rien  répon- 
dre ,  et  puis  il  dit  : 

— Comment  !  ni  violettes  ni  œufs  ?...  C'est  par- 
bleu vrai!...  Mais  écoutez  donc,  poursuit-il  d'un 


25  2  MÉMOIRES 

air  triomphant,  je  le  crois  bien!...  nous  sommes 
en  novembre. 

— Ah!...  pour  que  les  appas  de  madame  voire 
femme  soient  conservés  ,  il  faut  donc  qu'elle 
accouche  au  printemps? 

Et  pirouettant  sur  un  pied  ,  il  passa  devant  le 

général  C avec  cet  air  insolent  qu'il  avait 

presque  toujours  avec  ceux  qui  l'ennuyaient. 

Le  fait  est  que  madame  C sera  accouchée 

au  mois  de  mars  ou  d'avril,  qu'elle  aura  fait  ce 
remède  de  bonne  femme,  et  que  son  mari,  frappé 
seulement  du  fait,  l'aura  conservé  comme  recette 
n'importe  à  quelle  époque  de  l'année. 

Le  jour  de  mon  départ ,  il  faillit  causer  un 
malheur  en  donnant  ses  ordres  d'une  manière 
obscure  et  bizarre.  Il  avait  un  aidc-de-camp 
nommé  M.  Augier,  fils  de  M.  Augier  de  la  Saus- 
baye ,  homme  de  beaucoup  d'esprit  et  de  savoir. 
Ce  monsieur  Augier,  aide-de-camp  du  général 

C ,  était   dès  lors  le   mari    d'une   personne 

bien  connue  ,  qu'on  appelait  avant  son  mariage 
mademoiselle  Lapleigne,  et  qui  est  mère  d'un 
fils  de  l'empereur,  qu'on  nomme  M.  le  comte 
Léon.  ]\î.  Augier  s'en  vint  à  la  porte  de  Ciu- 
dad- Rodrigo,  où  je  le  vis  au  moment  où  je 
la  passais  avec   le  doux  espoir  de  ne  jamais  y 


DE   LA   DUCHESSE   d'aBRANTÈS.  â53 

revenir.  Je  pensai  qu'il  était  là  pour  me  faire  po- 
litesse de  la  part  de  son  général ,  et,  à  vrai  dire , 
cela  me  paraissait  du  Louis  XIV  tout  pur,  ce  qui 
était  surprenant  de  la  part  de  gens  qui  avaient 
plutôt  agi  envers  moi  comme  des  habitans  des 
îles  Sandwich...  Mais  ce  n'était  pas  cela  :  M.  Au- 
gier  était  là  pour   me  conduire  à  Salamanque , 
et,  en  conséquence  des  ordres  de  son  général,  il 
s'avança  vers  la  tête  de  la  colonne  et  voulut  don- 
ner un  ordre  :  tout  cela  sans  m'en  parler,  sans 
en  dire  un  mot  à  Magnien ,  ou  au  général  Coin. 
Mes  Suisses  étaient  commandés  par  un  officier 
d'un  grand  mérite  dont  je  n'avais  eu  qu'à  me 
louer  depuis  le  départ  de  Junot.  Il  avait  choisi 
cet  homme  lui-même  dans  le  corps  d'armée,  et 
il  avait  bien  réussi.  En  voyant  arriver  auprès  de 
lui  M.  Augier ,  il  lui  demanda  ce  qu'il  lui  vou- 
lait-jl'autre  le  lui  di  t,avec  peut-être  un  peu  trop 
de  légèreté  ;  le  Suisse  se  fâcha ,  l'autre  répliqua. 
Le  Suisse  dit  que  ses  soldats  étaient  à  lui,  et  que 
nul  autre  ne  leur  dirait  une  parole,  à  moins  que 
je  ne  lui  donnasse  l'ordre  de  le  faire.  M.  Augier 
répondit  que  son  général  lui  avait  donné  l'ordre 
de  m 'escorter  à  Salamanque,  et  qu'il  m'escorte- 
rait. Ils  s'échauffèrent,  tous  deux  étaient  braves; 
le  résultat  de  cette  lutte  de  paroles  fut  une  autre 
lutte  plus  sérieuse.  Ils  se  mirent  derrière  un  mur, 


254  MÉMOIRES 

tirèrent  leurs  sabres,  se  battirent,  et  M.  Aiigier 
reçut  un  coup  de  sabre  tout  au  beau  milieu  du 
front.  L'affaire  faite,  on  -vint  me  demander  ce 
que  je  voulais  qu'il  en  advînt;  je  dis  aussitôt  que 
i  'étais  très  fâchée  que  M.  Augier  eût  reçu  une 
telle  apostrophe  pour  mon  service,  moi  qui  le  con- 
naissais à  peine;  mais  que  je  ne  pouvais  lui  laisser 
commander  mon  escorte;  que  ce  droit  apparte- 
nait au  chef  des  soldats  qui  m'escortaient;  et  puis 
qu'ensuite  il  y  avait  là  le  général  Coin,  qui  s'en 
chargerait  encore  avant  tout  autre.  Et  c'était 
vrai,  il  était  là,  le  brave  homme,  écoutant  et  sou- 
riant. M.  Augier  rentra  dans  sa  vilaine  ville  pour 
se  faire  panser,  et  moi  je  me  mis  en  marche 
pour  Albade  Tonnes  et  pour  Salamanque  sous 
la  garde  de  mes  braves  Suisses.  A  peine  fûmes- 
nous  engagés  dans  la  route,  que  nous  vîmes  au- 
dessus  de  nos  têtes  briller  au  soleil  pâle  de  no- 
vembre les  pointes  aiguës  des  lances  espagnoles, 
tandis  que  les  plumes  rouges  des  chefs  volti- 
geaient au  vent  piquant  du  matin.  Je  jetai  alors 
im  coup  d'oeil  sur  la  voiture  qui  renfermait  mon 
fils...  mon  trésor  à  moi,  ma  vie...  le  général  Coin 
suivit  mon  regard.  Cet  homme  était  vraiment 
un  excellent  homme:  il  me  comprit  sans  que 
j'eusse  parlé...  Nous  étions  alors  près  l'un  de 
l'autre,  et  son  cheval  touchait  le  mien. 


DE    LA   DUCHESSE    D* AERANTES.  255 

— N'ayez  pas  peur,  me  dit-il...  Ces  hommes-là, 
et  il  me  montrait  les  soldats...  ces  hommes-là  ont 
vu  naître  votre  enfant,  il  vous  ont  vue  vous  pro- 
mener au  milieu  d'eux  en  le  portant...  soyez 
sûre  qu'ils  le  défendront  bien...  Mais  nous  ne 
serons  pas  attaqués...  voilà  qui  nous  en  empê- 
chera :  tenez. 

Et  il  me  montra  une  pièce  de  campagne  qu'il 
avait  prise  à  Ciudad-Rodrigo.  Un  petit  caisson 
suivait  par  derrière  avec  un  canonnier.  Je  n'étais 
pasfort  habile  en  affaires  militaires  ,  mais  je  lui 
dis  cependant  qu'un  canon  dans  la  position  où 
nous  étions  était  aussi  utile  que  s'il  eût  été  en 
ce  moment  sur  les  tours  Notre-Dame. 

—  C'est  peut-être  vrai  ce  que  vous  dites  là , 
me  répondit-il  en  riant ,  mais  c'est  toujours  bon 
aune  chose...  à  montrer  qu'on  veut  se  défendre. 
—  H  avait  raison ,  c'est  beaucoup. 


356  MiMOIRES 


CHAPITRE  VIII. 


Le  général  Thiébault  remplace  le  géne'ral  Lagrange  dans  le 
commandement  de  Salamanque.  —  Motifs  de  ce  change- 
ment.—  Les  géne'raux  Coin  et  G....  —  Convoi  de  malades. 

—  Bois  de  Matilla.  —  Imprudence.  —  halte!  —  Inquié- 
tudes affreuses.  —  Souvenirs  du  géne'ral  Thiébault  sur 
noire  passage  dans  le  bois  de  Matilla.  —  Lettre  du  maréchal 
Bessières.  —  Nouvelles  de  France.  —  Ouverture  du  canal 
de  Saint-Quentin.  — Les  villes  anséatiques  et  la  Hollande 
réunies  à  l'empire  français. — RapportdeM.deSe'monvillle. 

—  Cent  vingt  mille  conscrits.  —  Prise  de  possession  du  du- 
ché d'OIderabourg.  —  Impression  qu'elle  produit  sur  l'em- 
pereur Alexandre.  —  Maintenant  le  bdton  de  maréchal  est 
dans  Tarragone .  —  Le  duc  de  Galles  est  nommé  régent 
parle  parlement  anglais.  —  Retraite  du  comte  Dubois, 
préfet  de  police.  —  Duc  de  Rovigo.  —  Aperçu  du  général 
Thiébault  sur  les  affaires  de  la  Péninsule.  —  Don  Julien. 

Ce  n'était  plus  le  général  Lagrange  qui  com- 
mandait à  Salamanque,  c'était  le  général  Thié- 
bault, à  qui  le  roi  Joseph  avait  confié  avec  raison 
le  septième  gouvernement.  La  manière  remar- 
quable dont  il  avait  conduit  les  affaires  dans  la 
Vieille-Castille  ,  lorsqu'il  avait  le  gouvernement 
de  Burgos  ,  justifiait  entièrement  une  confiance 


DE    LA    DUCHIÎSSE    D  ABRANTÊS.  2D'J 

absolue.  Il  y  avait  de  plus  une  raison  très  forte: 
le  général  Thiébault  avait  été  avec  Masséna  ;  il 
connaissait  l'homme,  et  savait  comment  se  con- 
duire avec  lui,  et  la  chose  était  des  plus  impor- 
tantes du  moment  où  le  9'  corps  rouvrait  les 
communications  entre  l'armée  de  Portugal  et 
l'Espagne.  La  désunion  des  uns,  et  l'insubor- 
dination des  autres,  étant  certainement  une  des 
causes  des  désastres  de  la  Péninsule. 

I/arrivée  du  9'  corps  avait  un  peu  éclairé  la 
route  de  Salamanque  à  Ciudad-Rodrigo  ;  cepen- 
dant elle  était  loin  d'être  sûre.  Des  coups  de 
fusil  furent  tirés  sur  nos  traîneurs  dans  la  soirée 
du  premier  jour  de  marche.  Nous  protégions 
im  petit  convoi  de  malades  que  le  général 
C renvoyait  à  Salamanque;  comme  il  em- 
barrassait prodigieusement  notre  marche  dans 
ces  défilés  sauvages  ,  le  général  Coin  voulait  que 

je  refusasse ,  et  que  le  général  C attendît 

quelques  semaines.  Mais  ces  hommes  étaient  si 
mal  à  Rodrigo  !...  ils  étaient  si  mal,  et  méritaient 
d'être  si  bien!...  J'avais  tant  appris  à  estimer  le 
soldat  français...  à  l'admirer  pour  sa  noble  con- 
duite... que  je  ne  voulus  pas  refuser  à  ces  pau- 
vres malades  de  leur  procurer  quelques  jours 
plus  tôt  les  soulagemens  que  devaient  leur  don- 
ner les  hôpitaux  de  Salamanque  et  de  Vallado- 
Tonie  XIII.  ly 


258  MÉMOIRES 

lid'...  Mais  il  est  de  fait  que  les  charrettes  où 
étaient  les  malades  n'allant  que  très  lentement, 
pensèrent  nous  être  fatales...  une  autre  circon- 
stance tenant  à  l'insouciance  du  soldat  faillit 
nous  être  encore  plus  dangereuse. 

Le  temps  était  sombre  et  mauvais  le  second 
jour  de  notre  route.  J'étais  fatiguée  comme  pou- 
vait l'être  une  pauvre  femme  relevant  de  cou- 
ches ,  et  faisant  quarante  lieues  à  cheval  dans  un 
pays  dévasté;  j'avais  donc  grand'hâte  d'arriver 
à  mon  gîte  pour  entrer  à  Salamanque  le  lende- 
main d'aussi  bonne  heure  que  cela  pourrait  se 
faire.  11  fallait  pour  cela  traverser  les  bois  de  IVIa- 
tilla ,  l'un  des  endroits  les  plus  dangereux  de 
l'Espagne  \ ..  cela  n'empêcha  pas  le  général  Coin 
d'arranger  notre  route  de  façon  que  nous  en- 
trâmes dans  les  bois  de  Matilla  au  jour  tombant. 

J'ai  déjà  parlé,  je  crois,  de  l'aspect  sinistre 
d'un  bois  en  Espagne  ,  surtout  dans  la  partie  du 
nord,  et  je  place  les  Asturies ,  Léon  et  la  Vieille- 
Castille  dans  cette  région  relativement  au  reste 
de  la  Péninsule...  L'impression  qu'on  reçoit  en 
entrant  dans  une  forêt  de  ces  chênes  verts  est 

•  C'étaient  presque  en  totalité'  des  dragons  et  des  chasseurs. 

»  C'est  près  de  Matilla  que  se  trouvait  la  caverne  des  vo- 
leurs de  Gilblas...  c'était  une  belle  tradition.  Mais  ce  qui 
était  plus  positif,  c'était  don  Julian. 


DE   LA   DUCHESSE    d'aBRANTÀS.  2Sq 

une  des  plus  pénibles  que  j'aie  ressenties  de  ma 
vie  :  cette  fois  elle  fut  redoublée. 

Les  Espagnols  ont  une  telle  aversion  pour 
tout  ce  qui  est  chemin ,  qu'à  moins  que  le  gou- 
vernement ne  leur  fasse  une  route  comme  les 
deux  seules  qui  existent  en  Espagne,  ils  n'ont 
soin  ni  cure  de  pareille  chose  ;  et  de  plus  ils 
embarrassent  celle  que  la  nature  a  faite  au  mi- 
lieu des  bois,  en  coupant ,  comme  les  sauvages , 
les  arbres  à  un  pied  de  terre ,  de  façon  que  les 
racines  forment  autant  de  petits  tertres  contre 
lesquels  nos  chevaux  buttaient  à  chaque  pas ,  ce 
qui  devenait  vraiment  dangereux  pour  la  ca- 
lèche où  était  mon  fils...  C'était  une  voiture  ex- 
trêmement légère ,  qui  supportait  très  bien  les 
cahots  de  la  route, mais  qui  devait  se  briser  con- 
tre de  telles  secousses.  Je  ne  pus  m'erapécher  de 
témoigner  mon  inquiétude,  et  dans  le  moment 
les  soldats  qui  m'entouraient  imaginèrent,  pour 
la  calmer ,  un  moyen  qui  l'eût  bien  redoublée  si 
j'eusse  d'abord  compris  tout  son  danger. 

Il  n'y  a  point  d'herbe  en  Espagne  dans  ces 
tristes  forêts  de  chênes  verts  ;  la  terre  est  seule 
ment  couverte  par  une  sorte  de  fougère  qui  alors 
était  tout-à-fait  sèche  :  les  soldats  en  ramassè- 
rent plusieurs  gerbes,  battirent  leur  briquet,  et 
tout  aussitôt  le  muletier  qui  conduisait  la  calé- 


a60  MÉMOIRES 

che  put  discerner  parfaitement  où  il  engageait 
ses  mules.. .  Je  fus  également  ravie  de  voii^  où 
mon  cheval  posait  le  pied ,  et  je  m'empressai  de 
remercier  les  soldats  de  leur  belle  invention... 
Mais  ce  ne  fut  pas  tout...  le  bataillon  entier,  les 
muletiers  des  charrettes. . .  tout  le  petit  convoi 
enfin,  éprouvait  le  même  inconvénient;  ils  jugè- 
rent comme  nous  que  le  moyen  était  bon  pour 
le  détruire,  et  tout  aussitôt,  dans  un  intervalle 
que  je  ne  puis  décrire,  notre  petite  ligne  entière 
présenta  la  plus  brillante  illumination  :  cela  fut 
si  promptement  exécuté,  que  le  général  Coin, 
qui  marchait  en  tète  de  la  colonne,  ne  put  em- 
pêcher cette  imprudence  qui  pouvait  nous  coû- 
ter la  vie...  En  effet,  quand  on  connaît  les  lieux, 
et  qu'on  se  rappelle  comme  il  était  facile  à  l'en- 
nemi de  descendre  doucement  et  d'arriver  près 
de  nous  à  portée  de  fusil,  et  de  là  nous  ajuster  et 
tirer  presque  à  bout  portant  sans  que  nous  vis- 
sions seulement  d'où  venait  la  mort;  car  nos 
meurtriers  étaient  sauvés  par  l'ombre,  tandis 
que  la  lueur  que  je  jugeais  d'abord  libératrice 
ne  servait  en  effet  qu'à  leur  montrer  où  ils  de- 
vaient tirer...  je  ne  puis  m'expliquer  l'inaction 
des  Espagnols  que  d'une  manière. 

Nous  approchions  de  Matilla ,  toujours  éclairés 
par  nos  torches  de  fougère  ijèche  que  les  sol- 


DE      LA    DUCHESSE    d'aBRANTLS.  !26i 

dats  avaient  soin  de  renouveler,  et  nous  chemi- 
nions en  silence,  lorsque  tout-à-coup  ce  silence 
fut  troublé  par  un  bruit  de  chevaux  au  galop ,  et 
le  cri  DE  halte!...  se  fit  entendre...  puis  ce  fut 
un  bruit  de  voix...  un  tumulte,  au  milieu  duquel 
je  n'entendis  plus  rien ,  car  mon  trouble  me 
donna  tout  aussitôt  la  plus  affreuse  des  vi- 
sions... Je  me  vis  attaquée,  prise  avec  mon  en- 
fant! mon  cher  trésor  que  j'avais  sauvé  de  tant  de 
périls;  il  me  fallait  le  voir  prisonnier  des  guéril- 
las!... lui  qui  ne  comptait  sa  vie  que  par  des  jours 
et  pas  encore  par  des  semaines...  Ce  moment 
fut  court,  mais  il  fut  affreux...  Je  fus  réveillée  de 
ce  cauchemar  par  des  voix  amies...  des  voix  fran- 
çaises... j'étais  entourée  de  protecteurs  quand  je 
me  croyais  perdue.  C'était  enfin  le  général  Thié- 
bault  qui  était  venu  au-devant  de  moi  en  appre- 
nant mon  imprudence.  Heureusement  qu'il  l'a- 
vait su  à  temps  pour  faire  flanquer  la  route  aux 
environs  de  Matilla  ;  mais  je  vais  le  laisser  parler 
lui-même'. 

,  Le  général  Thiébault  a  conserve  d'immenses  noies  qui 
doivent  servir  à  un  travail  d'une  grande  importance  ;  il  a 
eu  la  bonté  de  m'en  communiquer  quelques  unes  qui  me 
concernent  ainsi  que  le  duc  d'Abrantcs,  qui  du  reste  avait 
pour  lui  la  plus  sincère  amitié. 


262  MÉMOIRES 

....  t  Je  retrouve  dans  des  matériaux  pour 
mes  souvenirs  ce  qui  suit... 

»  Madame  la  duchesse  d'Abrantès  avait  suivi 
le  duc  jusqu'à  Rodrigo,  où  elle  arriva  grosse  de 
sept  mois.  Forcée  de  s'y  arrêter,  elle  y  fit  ses  cou- 
ches au  milieu  des  décombres,  des  privations 
de  toute  epèce  et  d'une  affreuse  épidémie.  C'est 
là  que  naquit  son  fils  Alfred,  que  d'abord  on 
nomma  Rodrigo. 

»  Celte  position  n'était  pas  tenable.  La  duchesse 
vint  à  Salamanque,  où  je  me  trouvais  alors  comme 
gouverneur  général  du  septième  gouvernement 
du  nord  de  l'Espagne...  mais  j'ignore  si  sans  moi 
elle  y  fût  arrivée.. .  En  effet,  informé  de  sa  venue, 
je  l'avais  été  également  que  don  Julian,  chef 
d'une  formidable  troupe  d'insurgés ,  avait  formé 
le  projet  de  l'enlever  dans  les  bois  de  Matilla.  Je 
savais  que  l'escorte  de  la  duchesse  était  insuffi- 
sante pour  la  défendre  contre  une  pareille  agres- 
sion ;  je  fis  donc  aussitôt  flanquer  la  route  par 
quelques  colonnes,  et  je  montai  moi-même  à 
cheval  pour  aller  au-devant  d'elle.-.  » 

On  voit  par  ce  que  je  viens  de  transcrire  que 
mon  amitié  et  ma  reconnaissance  pour  le  géné- 
ral ïhiébault  sont  fondées  sur  une  base  qu'une 
femme  ,  une  mère  surtout  ne  peut  jamais  ou- 
blier... c'est  pour  moi  un  devoir,  et  un  devoir  sa- 


DE   LA    DTJCHESSE    d'aBRANTÈS.  ±63 

cré,  dont,  au  reste,  il  m'est  doux  de  m*acquitter.' 
Nous  fûmes  le  reste  de  la  route  dans  une  en- 
tière sécurité.  Nous  couchâmes  à  Matilla ,  et  nous 
arrivâmes  le  lendemain  matin  à  Salamanque. 

J'occupai  à  Salamanque  une  grande  maison 
située  dans  une  partie  de  la  ville  fort  retirée ,  et 
qui  avait  été  habitée  par  le  maréchal  Ney.  Elle 
était  dégarnie  de  meubles  comme  toutes  les 
maisons  espagnoles  qui  n'ont  pas  une  spécia- 
lité d'élégance,  ce  qui  ne  se  trouve  guère  qu'à 
Madrid,  à  Cadix,  à  Valence,  ou  bien  encore 
à  Bàrcelonne.  Du  reste,  le  général  Thiébault 
avait  fait  arranger  ma  demeure  aussi  bien  qu'on 
le  pouvait  faire  à  Salamanque,  et  je  me  trouvai 
à  merveille.  Madame  Thomières  fut  également 
bien  logée,  au  moins  pour  l'Espagne.  Et  certes, 
je  n'eus  pas  à  me  repentir  d'avoir  choisi  Sala- 
manque pour  mon  lieu  de  retraite  et  d'attente. 
Peu  de  jours  après  mon  arrivée,  je  reçus  une 
lettre  du  maréchal  Bessières  :  il  était  alors  à  Val- 
ladolid,  et  me  pressait  instamment  de  l'aller 
joindre. 

0  Vous  aurez  ici  mille  ressources  pour  vous  et 
«votre  fils,  dans  le  cas  où  l'un  ou  l'autre  vous 
»  auriez  besoin  de  secours,  et  puis  vous  serez  en- 
»  tourée  d'une  armée  qui  vous  protégera.  Vous 
»  aurez  à  l'instant  une  escorte  pour  France  si  vous 


î64  MÉMOIRES 

»y  voulez  retourner  au  lieu  d'attendre  Junot.  Et 
ï)  je  puis  ajouter  que  vous  aurez  auprès  de  vous 
»  un  excellent  ami  pour  vous  garder  et  vous  soi- 
»gner.  Venez,  je  vous  le  demande  en  grâce  pour 
>  vous  et  votre  enfant.  » 

«  Mon  cher  maréchal,  lui  répondis-je  dès  le 
7>  lendemain ,  je  suis  venue  à  Salamanque  parce 
»  que  je  n'avais  plus  de  pain  blanc  à  donner  à  ma 
«nourrice  à  Ciudad-Rodrigo  ,  et  que  les  blinda- 
j>ges  ayant  été  brûlés,  je  serais  morte  de  froid 
»  et  de  faim  dans  cet  odieux  cimetière;  mais ,  une 
»  fois  ici,  je  n'en  sortirai  plus  qu'avec  Junot,  et  je 
«l'y  attendrai.  Je  lui  ai  écrit  par  le  comte  d'Erlon, 
»  il  doit  compter  sur  itia  parole...  o 

J'avais  en  effet  écrit  à  Junot  qu'étant  mal  à 
Ciudad-Rodrigo ,  il  était  possible  que  je  le  quit- 
tasse ,  mais  seulement  pour  aller  à  Salamanque  , 
et  qu'il  pouvait  compter  qu'il  m'y  retrouverait, 
et  que  la  France  ne  me  reverrait  pas  sans  lui... 

Madame  Thomières  était  dans  les  mêmes  sen- 
timens  que  moi  ;  elle  avait  même  fait  un  sacri- 
fice à  notre  amitié  et  à  sa  bonté  parfaite  en  ve- 
vant  avec  moi  à  Salamanque...  Elle  voulait  aller 
joindre  le  général  Thomières  avec  le  comte 
d'Erlon...  Il  est,  au  reste,  bien  heureux  qu'elle 
n'ait  pas  pris   ce  parti ,  car  le  comte  d'Erlon 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  265 

fut  encore  bien  long-temps  sans  pouvoir  passer... 

Je  fis  donc  toutes  mes  dispositions  pour  m'é- 
tablir  convenablement  à  Salamanque;  mon  fils 
se  portait  à  merveille,  et  venait,  comme  disent 
les  bonnes  femmes,  comme  un  bouton  de  rose...* 
J'avais  des  nouvelles  de  France,  assez  récen- 
tes et  fort  heureuses,  de  mes  trois  enfans... 
Nous  avions  l'espoir  de  voir  s'ouvrir  enfin  ces 
murs  vivans  qui  s'étaient  élevés  entre  nous  et 
l'armée  du  Portugal.  Tout  était  beau  dans  l'ave- 
nir ;  j'étais  jeune  alors ,  et  je  ne  savais  pas  encore 
ce  que  j'ai  appris  depuis...  c'est  qu'il  ne  faut 
jamais  bâtir  sur  ce  qu'on  croit  une  certitude  de 
bonheur... 

Les  nouvelles  que  je  reçus  de  France ,  et  qui 
me  furent  également  données  par  le  duc  d'Istrie, 
avaient  une  singulière  couleur  :  on  pouvait  sur- 
tout juger  de  cette  étrangeté ,  lorsque,  comme 
moi ,  OQ  décachetait  à  la  fois  des  nouvelles  de 
plusieurs  mois.  C'était  le  plus  extraordinaire 
mélange  de  succès ,  de  revers ,  de  pertes ,  d'ac- 
croissement, de  disgrâces,  de  faveurs...  C'était 
la  dis£:ràce  de  Fouché,  dont  les  détails  ne  nous 
étaient  pas  parvenus  d'abord  '  ;   c'était  la  prise 

•  II  fut  disgracié  en  juin  1810...  Je  donnerai  plus  lard  les 
de'tails  vrais  de  celte  di.sgrâcc,  qui  n'ont  pas  clc'  bien  connus 
dans  le  temps, 


i66  MÉMOIRES 

de  l'Ile-de-France  par  les  Anglais'...  et  puis 
l'ouverture  du  canal  de  Saint-Quentin  annoncée 
avec  grande  pompe,  ainsi  que  le  sénatus  orga- 
nique qui  porte  que  les  Villes  Anséatiques ,  la 
Hollande  ,  et  une  foule  de  petits  Etats  font  partie 
de  l'empire  français  ;  tout  cela  proclamé  à  grand 
bruit  pour  couvrir  les  voix  gémissantes  de  tous 
ceux  qui  perdaient  leur  fortune  à  ce  boulever- 
sement entier  de  choses  qui  meurent  ordinaire- 
ment comme  Dieu  les  a  créées...  Dans  le  même 
temps  nous  prenions  aussi  le  Valais ,  dont  nous 
nous  bornions  à  faire  seulement  un  département. 
A  cette  époque  l'empire  français  embrassait  du 
54"  au  42^ degré  de  latitude...  c'est  alors  aussi  que 
M.  de  Sémonville  disait  dans  un  de  ses  rapports 
au  sénat  : 

«  Après  dix  ans  d'une  lutte  glorieuse  pour 

>  Les  Anglais  prirent  à  rîle  de  France  cinq  fre'gates  à  nous 
et  vingt-huit  bâtimens  de  leur  compagnie  des  Indes  que  nos 
corsaires  avaient  capture's.. .  Quelqu'un  m'écrivait  à  cette 
occasion  ,  que  la  perte  de  l'île  de  France  ainsi  que  celle  de 
l'île  Bourbon  entraînaient  la  perte  de  toutes  nos  possessions 
dans  l'Inde;  et,  en  eiFet,  Madagascar  tomba  au  pouvoir  de 
l'Angleterre  avant  la  fin  delà  même  année...  M.  Decrès  a  de 
grands  reproches  à  se  faire  pour  le  dénuement  total  où  il 
laissa  toujours  nos  colonies  ;  on  peut  l'en  accuser.  Au  sur- 
plus ce  n'est  pas  le  seul  compte  que  nous  ayons  à  régler 
avec  lui. 


DE   LA    DUCHESSE   d' AERANTES.  267 

«la  France,  le  génie  le  plus  extraordinaire 
«qu'ait  produit  le  monde  réunit  dans  ses  mains 
«triomphantes  les  débris  de  l'empire  de  Char- 
«lemagne!...  » 

Mais  un  autre  sénatus-consuUe  organique  pro- 
clamait aussi  à  cette  même  époque  que  l'Etat  de- 
vait donner  cent  vingt  mille  conscrits  de  1810'; 
un  autre  sénatus-consulte ,  également  du  même 
mois ,  avait  ordonné  que  les  départemens  du  lit- 
toral de  l'empire  cesseraient  de  fournir  à  la  con- 
scription de  terre,  et  donneraient  pour  le  service 
maritime  un  contingent  mis  dès  lors  à  la  dispo- 
sition du  gouvernement.  La  promulgation  de  ce 
sénatus-consulte  fut  d'un  effet  tout  autre  que  ce- 
lui produit  par  la  conscription  ordinaire.  Dans 
celle-ci,  l'espoir  d'un  prompt  avancement ,  celui 
d'être  mis  par  le  hasard  sous  les  yeux  de  l'em- 
pereur, faisaient  partir  le  conscrit  avec  moins  de 
chagrin  de  son  toit  paternel.  Mais  ici,  c'étaient 
des  enfans...  de  treize  à  seize  ans  !...  ce  sont  les 
classes  de  181 3,  1814,   i8i5  et  1816  qui  sont 

»  Ce  sont  ceux  qui  étaient  nés  du  i"  janvier  au  3i  dé- 
cembre 1791...  Cette  mesure  fut  bien  nuisible  et  fit  beau- 
coup de  mal  à  l'cmpeieur.  Il  faut  y  ajouter  Je  malheur  d'être 
mieux  servi  qu'il  ne  le  demandait,  par  des  préfets  qui 
croyaient  faire  merveille  en  envoyant  cinquante  liommes, 
quand  on  en  demandait  vingt-cinq. 


a68  MÉMOIRES 

accordées  par  ce  sénatus-consulteî..:  Qu'on  juge 
de  la  douleur,  et  surtout  des  pleurs  et  des 
plaintes  des  mères!... 

Voilà  ce  que  me  disaient  les  lettres  que  je 
recevais...  elles  s'accordaient  également  sur  un 
point...  c'est  que,  depuis  son  mariage,  l'empe- 
reur n'était  plus  le  même  sous  beaucoup  de 
rapports...  peut-être  aussi  sa  position  lui  fai- 
sait -  elle  éprouver  des  inquiétudes.  Plus  le 
colosse  de  l'empire  prenait  d'accroissement , 
plus  il  étendait  ses  membres  immenses  autour 
de  lui ,  et  plus  il  devait  inspirer  de  soucis  à  celui 
qui  l'avait  ainsi  amené  à  une  si  fantastique  et  si 
glorieuse  puissance...  On  en  était  arrivé  à  ce 
point,  que  les  conquêtes  elles-mêmes  ne  don- 
naient plus  qu'une  joie  mêlée  d'alarmes.  Voilà 
du  moins  ce  qui  me  fut  dit  lors  de  la  prise  de 
possession  du  duché  d'Oldenbourg  par  notre 
empereur...  Il  avait  bien  un  motif,  qui  était 
toujours  son  système  continental,  et  son  blo- 
cus continental  sur  tout  le  littoral  de  la  mer 
du  Nord;  mais  l'empereur  Alexandre  ne  se  pou- 
vait payer  de  pareilles  raisons.  Le  prince  dépos- 
sédé était  son  beau-frère ,  et,  en  apprenant  cette 
nouvelle,  il  ne  put  retenir  un  vif  mouvement 
de  colère. 

—  L'empereur  Napoléon  est  aussi  par   trop 


DE   LA   DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  269 

égoïste,  dit-il  à  la  personne  qui  était  alors  près 
de  lui... 

Ces  paroles  sont  bien  remarquables  dans 
l'année  qui  précède  les  désastres  de  Russie. 

La  vie  avait  à  cette  époque  un  mouvement 
tellement  actif ,  qu'en  vérité  lorsque  la  pensée 
retourne  pour  fouiller  dans  ces  temps  extraor- 
dinaires, on  est  de  nouveau  travaillé  par  une 
fièvre  de  souvenirs...  Notre  gloire  surgit  encore 
souventpar  éclairs. ..On  estfierdu  nom  français... 
Ce  nom  prononcé  faisait  à  lui  seul  ouvrir  les 
portes  et  tomber  les  murailles...  Sucliet  venait 
de  prendre  Tortose  après  treize  jours  de  tran- 
chée ouverte...  La  garnison  était  nombreuse... 
bien  approvisionnée ,  et  le  matériel  contenu 
dans  la  place  était  immense... 

—  Maintenant  ,  dit  l'empereur,  le  bâton  de 
maréchal  est  dans  Tarragone. 

Et  Suchet  s'en  fut  mettre  le  siège  devant 
Tarragone. 

—  Oh  !  pour  celle-là ,  me  disaient  les  Espa- 
gnols et  les  Anglais  prisonniers  qui  étaient  avec 
nous,  pour  celle-là ,  il  ne  la  prendra  pas  !. .. 

Mais  c'étaient  des  paroles  magiques  que  celles 
dites  par  l'empereur  à  Suchet  !...  Le  bâton  de 
maréchal!...  rien  n'arrête  pour  le  conquérir... 
Aussi  Tarnigouc  tomba,  comme  les  autres  villes 


2^0  MEMOIRES 

fortes  d'Espagne ,  sous  notre  canon  ;  seulement 
ses  décombres  recouvrirent  aussi  bien  des 
cadavres  français  M... 

Ce  fut  vers  cette  époque  que  le  parlement 
d'Angleterre  déféra ,  par  un  acte  solennel ,  la 
régence  au  prince  de  Galles.  J'ai  déjà  parlé ,  je 
crois,  de  la  répulsion  que  Napoléon  éprouvait 
pour  lui,  et  même  pour  les  plus  simples  ac- 
tions de  sa  personne.  Il  n'accueillait  son  nom 
qu'avec  une  épithète  peu  honorable.  Le  prince 
de  Galles  y  répondait  avec  esprit,  parce  qu'il 
en  avait,  mais  sans  tact  et  comme  malavisé, 
parce  qu'il  n'était  pas  à  la  hauteur  d'un  tel 
homme ,  et  que  souvent  dès  lors  il  ne  le  com- 
prenait pas...  Quand  pareille  chose  arrive,  il  y 
a  confusion  complète;  et  lorsque  des  empires 
sont  l'enjeu  d'une  telle  partie,  alors  les  peuples 
sont  victimes  et  gémissent...  Il  est  constant  que 
les  libelles  qui  se  répandirent  des  deux  côtés  de- 
puis la  rupture  de  la  paix  d'Amiens  ont  puissam- 
ment contribué  à  envenimer  des  plaies  déjà  bien 
douloureuses'.  Une  particularité  fâcheuse  égale- 

>  Le  siège  de  Tarragoue  dura  plus  de  deux  mois...  on  lui 
donna  cinq  assauts,  et  Suchet  perdit  du  monde  à  cette  con- 
quête d'une  haute  importance  il  est  vi'ai.  Mais  nous  en  ar- 
rivions au  point  de  compter  les  hommes  que  nous  perdions. 

'Ce  ne  fut  qu'eu  1812  que  le  prince  de  Galles  entra  en 


DE   LA   DUCHESSE    D  AERANTES.  2Jl 

ment  eut  lieu  alors  :  l'une  fut  la  retraite  du 
comte  Dubois,  préfet  de  police  de  Paris,  dont 
l'activité,  le  talent,  et  l'attachement,  ne  pou- 
vaient être  remplacés  pour  l'empereur  ;  l'autre 
fut  l'arrivée  de  M.  le  duc  de  Rovigo  au  minis- 
tère de  la  police.  Je  développerai  ces  deux  opi- 
nions plus  tard,  et  par  les  preuves  ,  les  résultais 
conséquences  de  leur  départ  et  de  leur  venue. 

Pendant  que  la  scène  des  évènemens  voyait 
chaque  jour  se  jouer  un  drame  plus  important 
que  la  veille ,  nous  avions  aussi  nos  représenta- 
tions, et  certes  elles  ne  manquaient  pas  d'inté- 
rêt ,  d'autant  plus  que  leur  effet  était  conta- 
gieux pour  le  reste  de  l'Europe. 

Une  des  parties  les  plus  importantes  de  la 
guerre  de  la  Péninsule  ,  et  l'une  des  moins  bien 
connues  peut-être ,  c'est  notre  lutte  avec  les 
guérillas...  c'est-à-dire  que  la  chose  mérite  unf 
telle  attention ,  que  je  suis  étonnée  que  quel- 
que officier  de  mérite  n'ait  pas  entrepris  ce 
travail...  Ce  serait  d'un  intérêt  bien  curieux  à 
suivre  que  celte  marche  toujours  égale  pour  at- 
teindre son  but,   et  cela  malgré  les  passions 

exercice  de  la  puissance  royale  :  quelque  limitée  qu'elle  soit 
en  Angleterre,  elle  est  encore  assez  étendue  pour  que  celui 
qui  l'exerce  ait  une  grande  influence  en  Europe,  lui,  de  sa 
personne. 


2'] '2  MEMOIRES 

éveillées  et  dans  toute  leur  frénésie...  Sans  doute 
il  y  a  eu  parmi  ces  bandes  des  hommes  atro- 
ces qui  ont  commis  des  horreurs!...  mais  il  en 
est  aussi  dont  on  peut  citer  la  conduite  :  le 
marquis  de  Villa-Campo  ;  le  fameux  don  Julian... 
plusieurs  autres  furent  plutôt  chefs  départi  que 
chefs  de  brigands ,  comme  nous  les  appelions 
toujours  en  France,  et  même  sur  les  lieux, 
parce  qu'on  mettait  ensemble  Mina,  le  vieux,  le 
cruel  Mina,  et  don  Julian  qui  fut  vraiment  un 
homme  distingué,  auquel  il  ne  manqua  qu'un 
théâtre...  Je  sais  sur  cet  homme  un  fait  assez 
singulier  par  le  résultat  qu'il  pouvait  avoir  sur 
les  affaires  françaises  en  Espagne.  Je  préfère  lais- 
ser parler  celui  qui  était  le  principal  acteur  en 
tout  ceci...  Cette  aventure  prouve  à  quel  point 
la  séduction  et  la  corruption  sont  de  puissans 
auxiliaires  par  tous  pays  et  dans  toutes  les  posi- 
tions de  la  vie.. .  Mais  ceci  est  surtout  curieux 
pour  les  affaires  d'Espagne  ,  et  même  d'un  haut 
intérêt. 

Je  transcris  ce  que  m'a  donné  le  général 
Thiébault  :  c'est  lui  qui  parle. .. 

« ....  Peu  après  avoir  été  investi  du  septième 
gouvernement,  je  me  trouvai  avoir  à  peu  près 
vingt  mille  hommes  sous  mes  ordres  ;  troupes 
formées,  et  de  celles  de  mon  commandement , 


DE    LA.    DUCHESSE    DABRAIVTÈS.  Z'j^ 

et  des  bataillons  et  des  escadrons  de  marche 
des   trois  corps   de   l'armée   de   Portugal...  Je 
n'étais  aux  prises  qu'avec  cinq  ou  six  mille  Es- 
pagnols, et  quoiqu'ils  formassent  le  corps  de 
don  Julian ,   chef  intrépide ,  capable  et   actif, 
je  n'en  étais  pas  moins,  dix  fois  pour  une,  en  état 
d'exécuter  contre  lui  de.  ces  mouvemens  dont 
partout   les  guérillas  étaient  l'objet,  mais  qui 
n'aboutissaient  qu'à  les  aguerrir  en  fatiguant  nos 
troupes...  J'adoptai  un  autre  plan...  je  renforçai 
mes  garnisons...  j'augmentai   la   force   de  mes 
escortes  de  convois  et  de  courriers;  mais  je  ne 
mis  pas  un  homme  en  campagne...  je  disais  au 
contraire  que   la  guerre  ne  se  terminerait  en 
Espagne  que  par  une  entière  conviction  et  le 
temps...   enfin,  mon  inaction  devint  totale... 
ce  fut  au  point  que  les  autorités  espagnoles ,  les 
affrencesados,  et  des  Français  eux-mêmes,  blâ- 
maient mon  système. . .  Et  quant  aux  bandes  de 
don  Jidian,  elles  parcouraient  les  campagnes  en 
faisant  des  gorges-chaudes  de  moi  ...Enfin,  le  duc 
d'Istrie,  qui  était  alors  à  Valladolid,  m'en  écri- 
vit... Lui-même  n'eut  pour  réponse  que  celte 
phrase  : 

»  Je  supplie  Votre  Excellence  de  permettre  que 
Je  garde  le  silence  le  plus  absolu  sur  l'objet  de  la 
lettre  d'hier... 

XIII,  i8 


3^4  MÉMOIRES 

«Tandis  qu'on  commentait  ma  conduite,  et 
qu'ainsi  que  cela  arrive  toujours  on  me  prêtait 
tous  les  motifs ,  excepté  le  véritable ,  j'avais  com- 
plété mes  dispositions;  et  à  un  jour  donné,  dix 
colonnes  d'infanterie  avaient  débouché  de  Sala- 
manque ,  de  Lédesma ,  d'Alba  de  Tormès  ;  et 
quatre  bataillons  partis  la  veille  de  Salamanqne 
même,  sous  prétexte  d'aller  renforcer  les  garni- 
sons d'Alméida  et  de  Rodrigo,  et  ayant  couché  à 
Matilla ,  s'étaient  divisés  en  quatre  colonnes  mo- 
biles agissant  avec  les  dix  autres...  D'après  le 
plan  adopté  et  l'itinéraire  prescrit,  deux  de  ces 
colonnes  longèrent  la  Tormès...  brisèrent  ou 
brûlèrent  toutes  les  barques  ,  et  gardèrent  quel- 
ques ponts  après  en  avoir  brûlé  le  plus  grand 
nombre...  tandis  que  les  autres  colonnes  se  jetè- 
rent alors  dans  les  parties  boisées  qui  s'étendent 
entre  la  Tormès  et  l'Agueda,  traquèrent  dans 
tous  les  sens  les  bandes  de  don  Julian  ,  les  forcè- 
rent à  se  jeter  dans  la  plaine ,  où  neuf  colonnes 
de  cavalerie ,  sous  les  ordres  du  général  Fournier, 
les  abîmèrent  en  quelques  charges  ,  car  cette  at- 
taque n'avait  été  nullement  prévue  par  eux... 
La  terreur  fut  tellement  forte,  qu'en  peu  de 
■jours  plus  de  dix- sept  cents  hommes  firent 
leur  soumission  ,  et  que  don  Julian  vit  sa 
troupe  réduite  à  deux  raille  cinq  cents  hommes, 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  2'jS 

après  l'avoir  eue  de  la  force  d'une  belle  brigade, 
j»  Mais  quelque  grand  que  fût  ce  succès...  bien 
qu'il  fût  sans  exemple  même  contre  des  gué- 
rillas... il  ne  remplissait  pas  mon  espérance,  et 
n'atteignait  pas  mon  but...  En  eflèt .  au  plus  fort 
du  bouleversement  que  don  Julian  avait  éprouvé, 
nn  émissaire  l'avait  abordé. ..   et  lui  avait  dit.. 
<i  Quel  dommage  qu'un  brave  homme  comme  vous 
p  ne  consacre  son  courage^  son  aclivilé  ,  ses  moyens  y 
»  fju^à  accroître  les  malheurs  de  son  pays,  quand  il 
n  pourrait  si  puissamment  contribuer  à  les  terminer! 
»  Tout  le  monde  ,  et  le  gouverneur  plus  que  per- 
ù sonne,  vous   rend  la  Justice  que  ce  regret  ex- 
»  prime...  Si  donc  vous  voulez  quitter  un  parti  dans 
»  lefjuelvous  ne  serez  j  amais  qu'un  paysan,  vous  ral- 
»  lier  à  une  cause  qui  seule  peut  faire  le  bonheur  de 
il' Espagne  y  et  terminer  les  calamités  qui  l'acca- 
»  blent ,  te  gouverneur  se  ferait  fort  de  vous  faire 
»  nommer  maréchal-de-camp  ,  de  vous  faire  donner 
»une  décoration  (c'était  l'objet  de  son  ambition), 
•  de  faire  organiser,  et  mettre  sous  vos  ordres  un 
t  corps  régulier  de  six  mille  hommes  infanterie  et 
9 cavalerie...  de    vous    garder  auprès   de  lui,  et 
»  enfin  de  ne  conserver  dans  le  gouvernement  que  le 
»  nombre  de  troupes  nécessaires  aux  garnisons  des 
v places.  » 

«Ces  offres  faites  d'une  manière  adroite  flatté- 


37^  MÉMOIRES 

rent  don  Julian  ;  ce  qu'on  lui  dit  de  mon  estime 
pour  lui  le  toucha...  ce  qu'il  savait  de  mon  ca- 
ractère ,  et  de  la  manière  dont  je  traitais  les  Es- 
pagnols ,  et  notamment  un  escadron  dont  j'avais 
fait  mon  escorte,  et  auquel  je  me  confiais  entiè- 
rement... et  dont  plus  tard,  avec  un  autre  chef 
que  le  général  Dorsenne,  j'aurais  fait  un  régiment 
dévoué,  fortifia  sa  confiance...  Enfin,  ébranlé 
peut-être  aussi  par  la  terrible  leçon  qu'il  venait 
de  recevoir,  don  Julian  entra  en  négociations!... 
Trois  jours  encore,  et  tout  était  conclu!...  et  j'étais 
le  seul  chef  français  ayant  rallié  à  notre  cause 
une  troupe  nombreuse  d'insurgés  et  une  des 
plus  formidables  !...  et  par  cet  effet  je  me  trou- 
vais avoir  pacifié  tout  l'ouest  de  l'Espagne...  Le 
résultat  devait  en  être  immense  !  il  devait  être 
décisif!.,.  Ce  fut  alors  que  le  prince  d'Essling 
évacua  le  Portugal,  et  rentra  en  Espagne  pour- 
suivi par  l'armée  anglo-portugaise  aux  ordres  du 
duc  de  Wellin,ç;ton.  Dès  lors  tout  fut  dit...  et  le 
ut  d'autant  plus  irrévocablement,  que  la  guerre 
régulière  ayant  recommencé  au  cœur  de  la  Pé- 
ninsule, rendit  aux  insurgés ,  avec  l'espoir  de 
voir  triompher  leur  cause,  un  appui  formidable 
dans  l'armée  anglaise,  et  ils  le  savaient  bien!... 
Des  hommes  de  don  Julian  ayant  tué  des  soldats 
de  l'armée  de  Portugal  trouvèrent  sur  eux  jus- 


DE    Là    DUCHESSE   D  AERANTES.  277 

qu'à  cent  quatre-vingts  quadruples!  La  cupidité 
vint  alors  se  joindre  au  patriotisme  ayant  pour 
auxiliaire  une  armée  victorieuse  forte  au  moin» 
de  quatre-vingt  mille  hommes.  Ce  fut  au  point 
que  tous  ceux  qui  avaient  quitté  les  armes  les 
reprirent  à  l'instant...  de  nouveaux  enrôlemens 
se  multiplièrent,  et  les  assassinats  devinrent  plus 
fréquens  que  jamais.  Ce  triste  résultat  d'un  plan 
bien  conçu,  bien  exécuté,  dont  la  réussite  a 
tenu  à  si  peu  de  momens,  et  à  des  circonstances 
que  je  ne  pouvais  prévoir,  a  toujours  été  regardé 
par  moi  comme  une  des  fatalités  de  rna  vie, etc.  • 

Ce  qu'on  vient  de  lire  est  transcrit  par  moi 
sur  une  note  que  je  possède  entièrement  de  la 
propre  main  du  général  Thiébault'. 

Je  terminerai  ce  chapitre  par  un  fait  qui  me 
concerne,  et  qui  peut  faire  juger  à  quel  point 
était  cruellement  agitée  la  vie  qu'on  menait  en 
Espagne.  C'est  encore  le  général  Thiébault  qui 
parle. 

« Peu  après  l'arrivée  de  la  duchesse  d'A- 

brantès  à  Salamanque ,  je  résolus  de  conduire 
moi-même  douze  mille  hommes  de  renfort  à 

'  Je  n'ai  mis  celle  noie  du  géne'ral  Thiébault  que  pour 
montrer  dans  tout  son  jour  rexislencc  terrible  qui  e'tait  im- 
posée à  chacun  ,  même  à  une  pauvre  femme,  pendant  qe\l9 
guerre  malheureuse. 


278  MÉMOIRES 

l'armée  du  maréchal  Masséna  à  Santarera.  J'allai 
en  informer  la  duchesse,  et  lui  dire  que  cette 
résidence  ne  serait  plus  tenable  pour  elle,  et  que 
je  regardais  comme  indispensable  pour  elle 
qu'elle  se  rendît  à  A^aîladolid.  J'ajoutai  que  le 
petit  nombre  d'hommes  que  je  laisserais  à  Sa- 
lamanque  devait,  en  cas  d'attaque,  évacuer  la 
ville,  et  se  jeter  dans  le  fort,  où  ils  seraient  à 
l'abri,  mais  qui  ne  pouvait  lui  offrir,  h  elle,  un 
asile  seulement  supportable.  J'ajoutai  encore  que 
je  savais  (ce  qui  était  vrai)  que  toutes  les  bandes 
de  guérillas  la  guettaient,  et  rivaliseraient  d'ar- 
deur pour  la  faire  prisonnière  avec  son  fils... 
Enfin ,  je  lui  offris  de  lui  donner  par  écrit  toutes 
ces  déclarations ,  dont  mon  respect  pour  elle , 
mon  dévouement  pour  le  duc,  me  faisaient  un 
devoir.  Mais  cpielque  chose  que  je  pusse  faire  et 
dire,  elle  fut  inébranlable... 

»  Quoique  je  fusse  bien  mal  à  Ciudad-Rodrigo, 
me  répondit-elle,  je  ne  l'ai  quitté  que  parce 
que  le  défaut  de  nourriture,  et  pour  ainsi  dire 
d'abri,  m'y  a  contrainte  ;  mais  en  venant  à  Sala- 
manque  j'ai  promis  au  duc  de  l'y  attendre ,  et  de 
ne  pas  quitter  la  ville  sans  lui.  Je  le  lui  ai  écrit  par 
le  comte  d'Erlon;  je  tiendrai  ma  promesse...  je  la 
tiendrai,  quoi  qu'il  puisse  m'en  arriver.  S'il  surve- 
nait en  votre  absence  un  danger  qu'il  fallût  évi- 


DE    LA   DUCHESSE    D  AERANTES.  i'jQ 

ter,  eh  bien!  je  saurais  7noi  aussi  me  retirer  dans 
le  fort  avec  mon  fils  ,  et  m'y  mettre  sous  la  pro- 
tection (le  ces  mêmes  soldats  qui  m'ont  déjà 
sauvée...  Je  ne  vous  en  remercie  pas  moins,  gé- 
néral, de  vos  avis  et  de  vos  instances  ;  mais  je 
vous  prie  de  ne  pas  laisser  ici  un  homme  de 
plus  à  cause  de  moi...  Le  fort  sera,  en  cas  de 
danger,  une  retraite  assez  sûre. 

«Mon  départ  n'eut  pas  lieu;  mais  il  n'en  est 
pas  moins  vrai  que  madame  la  duchesse  d'A- 
branlès  donna  dans  cette  occasion  la  preuve 
d'un  courage  et  d'une  fermeté  extraordinaires  ; 
car,  pendant  mon  absence ,  presque  tous  les 
fonctionnaires  devaient  quitter  Salamanque.  » 


20O  »IEMOIRES 


CHAPITRE  IX. 


Marie-Louise.  —  Le  cardinal  Maury.  —  Enthousiasme  ri- 
rlicule.  — Amour  de  l'empereur.  —  Lune  de  piiel.  — Soi- 
re'es  des  Tuileries.  —  Avis  diflFérens.  —  L'oreille  de  Marie- 
Louise.  —  Ordre  de  l'empereur.  —  Exil  des  hommes.  — 
Colère  de  l'empereur.  —  Biennais.  —  Le  serre-papier.  — 
C'est  toujours  un  homme.  —  Reproche  de  l'empereur.  — 
Masse'ua  et  le  général  Foy.  —  L'armée  portugaise.  —  Le 
comte  Sabugal.  —  Le  marquis  de  Valence.  —  Le  général 
Fournier.  —  Blessure  de  Junot.  —  Le  nez  de  M.  de  Ville- 
sur-Arse.  —  Le  cousin  de  Marmont.  —  Lettre  du  duc  de 
Wellington. 


Toutes  les  nouvelles  que  je  recevais  me  par- 
laient de  la  nouvelle  impératrice ,  et  combien  de 
sentimens  différens  émis  sur  son  compte!... 
Une  lettre  singulière  à  cet  égard  était  une  lettre 
du  cardinal  Maury  : 

f  Ce  serait  une  entreprise  inutile  que  de  ten- 
ter de  vous  faire  comprendie  combien  l'empe- 
reur aime  notre  charmante  impératrice,  m'écri- 


DE    LA.   DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  28 1 

vait-il.  C'est  de  l'amour,  mais  de  l'amour  de 
bon  aloi,  cette  fois-ci.  Il  est  amoureux  ,  vous  dis- 
je,  et  amoureux  comme  il  ne  l'a  jamais  été  de 
Joséphine,  car,  après  tout,  il  ne  l'a  jamais  connue 
jeune;  elle  avait  au-delà  de  trente  ans  quand  ils 
se  sont  mariés;  au  lieu  que  celle-ci  est  jeune  et 
fraîche  comme  le  printemps.  Vous  la  verrez, 
vous  en  serez  enchantée.  » 

Il  paraît  que  ce  qui  avait  séduit  le  cardinal , 
e'tait  cette  abondance  de  couleurs  dont  étaient 
couvertes  les  joues  de  Marie-Louise;  quant  à 
moi,  je  ne  la  vis  qu'après  ses  couches;  elle  avait 
beaucoup  pâli,  et  je  la  trouvais  encore  bien  trop 
rouge ,  lorsqu'elle  avait  chaud  surtout  ;  car  c'était 
rou^e  plutôt  que  tosq  qu'elle  était. 

«  Et  puis,  me  disait  encore  le  cardinal  (il  était 
fort  son  admirateur,  quoiqu'il  ait  voidu  faire 
épouser  un  grande-duchesse  à  l'empereur),  si 
vous  saviez  comme  l'impératrice  est  gaie,^ra- 
cieusCy  et  surtout  familière  avec  les  personnes 
que  l'empereur  admet  dans  son  intimité!...  Vous 
verrez  comme  elle  est  aimable.  On  parlait 
tant  des  soirées  de  la  reine  de  Hollande,  je 
vous  assure  que  l'impératrice  est  charmanie 
pour  ceux  à  qui  l'empereur  a  fait  la  faveur 
d'accorder  les  petites  entrées  aux  Tuileries. 
On  y  va  le  soir  faire  sa  cour,   on  joue   avec 


aSa  MÉMOIRES 

Leurs  Majestés ,  soit  au  reversis,  soit  au  billard; 
et  puis  l'impératrice  fait  tant  de  petites  grâces, 
tant  de  petites  gentillesses,  qu'on  voit  aux 
yeux  de  l'empereur  qu'il  meurt  d'envie  de  l'em- 
brasser. C'est  là  où  je  vous  désire,  vous  et  M.  le 
gouverneur  de  Paris,  parce  que  vous  verriez 
comme  l'empereur  est  heureux.» 

On  m'écrivait  en  même  temps  d'un  autre  côté 
qu'un  des  grands  plaisirs  des  soirées  impériales, 
avant  que  l'empereur  arrivât  dans  le  salon ,  c'é- 
tait l'impératrice  qui  le  procurait,  en  faisant 
tourner  son  oreille  sur  elle-même.  Cette  faculté, 
au  reste,  est  assez  singulière,  et  je  crois  bieu 
qu'elle  est  la  seule  personne  que  je  connaisse 
qui  la  possède  '. 

L'empereuravait  voulu  obvier,  autant  que  cela 
pouvait  s'accorder  avec  l'étiquette,  aux  inconvé- 
niens  qui  l'avaient  si  souvent,  non  seulement  im- 
patienté ,  mais  rendu  malheureux  avec  l'impéra- 
trice Joséphine  :  je  veux  parler  de  son  entourage. 
Marie-Louise  étant  jeune,  ignorante  des  usages 
du  monde,  quoiqu'elle  connût  l'étiquette  de  la 
cour,  et  puis  habituée  à  une  grande  retraite 

»  C'est-à-dire  que  par  un  mouvement  de  muscles  de  la 
mâchoire,  l'impératrice  faisait  tourner  son  oreille  presque  en 
un  cercle  entier.  Ce  mouvement  de  rotation  n'est  pas  fort 
comprenabie...  mais  elle  eu  possède  la  possibilité. 


Dr    LA    DUCHESSE   d'aBUANTÈS.  283 

intérieure,  et  à  une  vie  toute  de  famille,  celle 
qui  lui  fut  prescrite  ne  Tétonna  ni  ne  l'ennuya. 
L'empereur  avait  prescrit  qu'elle  ne  devait  voir 
aucun  homme  dans  son  intérieur  ;  Paér  était  le 
seul  excepté,  parce  qu'il  était  maître  de  piano, 
et  encore  fut-il  ordonné  à  la  dame  du  palais  de 
service  ou  bien  à  une  dame  d'annonce  de  ne  ja- 
mais quitter  l'impératrice.  Un  jour  l'empereur 
arriva  à  l'improvisle  chez  Marie-Louise  :  c'était  à 
Saint-Cloud.  En  entrant  dans  l'appartement,  il 
aperçut  à  l'extrémité  de  la  chambre  un  homme 
dont  il  ne  reconnut  pas  d'abord  les  traits.  Son 
premier  mouvement  fut  celui  de  la  colère  ;  il 
s'emporta  jusqu'à  dire  un  mot  très  dur  à  la  dame 
de  service;  je  crois  que  c'était  madame  Bri- 
gnolé...  Elle  s'excusa  en  disant  que  c'était  Bien- 
nais  * ,  qui  avait  dû  venir  lui-même  expliquer  à 
l'impératrice  le  secret  d'un  serre-papier  qu'il  ve- 
nait de  faire  pour  Sa  Majesté. 

L'empereur  ne  dit  rien  d'abord...  il  regarda 
Biennais,  et  puis  se  promena,  mais  le  front  tou- 

>  Biennais  était  orfèvre  de  l'empereur,  comme  Odiot  et 
plusieurs  autres;  mais  il  était  surtout  son  marchand  de  néces- 
saires et  de  meubles  dans  ce  genre-là,  que  personne, au  reste, 
n'a  jamais  faits  comme  lui.  Il  n'était  plus  jeuneàceite  époque, 
et  je  pense  que  même  à  vingt  ans  il  n'a  pas  été  plus  dangereux 
qu'il  était  alors. 


284  MÉMOIRES 

jours  soucieux...  ensuite  il  dit  toujours  avec  hu- 
meur : 

—  C'est  égal...  c'est  un  homme,  et  aux  ordres 
que  j'ai  donnés  à  cet  égard  il  ne  peut  exister  d'ex- 
ceptions, ou  bientôt  il  n'y  aura  plus  de  règles. 

Il  avait  raison,  et  la  suite  l'a  bien  prouvé. 

Au  reste,  Paris  était  fort  gai ,  m'écrivait-on  , 
cette  année-là.  On  dansait  beaucoup ,  la  gros- 
sesse de  l'impératrice  s'annonçait  de  la  manière 
la  plus  heureuse  ,  et  l'avenir  semblait  être  ce  que 
jamais  il  n'avait  paru  en  effet:  aussi  chacun  es- 
pérait-il enfin  de  meilleurs  jours...  Nous  n'en 
étions  pas  là  encore  en  Espagne.  Les  communi- 
cations n'avaient  pas  été  rétablies  par  le  9*  corps  '. 
Celte  armée  de  Portugal ,  composée  de  trois 
corps  d'armée,  forte  de  plus  de  cinquante  mille 
hommes,  eh  bien!  elle  était  à  cinquante  lieues 
de  nous,  et  nous  n'en  avions  aucune  nouvelle. 
L'empereur  était  aussi  fort  inquiet;  il  en  était 
au  point  d'avoir  pris  de  l'humeur  contre  moi  de 
ce  que  je  n'avais  pas  envoyé  la  lettre  que  Junot 
m'avait  écrite  après  la  bataille  de  Busaco.  La 
dépêche  que  Masséna  avait  expédiée  en  France 

»  Elles  le  furent,  maïs  plus  lard,  et  pas  par  le  9*  corps... 
Ce  fut  la  retraite  de  Masse'na  qui ,  forçant  les  troupes  à  ^e^ 
replier,  concentra  davant.Tgc  les  forces,  et  fit  que  les  rout€^.' 
devinrent  plus  sûres. 


DE    LA.    DUCHESSE    D  AERANTES.  285 

ayant  été  interceptée  par  les  Espagnols,  et  re- 
mise aux  Anglais  :  c'était  une  sorte  de  communi- 
cation faite  à  Berlhier;  car  il  n'aurait  pas  osé 
annoncer  d'aussi  belle  besogne  à  l'empereur... 
L'empereur  ne  sut  donc  rien  qu'imparfaitement 
avant  le  général  Foy  ;  c'est  pour  cela  que,  présu- 
mant que  Junot  m'en  disait  sûrement  beaucoup 
plus  que  Masséna  ne  lui  en  aurait  raconté,  il  fut 
fâché  que  je  n'eusse  pas  envoyé  ma  lettre  à  Du- 
roc;  mais  comment  pouvais-je  prévoir  que  ce 
que  mon  mari  faisait  pour  moi ,  Masséna  ne  le 
ferait  pas  pour  l'armée?...  Quoi  qu'il  en  soit,  je 
reçus  des  reproches  et  assez  vifs  qui  me  parvin- 
rent par  M.  de  Narbonne,  qui  les  tenait,  lui,  de 
Duroc. 

Cette  dépêche  de  Masséna  à  lîerthier  était  du 
reste  assez  remarquable,  d'après  ce  que  m'ont  dit 
des  officiers  anglais.  Le  prince  d'Essling  accusait 
assez  juste  le  nombre  des  hommes  qu'il  avait 
perdus ,  c'est  à-dire  qu'il  disait  quatre  mille  hom- 
mes, tandis  qu'il  est  presque  certain  qu'il  en  a 
sacrifié  six  mille  dans  son  attaque  du  rocher  de 
Busaco.  Il  errait  d'ailleurs,  à  ce  que  prétendaient 
les  Anglais,  dans  tout  ce  qu'il  disait  de  leurs 
forces  et  de  leurs  positions. 

J'avais  revu  à  Ciudad-Rodrigo,  cjuelque  temps 
après  mes  couches,  plusieurs  de  mes  amis  de 


286  MÉMOIRES 

Lisbonne  qui  faisaient  partie  de  l'armée  portu- 
gaise, et  qui  avaient  été  envoyés  par  l'empereur 
pour  parler  au  moral  du  pays.  Quelques  uns  d'en- 
tre ces  Portugais  étaient  de  nobles  et  de  loyaux 
garçons,  et  j'avoue  que  je  fus  glorieuse  de  trou- 
ver parmi  eux  mes  amis  et  ceux  que  j'estimais  le 
plus  :  c'étaient  le  comte  Sabugal  et  le  marquis 
de  Yalença.  Le  comte  Sabugal  a  un  esprit  fort 
supérieur,  et  n'approuvait  aucunement  la  bêtise 
du  gouvernement  portugais  ;  il  n'avait  et  n'a  pas 
davantage  a  présent  la  stupide  superstition  et  le 
fanatisme  de  plusieurs  de  ses  compatriotes;  mais 
il  ne  voulut  pas  être  un  enfant  parricide,  et  me 
montra  toute  sa  douleur  si  on  le  forçait  à  entrer 
hostilement  dans  sa  patrie  :  il  parlait  à  un  être 
qui  pouvait  le  comprendre.  J'intervins  d'abord 
auprès  du  général  Ca.canlt,  qui  voulait  l'envoyer 
je  ne  sais  où,  et  ne  parlait  rien  moins  que  de  le 
fusiller  s'il  n'obéissait  pas.  J'écrivis  au  général 
Fournier,  qui  était  alors  à  Zamora,  et  ne  faisait 
plus  partie  du  9^  corps,  et  je  le  priai  de  prendre 
avec  lui  le  comte  Sabugal,  ce  qu'il  fit  à  l'instant 
mêrfie  avec  une  grâce  parfaite.  Le  comte  Sabugal 
s'en  fut  donc  à  Zamora  pour  y  attendre  une  oc- 
casion ,  soit  de  rentrer  en  Portugal ,  mais  sans 
combattre,  ou  de  revenir  en  France  si  la  chose 
ne  se  pouvait  faire...  Quant  aux  autres,  le  mar- 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRAWTÈS.  287 

qiîis  de  Valeiiça  et  le  marquis  de  Ponte  de  Lima , 
le  premier  revint  à  Salamanque,  où  il  demeura  à 
la  disposition  du  général  Thiébault...  Je  ne  puis 
dire  du  marquis  de  Ponte  de  Lima  ce  que  j'ai  dit 
des  deux  autres... 

Ce  fut  alors  que  la  nouvelle  de  la  blessure  de 
Junot  me  parvint...  elle  me  fut  apportée  par  un 
jeune  neveu  de  Casabianca  le  sénateur,  qui  me 
remit  en  même  temps  une  lettre  de  Junot,  mais 
d'une  écriture  fort  altérée.  Cela  était  comprena- 
ble ,  puisque  cette  lettre  était  écrite  deux  heures 
avant  l'opération  ;  voici  cette  lettre  : 

N".  XV  (le  la  Correspondance  d'Espagne, 
«  Pernès ,  le  ao  janvier  i8u. 

i)Je  m'empresse,  ma  chère  Laure,  de  t'écrîre 
»  moi-même  pour  te  rassurer  ;  car  j'espère  que 
»  cette  lettre  te  parviendra  avant  que  tu  aies  pu 
»  apprendre  par  un  autre  mon  accident  d'hier. 
»  J'ai  été  blessé  au  visage  d'une  balle ,  qui,  en  me 
3 cassant  le  nez,  est  entrée  dans  la  joue  droite  , 
»  et  s'est  arrêtée  à  l'os  de  la  pommette.  Ce  coup 

•  est  des  plus  heureux,  puisque,  un  demi-pouce 
aplus  haut  ou  plus  en  face,  j'étais  mort.  J'en  se- 
»rai  quitte  pour  garder  ma  chambre  quelques 

•  jours  ,  et  quelques  instans  de  souffrance  quand 


288  IIIÎMOIRES 

»  on  extraira  la  balle.  Maintenant  je  suis  très  bien, 
et  ne  souffre  presque  pas ,  quoique  j'aie  fait  hier 
»  quatre  lieues  à  cheval  après  ma  blessure ,  et  au- 
«  jourd'hui  tout  autant  dans  des  chemins  affreux. 
»  On  me  fait  espérer  que  mon  nez  restera  plus 

•  droit  que  celui  de  M.  de  Ville-sur-Arse  \  ce 
»  qui  me  console  ;  et  pour  la  cicatrice  de  la  joue  , 
»  il  suffira  d'un  baiser  de  mes  enfanâ  et  de  toi 
»  pour  me  la  faire  oublier.  Voilà  toute  mon  am- 
1»  bition ,  toutes  mes  espérances.  Qu'elles  se  réa- 
»  lisent,  que  je  lise  dans  vos  cœurs  que  je  suis 

•  nécessaire  à  votre  bonheur, 'et  je  puis  encore 

•  aimer  la  vie. 

»  Adieu ,  ma  chère  Laure  ;  fais  donner  de  mes 

•  nouvelles  à  ma  famille  :  je  ne  puis  plus  écrire, 

•  car  mes  yeux  sont  tellement  gonflés  que  je  n'y 
«vois  plus ,  etc. ,  etc.  » 

Voici  comment  Junot  avait  reçu  celte  bles- 
sure. 

Depuis  le  14  novembre,  Masséna  se  retirait 
devant  le  duc  de  Wellington ,  mais  ce  ne  lut  qu'au 
mois  de  janvier  que  sa  retraite  fut  entièrement 
résolue  par  lui...  Alors  il  voulut  donner  le  change 
aux  Anglais  en  faisant  des  démonstrations  hos- 

'  Cousin  du  duc  de  Raguse ,  et  sous-inspecteur  aux  revuesî 
il  a  le  nez  tout-à -fait  de  travers.  Il  était  altycbc  au  8t  corps. 


t)F.    LA    DUCHESStî    H'aBRANTÊS.  âSp 

tiles  et  les  continuant  sur  le  flanc  gauche  de  la  po- 
sition de  l'armée  ennemie.  Le  duc  de  Wellington 
ne  se  laissa  pas  prendre  à  ce  leurre  tout  au  plus 
bon  pour  un  jeune  sous-lieutenant.  Il  connais- 
sait malheureusement  trop  bien  l'état  précaire 
et  même  malheureux  de  l'armée  française,  et  il 
opposa  à  la  grande   reconnaissance  de   Junot , 
qu'il  commandait  en  personne,  les  chasseurs  de 
Brunswick  et  les  chasseurs  à  pied  hanovriens, 
ainsi  que  quelques  escadrons.  Junot  était  à  che- 
val avec  le  général  Boyer,  son  chef  d'état-major, 
un  peu  en  avant  de  Bio-Mayor,  en  face  d'un  bois 
assez  épais.   Il  était  en  grand  uniforme ,  et  son 
grand   cordon  par-dessus  son  habit.  Aussi  un 
chasseur  de  Brunswick,  posté  dans  la  forêt,  l'a- 
justa parfaitement  avec  sa  carabine,  et  lui  en- 
voya sa  balle  juste  au  milieu  du  nez.    Junot  ne 
tomba  pas  ;  il  porta  la  main  à  son  visage ,  et  dit 
aussitôt  : 

•  Parbleu ,  Boyer,  voilà  des  gens  qui  tirent 
mieux  que  vous...  Ils  ajustent  mieux  un  homme 
que  vous  un  lièvre.. .  » 

Il  voulut  encore  faire  quelques  pas,  mais  le 
sang  coulait  abondamment,  et  en  peu  d'instans  il 
se  sentit  défaillir.. .  Ou  fut  obligé  de  le  descendre 
de  cheval ,  et  on  le  porta  dans  le  village  de  Rio- 
Mayor.  Là ,  il  s'évanouit  tout» à-fait.  On  le  déposa 
XIII.  19 


290  MÉMOIRES 

dans  un  endroit  clos ,  sur  un  tertre  de  gazon ,  et 
l'on  fut  aussitôt  chercher  le  chirurgien  en  chef 
de  l'yrmée ,  pour  qu'il  mît  un  premier  appareil. 
Il  s'évanouit  encore  pendant  le  pansement... 
Quand  il  revint  à  lui  il  tressaillit  ;  on  l'avait 
porté  dans  le  cimetière  ,  et  c'était  une  sur  tombe 
qu'il  avait  reposé  !... 

si)  Ce  ne  fut  que  le  lendemain  qu'il  put  être 
opéré.  Lorsque  j\I.  jMalraison ,  chirurgien  en 
chef  du  huitième  corps,  arriva  auprès  de  son  gé- 
néral pour  extraire  la  balle  qu'il  avait  reçue  la 
veille  au  mdieu  du  nez ,  il  ne  la  trouva  pas.  Ce- 
pendant le  trou  existait  intact  ,  et  rien  n'était 
refermé...  Entin  ,  à  force  de  chercher,  la  balle  se 
trouva  dans  la  pommette  de  l'os  maxillaire  de  la 
joue  gauche.  Les  os  propres  du  nez  avaient  été 
écartés  par  le  coup  ,  sans  que  rien  fut  brisé.  II 
faut  pour  cela  qu'il  ait  été  ajusté  avec  use 
admirable  précision.  La  balle  était  entrée  par 
l'effort  de  la  déviation  tellement  avant  dans  la 
pommette,  qu'il  fallut  un  effort  pour  l'arracher, 
et  un  tel  effort,  que  l'incision  que  fit  la  tenaille 
est  encore  marquée  sur  la  balle. 

Lorsqu'on  fut  au  moment  d'opérer  Junot , 
M.  Malraison  lui  demanda  s'il  voulait  que  l'ex- 
traction de  la  balle  se  fît  à  l'intérieur,  ou  bien  s'il 
lui  était  égal  qu'elle  fût  enlevée  au  dehors.   De 


DE  L4  DUCHESSE  d' AERANTES.  29! 

cette  dernière  manière  ,   il  aurait  une  cicatrice 
sur  la  joue  '. 

—  Cela  m'est  bien  égal ,  répondit-il  lorsqu'il 
sut  qu'il  était  douteux  que  la  plaie  se  refermât 
étant  faite  au  dedans  de  la  bouche.  Une  cica- 
trice de  plus  ou  de  moins  ne  m'est  d'aucune  im- 
portance ;  je  la  verrai  même  avec  «ne  sorte  d% 
coquetterie. 

Et  il  avait  raison  :  il  y  en  avait  effectivement 
à  recevoir,  à  son  âge  et  dans  sa  position,  une 
balle  dans  une  reconnaissance.  J'ai  conservé  bien 
long-temps  cette  balle.  Elle  portait  la  marque  de 
l'instrument  de  chirurgie  qui  l'avait  enlevée. 
L'extraction  en  fut  tellement  douloureuse ,  que 
M.  Prévost,  cet  aide-de-camp  de  Junot  dont  j'ai 
parlé  plus  haut  et  dont  il  tenait  les  mains  au 
moment  de  l'opération  %  les  eut  malades  pendant 
plusieurs  jours  de  la  terrible  pression  que  la 
douleur  fit  faire  au  duc,  parce  qu'il  ne  voulut 
pas  crier.  Au  reste  cette  blessure',  en  laissant  de 
profondes  et  funestes  traces ,  n'en  fit  paraître  que 

'  En  opérant  à  l'intérieur,  la  plaie  pouvait  ne  pas  se  refer- 
mer, en  raison  de  l'humidité  constante  de  la  bouche. 

^  On  sait  qu'on  donne  souvent  quelque  chose  à  serrer  à 
ceux  qui  subissent  une  opération  douloureuse...  et  la  maia 
d'un  homme  dévoué  était  ce  qui  pouvait  certes  le  mieux 
coDvenir, 


^§2  HfÉMÔlRÉS 

de  légères  à  l'extérieur.  Junot  lie  demeura  pas 
fort  changé  par  ces  deux  cicatrices  :  seulement 
le  nez  fut  légèrement  enflé. 

Il  faut,  à  ce  propos,  que  je  raconte  une  anec- 
dote tout-à-fait  à  la  louange  de  lord  Wellington, 
et  qui  le  montre  sous  ce  jour  favorable  qui  est 
vraiment  la  lumière  qui  éclaire  le  vrai  gentil- 
homme anglais. 

L'armée  française  était  en  pleine  retraite  au 
moment  où  Junot  reçut  sa  blessure.  Les  déser- 
tions étaient  assez  fréquentes  chez  nous ,  et  puis 
le  pays  donnait  à  nos  ennemis  tous  les   rensei- 
gnemens  qu'il  nous  refusait,  de  manière  que  les 
Anglais  connaissaient  parfaitement  l'état  de  nos 
affaires ,  tandis  que  nous  ignorions  les  leurs  et 
même  les  nôtres.  Lord  Wellington  savait  tout 
cela  ;  il  savait  bien  plus  encore  :  il  n'ignorait  au- 
cun des  malheurs  qui  frappaient  sur  l'armée  de 
Masséna ,  et  de  ce  nombre  il  faut  certes  mettre 
le  défaut  de  médicamens.  Cette  connaissance  de 
notre  triste  position  porta  le  duc  de  Wellington 
à  faire ,  auprès  d'im  homme  qu'il  estimait  et  dont 
j1  savait  être  estimé,   une  démarche  dont  je  fus 
j'econnaissante  dans  l'âme.  Il  écrivit  au  duc  d'A- 
Jjrantès ,  dont  les  troupes  touchaient  les  siennes^ 
Ja  lettre  dont  je  joins  ici  le  fac  simile. 


DE   LA.    DUCHESSE   D*ABRANTÈS.  2^^ 

Au  quartier-général,  le  37  janvier  1811. 
a  MOJVSIEUR, 

»J'ai  appris  avec  grande  peine  que  vous  avez, 
«été  blessé,  et  je  vous  prie  de  me  faire  savoir  s 
»je  puis  vous  envoyer  quelque  chose  qui  puisse 
»  remédier  à  votre  blessure  ou  accélérer  votre 
«rétablissement. 

»  Je  ne  sais  pas  si  vous  avez  eu  des  nouvelles 
»de  madame  la  duchesse.  Elle  est  accouchée  à 
»  Ciudad-Rodrigo  ,  à  la  fin  du  mois  de  novembre, 
«d'un  garçon,  et  elle  a  quitté  Ciudad-Rodrigo 
»et  a   été  à  Salamanque    pour  aller  en  France 

•  dans  les  premiers  jours  île  ce  mois'. 

»J'ai   l'honneur  d'être,   Monsieur,  votre  très 

•  obéissant  serviteur. 

•  Wellington.  • 
Et  sur  la  suscription  , 

J  Monsieur 

Monsieur  le  duc  c^'Abhantës, 
Wellington. 

»  J'avais  fait  en  effet  répandre  le  bruit  que  je  rclournerais 
en  France  dans  les  premiers  jours  de  janvier.  Je  l'avais 
même  dit  autour  de  moi.  Mais  c'e'tait  par  des  considérations 
de  sûreté  qu'il  est  trop  long  et  d'ailleurs  inutile  de  retracer 
ici...  Mon  entrelien  avec  le  général  Thiébault  prouve  lecoa- 
traire  d'ailleurs. 


294  MÉMOIRES 

De  tous  les  hommes  auxquels  le  duc  de  Wel- 
lington pouvait  faire  celte  politesse  de  frère 
(f  armes  ,  Junot  était  peut-être  celui  qui  devait  le 
mieux  le  comprendre.  Il  ne  perdit ,  en  recevant 
cette  lettre  ,  aucune  des  douces  impressions 
qu'elle  devait  faire  éprouver  à  une  âme  comme 
la  sienne.  Mais  si  lliomme  fut  touché,  le  Français^ 
le  soldat  français  devait  souffrir,  et  son  orgueil 
ne  parler  que  militairement.  11  répondit  donc  à 
lord  Wellington  avec  reconnaissance,  mais  en 
refusant  ses  offres.  Quant  à  ce  qui  me  regardait, 
il  répondit  qu'il  savait  également  que  j'étais  ac- 
couchée d'un  garçon.  Mais  pour  cela  c'était  vrai  : 
il  le  savait  depuis  le  26  décembre ,  jour  auquel 
le  comte  d'Erlon  rejoignit  Masséna. 

Jamais  je  n'oublierai  cette  conduite  du  lord 
Wellington.  Maintenant,  il  me  faut  ajouter  que 
j'ai  appris  depuis ,  et  pas  du  tout  par  lui ,  qu'il 
avait  fait  dire  à  don  Julian  qu'on  ne  faisait  pas 
la  guerre  aux  femmes  ;  qu'il  était  fort  mécon- 
tent d'apprendre  que  j'étais  exposée  à  quel- 
que danger  de  la  part  de  sa  troupe ,  et  qu'il  lui 
faisait  dire  ,  en  conséquence  ,  qu'il  ne  verrait 
qu'avec  beaucoup  de  mécontentement  qu'il  m'ar- 
rivât  la  moindre  chose. 

En  voilà  plus  qu'il  n'en  faut  pour  expliquer  à 
beaucoup  de  gens ,  dont  la  conduite  personnelle 


DE    LA.    DUCHESSE    d'A-BRANTÈS.  SgS 

ne  pourra  jamais  l'être,  pourquoi  lord  Welling- 
ton fut  accueilli  par  moi  comme  il  le  fut  lors  de 
son  arrivée  à  Paris.  Si  Junot  en  avait  été  le  gou- 
verneur, sans  doute  le  duc  de  Wellington  n'y  se- 
rait entré  que  sur  son  cadavre^.  Mais  avant  d'ex- 
pirer, il  ne  lui  en  aurait  pas  moins  serré  la  main, 
comme  à  un  noble  et  généreux  ennemi. 

Tandis  que  les  communications  étaient  inter- 
ceptées entre  la  France  et  nous,  tandis  que  je 
languissais  sans  nouvelles  de  mes  enfans,il  se 
passait  dans  ma  famille  un  événement  pourtant 
assez  remarquable. 

J'ai  déjà  dit  que  l'empereur  ne  faisait  de  bap- 
têmes que  lorsqu'il  y  avait  un  nombre  suffisant 
d'enfans.  Il  était  pour  cela  comme  pour  beaucoup 
de  choses  qui  ont  passé  inaperçues  dans  sa  vie 
toute  immortelle.  Il  pensait  avec  justesse,  qu'a- 
près la  première ,  il  n'est  rien  de  plus  auguste  , 
de  plus  grand  que  cette  seconde  paternité  ac- 
cordée par  la  volonté  d'un  roi  au  fils  de  son  sujet. 
Il  était  donc  indispensable  d'entourer  cette  cé- 
rémonie, qui  la  sanctionnait,  de  tout  le  luxe,  de 
toute  la  solennité  convenable.  Renouveler  cette 
cérémonie,  et  la  faire  comme  il  le  devait,  deve- 
nait donc  un  objet  excessivement  coûteux,  bien 
que  l'empereur  eût  tenu  fort  peu  d'enfans,  si  l'on 
considère  la  foule  immense  de  gens  qui  sollici- 


296  MÉMOIRES 

taient  cette  grâce  de  lui.  Il  n'ordonnait  de  baptê- 
mes que  lorsqu'il  y  avait  à  peu  près  douze  ou 
quinze  enfans  à  nommer.  Cet  intervalle,  qui 
nécessairement  devait  être  quelquefois  entre  le 
moment  où  l'empereur  accordait,  et  celui  où 
l'enfant  était  baptisé,  fut  cause  d'une  particula- 
rité singulière  dans  la  vie  de  mon  fils  aîné  le  duc 
d'Abrantès...  Il  a  pour  marraine  les  deux  impé- 
ratrices, et  voici  comment. 

On  a  vu  dans  le  précédent  volume,  que  Junot 
me  chargea  de  demander  à  l'empereur  de  nom- 
mer son  fils.  L'empereur  en  l'accordant  parut 
hésiter  sur  la  marraine  ;  il  me  parla  même  de 
Madame-Mère.  Enfin ,  il  choisit  l'impératrice  Jo- 
séphine. On  sait  que  dans  \e baptême  civil,  si  je 
puis  dire  ce  mot,  il  n'y  a  pas  de  marraine,  parce 
que  la  signature  fait  tout   pour  l'acte  civil  et 
légal  ;  mais  en  portant  les  registres  aux  Tuileries, 
pour  que  l'empereur  signât  sur  celui  de  l'acte  de 
naissance  de  mon  fils,  on  le  présenta  à  l'impéra- 
trice comme  cela  se  fait  toujours,  et  elle  signa. 
Ceci  se  passait  un  an  avant  le  divorce.  Comme  il 
n'y  avait  pas  assez  d'enfans  pour  faire  une  céré- 
monie,  l'empereur  avait  ajourné  pendant  deux 
ans  cette  cérémonie.  Enfin,  dans  un  voyage  de 
Fontainebleau  ,  et  à  l'époque  de  la  grossesse  de 
Marie-Louise,  il  s'informa,  et  sut  que  ses  filleuls 


DE    LA   DUCHESSE   D  AERANTES.  2Q'] 

étaient  en  nombre  suffisant  ;  en  conséquence ,  le 
vénérable  troupeau  fut  convoqué,  et  comme  mon 
fils  était  l'un  des  acteurs  de  cette  jolie  représen- 
tation ,  il  reçut  sa  lettre  close.  Nous  étions  alors 
absens ,  et  tous  deux  en  Espagne ,  Junot  et  moi , 
et  mes  enfans  étaient  en  Bourgogne;  mais  il  y  avait 
chez  moi  M.  Cavagnari,  qui ,  en  apprenant  celte 
nouvelle,  calcule  le  temps  qui  lui  restait, voit 
qu'il  est   suffisant,   monte    en  voiture,    court 
jour  et  nuit,  en  payant  les  guides  le  double  et  le 
triple,  arrive  à  Dijon  où  mes  enfans  étaient  avec 
ma  belle-sœur,  madame  Maldan,  prend  mon  fils  et 
sabonne,  les  ramène  à  Paris  avec  une  telle  rapidité 
qu'ilsversent  en  route,  etcourent  risque  de  secas- 
ser  la  tête  ;  mais  il  fallait  arriver,  et  ils  surgirent 
heureusement  sains  et  saufs.  Une  fois  à  Paris,  on 
s'occupa  de  la  toilette  de  l'enfant.  M.  Cavagnari 
fut  aux  informations,  car  il  y  avait  bien  un  cos- 
tume d'indiqué  sur    la  lettre   de  convocation  ; 
mais  depuis,  on  avait  changé  deux  fois  d'avis, 
et  cela  fort  heureusement ,  car  les  pauvres  petits 
catéchumènes  auraient  eu  l'air  de  Mardi-Gras; 
et  puis  un  autre  point  important,  c'était  de  choi- 
sir une  mère  momentanée  pour  mon  Napoléon. 
La  saison  n'était  pas  favorable ,  tout  le  monde 
était  à  la  campagne;  on  n'était  pas  revenu  des 
eaux.  La  duchesse  de  Raguse  comportait  à  cette 


2Cfè  MÉMOIRES 

époque  tout  ce  que  je  pouvais  désirer  et  deman- 
der; elle  était  non  seulement  mon  amie  de  cœur, 
mais  celle  de  mon  choix ,  et  mon  cœur  et  mon 
esprit  étaient  également  fiers  d'elle;  mais  elle 
était  absente.  Madame  Lallemand  était  trop  ma- 
lade '  pour  soutenir  une  longue  cérémonie.  En- 
suite d'autres  femmes  de  mes  amies  qui  auraient 
accepté  avec  plaisir  cette  tutelle  temporaire  du 
plus  bel  enfant  qu'il  y  eût  certainement  alors  à 
Paris,  avaient  elles-mêmes  des  présentations  à 
faire.  Enfin ,  M.  Cavagnari  aurait  pu  pren- 
dre madame  Juste  de  Noailles,  qui  venait  d'être 
nommée  dame  du  palais  de  Marie-Louise ,  en 
même  temps  que  son  mari  avait  été  fait  cham- 
bellan de  l'empereur ,  et  qui ,  en  sa  qualité 
d'amie  d'enfance  ,  eût  été  une  vraie  mère  pour 
mon  fils  ;  mais  il  n'y  songea  pas,  non  plus  qu'à 
madame  la  duchesse  de  Montebello  ,  dont  les 
vertus  maternelles  eussent  été  bien  douces  à 
mon  pauvre  enfant,  alors  orphelin;  mais,  du 
reste,  il  fit  un  choix  dont  mon  fils  fut  très 
heureux,  car  elle  lui  donna  tous  les  soins  qu'il 
eût  reçus  de  moi.  Ce  fut  madame  la  duchesse 
de  Rovigo  ;  elle  était  bien  belle  alors,  et  ce  fut 

«  Et  puis  elle  n'était  pas  encore  présentée  à  celte  époque  ; 
elle  ne  le  fut  qu'en  1812. 


DE  LA  DDCHESSE  D  AERANTES.      299 

un  beau  tableau  que  de  la  voir  portant  un 
amour  comme  l'était  alors  mon  fils  Napoléon. 
Le  dernier  costume  finalement  adopté,  était 
une  chemise  de  batiste  brodée,  et  garnie  avec 
une  dentelle  de  point  d'Angleterre.  Mon  fils 
avait  une  profusion  de  beaux  et  blonds  cheveux, 
soyeux ,  bouclés  ,  qui  venaient  entourer  son  col 
bien  blanc  et  bien  rond ,  et  puis  ses  petits  bras 
si  potelés,  si  fermes,  avec  de  charmantes  petites 
mains ,  faisaient  vraiment  de  lui  une  ravissante 
créature.  Sa  beauté  frappa  l'empereur. 

—  Mon  Dieu!  quel  bel  enfant!  s'écria- 1- il!...  et 
depuis  quand  avez-vous  un  garçon ,  madame 
Savary  ?...  et  un  beau  garçon  comme  celui-là?..- 

Il  fut  dit  alors  qu'il  était  mon  fils. 

—  Parbleu  !  s'écria-t-il ,  ce  Junot  est  bien  heu- 
reux!... 

Et  pendant  toute  la  cérémonie,  il  ne  cessait  de 
regarder  l'enfant,  dont  vraiment  la  beauté  était 
merveilleuse  avec  sa  tunique  de  lin,  ses  blonds 
cheveux  et  son  rose  et  blanc  visage.  L'empereur, 
en  le  regardant,  parlait  quelquefois  bas  à  l'impé- 
ratrice et  le  lui  montrait  de  l'oeil  et  du  geste... 
Hélas!  il  lui  parlait  sûrement  de  celui  qu'elle  por- 
tait alors,  de  cet  espoir  de  la  France  et  du  monde 
dont  tous  ceux  dont  il  était  entouré  devaientétre 
un  jour  les  compagnons!...  comme  leurs  pères 


300  MÉMOIRES 

l'avaient  été  de  lui-même...  Oh!  comme  il  devait 
battre  dans  sa  poitrine  à  de  pareilles  pensées, 
son  noble  et  grand  cœur'...  Un  fils...  un  fils...  à 
lui!...  à  lui  que  j'ai  entendu  souvent  souhaiter 
être   père ,    l'être    seulement  quelques  années , 
quelques  mois  ,  et  puis  que  Dieu  ajoutât  à  la  vie 
de   son  enfant  tout  ce  qu'il  retrancherait  de  la 
sienne.  Je  suis   certaine  que   cette  journée  de 
la  cérémonie  des  baptêmes  fut  une  des  plus  re- 
marquables de  la  vie  de  l'empereur,  et  non  seu- 
lement de  sa  vie  intellectuelle ,  mais  de  sa  vie 
impériale   et  politique.  Que    de   rêves ,  que   de 
plans  ne  dut-il  pas  faire  en  voyant  autour  de  ce 
trône  sur  lequel  il  siégeait  à  côté  d'une  fille  des 
Césars ,   portant   dans   ses   flancs  un   enfant  de 
lui...  de  lui,  Napoléon,  vainqueur  du  monde, 
et  pouvant  rallier  à  lui   dans  ses  plans  d'avenir 
toute  une  belle   et  florissante  génération  ,  qui 
par  avance  semblait  venir  se  grouper  autour  de 
son  héritier...  Oui ,  oui,  je  le  connaissais  bien  , 
et  je  suis  certaine  que  les  émotions  qui  l'agitè- 


I  Encore  et   toujours   l'ode  admirable  de  Vicier  Hugo. 
Napoléon  II  !.. . 

Non ,  ce  qui  l'occupait  c'est  l'ombre  blanche  et  rose , 
D'un  bel  enfant  qui  dort  la  bouche  demi-close, 
Gracieux  comme  l'orient ,  etc. 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  3o1 

rent  dans  cette  journée  furent  à  la  fois  des  plus 
douces,  et  des  plus  immensément  glorieuses. 

La  cour  était  alors  à  Fontainebleau.  Aussitôt 
que  la  cérémonie  fut  terminée ,  M.  Cavagnari 
adressa  ses  remerciemens  à  madame  la  duchesse 
de  Rovigo ,  remit  Napoléon  et  sa  bonne  en  voi- 
ture, reprit  la  route  de  la  Bourgogne,  et  mon  fils 
se  revit  à  Dijon ,  chez  sa  tante ,  après  en  avoir 
été  absent  seulement  pendant  huit  jours. 

La  beauté  de  mon  fils  avait  tellement  frappé 
l'empereur,  que  lorsqu'il  me  revit  à  mon  retour 
d'Espagne,  dix  mois  après,  ce  fut  le  premier 
mot  qu'il  me  dit,  et  pourtant  alors  il  n'était 
nullement  d'humeur  gracieuse.  Comme  cha- 
cun sait,  les  affaires  du  Midi  étaient  bien  mau- 
vaises ,  et  celles  du  Nord  commençaient  à  se  gâ- 
ter. La  spoliation  du  duché  d'Oldembourg ,  car 
enfin  il  faut  nommer  chaque  chose  par  son  nom , 
avait  fait  froncer  le  sourcil  de  l'autocrate  du  Nord, 
et  ce  n'était  plus  avec  un  sourire  d'amitié  qu'il 
accueillait  le  nom  de  Napoléon.  Comment  l'em- 
pereur ne  fut-il  pas  averti  par  ces  premières 
lueurs  d'orage  !  Le  tonnerre  gronde  toujours 
sourdement  avant  d'éclater...  mais  il  croyait  que 
lui  seul  pouvait  le  lancer... 


a02  -  MEMOIRF.S 


GHi^PITRE  X. 


Musique.  —  Auti'es  passe-temps.  —  Pauvre  voyageur.  — 
M.  Jules  de  Canouville. —  Bal  manqué. —  Armée  perdue  ! 
—  Talraa. —  Gianni. — La  princesse.  — Noire  gaielc  redou- 
ble. —  Caractère  de  M.  Jules  de  Canouville. —  Brevet  de 
proscription.  —  Pourquoi.  —  Fourrure  de  zibeline.  — 
La  revue.—  Berthier.  —  Départ.  —  Tendres  adieux.  — 
Position  homérique.  —  Tête  et  jambe  perdues.  —  M.  de 
S L 


Nous  étions  en  carême.  Notre  carnaval  avait 
été  assez  triste,  comme  on  peut  l'imaginer,  et 
nos  récréations  n'avaient  même  pas  changé  de- 
puis que  l'austérité  de  l'époque  semblait  nous 
l'ordonner.  On  se  réunissait  chaque  soir  chez 
moi.  Le  général  Thiébault  et  toutes  les  autorités 
françaises,  ainsi  que  plusieurs  Espagnols  ,  ve- 
naient passer  leur  soirée  à  causer,  entendre  et 


DE    LA.    DUCHESSE    D  AERANTES .  3o3 

faire  de  la  musique ,  et  jouer  aux  échecs.  Le 
marquis  de  Valença ,  qui  possède  un  des  plus 
beau  talens  de  musique  que  je  connaisse  à  un 
amateur,  et  même  à  beaucoup  d'artistes ,  chan- 
tait et  jouait  du  piano  ;  puis  il  accompagnait  le 
général  Fournier,  qui  avait  une  voix  ravissante, 
quoiqu'il  chantât  sans  aucune  méthode  ;  mais  sa 
voix  était  si  harmonieusement  vibrante  ,  il  accen- 
tuait si  dramatiquement  ce  qu'il  chantait ,  qu'il 
causait  un  véritable  plaisir.  Le  général  Thié- 
bault\  musicien  consommé,  qui  a  donné  au  pu- 
blic un  ouvrage  remarquable  sur  la  musique  , 
nous  apportait  de  ses  romances...  on  les  chan- 
tait, nous  causions,  nous  discutions  sans  jamais 
disputer  (  ce  qui  avait  bien  quelque  mérite  avec 
e  général  Fournier)  ;  nous  lisions  les  journaux 
nouvellement  arrivés,  les  lettres  que  chacun  écri- 

'  Le  général  Thiébault  a  eu  la  bonté  de  parler,  dans  ses 
Souvenirs,  de  l'agrément  de  ma  maison  à  Salamanqiie.  Je 
pourrais  dire  que  lorsqu'une  maîtresse  de  maison  a  le  bon- 
heur de  voir  chez  elle  des  hommes  comme  lui ,  il  faudrait 
qu'elle  le  fît  exprès  pour  avoir  une  socie'té  déplaisante.  Mais 
je  dirai  aussi ,  et  je  l'ai  éprouvé  dans  tous  les  difFérens  lieux 
de  TEuropeque  j'ai  habités,  il  est  un  sûr  moyen  d'avoir  par- 
tout une  maison  agréable,  c'est  de  donner  une  extrême  li- 
berté, et  de  veiller  à  ce  que  jamais  il  n'y  ait  licence j  ce  qu'une 
femme  peut  aisément  faire  en  veillant  sur  sou  cercle  ;  il  est 


5o4  MKMOlRrS 

vait,  et  qui  se  pouvaient  communiquer  ;  on 
jouait  aux  échecs  ainsi  que  je  l'ai  dit ,  et  la  soirée 
se  passait  encore  avec  quelque  agrément 

Un  soir,  c'était  le  premier  jeudi  de  carême,  je 
finissais  une  partie  d'échecs  avec  le  général  Thié- 
bault,  et  comme  je  la  perdais,  j'y  mettais  une 
grande  attention  ,  dont  le  bruit  qui  se  faisait 
dans  le  reste  du  cercle  ne  pouvait  me  distraire , 
lorsque  tout-à-coup  j'entends  une  voix  dire  d'un 
ton  que  rien  ne  peut  exprimer  : 

—  Veut-on  ,  par  charité ,  donner  asile  à  un 
pauvre  voyageur  ? 

Cette  voix  venait  de  la  pièce  qui  précédait  mon 
salon  ,  et  dans  laquelle  se  trouvaient  mes  gens... 
Je  ne  fis  donc  qu'une  légère  attention  à  ce  qui 
avait  été  dit,  et  je  crus  que  c'était  un  de  ces 
messieurs  qui  voulait  s'amuser.  Il  y  avait  alors 

ensuite  une  condition  de  rigueur.,  c'est  de  l'indulgence  pour 
chacun.  Si  vous  n'en  apportez  pas  dans  la  cotisation  que 
vous  devez  fournir  dans  le  monde,  vous  y  êtes  déteste' et 
bientôt  abandonné.  Jamais  je  ne  fus  ainsi,  et  si  dans  mon 
salon  il  y  a  eu  quelque  inconvénient  de  tracasserie,  c'est  que 
je  l'ignorais  et  qu'il  s'y  exerçait  une  influence  étrangère. 
Quand  je  m'en  suis  aperçue  j'y  ai  mis  ordre...  ce  qui  est 
facile  à  une  femme,  parce  que  dans  sa  maison  elle  y  doit 
être  reine,  et  non  pas  reine  détrônée...  C'est  notre  seul 
royaume,  notre  intérieur.. 


DH    LA     DUCHESSK    d'aBRANTKS.  Oo5 

à  Salamanque  un  gros  capitaine  qui  faisait  le 
ventriloque,  ce  qci ,  par  parenthèse  ,  était  assez 
ennuyeux,  je  crus  que  c'était  lui;  mais  après 
quelques  minutes  de  silence ,  car  chacun  était 
fort  étonné  de  ce  qu'il  avait  entendu  ,  on  pro- 
nonça,  mais  d'une  voix  pkis  haute,  et  d'un  ton 
plus  suppliant  : 

—  Madame  la  duchesse...  ayez  pitié  d'un  mal- 
heureux qui  se  meurt  de  fatigue  et  de  faim. 

—  Mon   Dieu  !  m'écriai-je ,  je  connais  cette 


VOIX  : 


Et  laissant  là  l'échiquier ,  je  cours  à  la  porte ,  et 
je  trouve  là,  mais  à  genoux,  les  mains  jointes , 
avec  l'expression  la  plus  humblement  comique, 
Jules  de  Canouvilîe. 

— Eh!  mon  Dieu!  que  faites- vous  ici?  lui  dis-je 
en  lui  donnant  la  main  pour  le  faire  lever. 

—  Je  suis  un  suppliant. ..Voulez-vous  me  rece- 
voir, et  me  donner  à  manger? 

—  Mille  fois  oui...  mais  levez-vous  donc!... 

Il  se  leva ,  et  s'avança  dans  le  salon  ,  mais  avec 
la  plus  drôle  de  tournure  que  j'aie  jamais  vue  , 
quoique  je  puisse  dire  aussi  qu'il  était  bien  le 
plus  charmant  jeune  homme,  non  seulement  de 
son  époque,  mais  de  toutes  celles  qui  l'ont  sui- 
vie; il  venait,  nous  dit-il ,  de  Paris  à  franc  élrier^ 
et  il  était  crotté  depuis  les  pieds  jusqu'à  la  tête, 
XIII.  ao 


ÎO^  AIÉMOIRES 

c'est  bien  le  cas  de  le  dire  :  sa  belle  pelisse  était 
déchirée,  souillée,  ses  cheveux  tout  bizarrerqent 
arrangés,  et  puis  sa  physionomie  si  expressive, 
et  si  drôlement  pathétique  dans  le  même  mo- 
ment, qu'il  n'y  avait  pas  moyen  d'y  résister,  Mon 
ancienne  gaieté  eut  le  dessus,  et  je  me  mis  à 
rire.  Ce  fut  un  écho  général. 

—  Oui ,  oui ,  riez  bien ,  dit  M.  de  Canouville... 
si  comme  moi  vous  veniez  de  faire  trois  cents 
lieues  sur  un  mauvais  bidet  de  poste... 

—  Oh!  par  exemple,  pour  mauvais!  nous 
écriâmes-nous... 

—  Allons  donc  !  reprit-il ,  n'allez-vous  pas  me 
parler  de  vos  rossinantes,  de  vos  mazettes  espa- 
gnoles?... Mais.. .permettez...  est-ce  que  j'ose?.., 

Il  regardait  ses  boîtes  chargées  de  boue, 
ses  vétemens  crottés,  et  en  même  temps  le 
fauteuil  qui  était  le  plus  près  de  lui...  Mais  en 
voyant  qu'il  n'était  que  de  jonc  des  Indes, 
comme  beaucoup  de  meubles  en  Espagne  ,  il  fit 
un  mouvement  de  tète  qui  redoubla  notre  joie, 
et  se  laissa  tomber  dedans  comme  un  homme 
api  n'en  peqt  plus. 

-—Oui,  riez  bien  de  moi,  nous  dit-il.,,  npus 
verrons  si  vous  rirez  toujours  quand  je  vpys  v^r 
conterai tousmes malheurs. .. Figurez-vous,  poufr 
suivit-il  en  me  prenant  le^,  d§u?t  jp^inis,  et  6«» 


I)K    LA    DUCHESSE    d'aBRANTKS,  50') 

couaut  lentement  la  tète. ..  figurez- vous  que  moi... 
moi...  le  plus  infatigable  danseur,  et  je  puis  ajou- 
ter le  plus  agréable,  je  crois,  de  tous  leurs 
bals...  eh  bien!  ils  m'ont  fait  partir  Iç  jeudi- 
gras...  le  jeudi-gras!...  Il  y  avait  un  bal  déli- 
cieux chez  la  reine  Hortense. ..  Oh!...  et  le 
prince,  qui  n'a  pas  le  pouvoir  de  défendre  ses 
officiers!...  qui  ne  peut  pas  les  empêcher  de  par- 
tir pour  un  coupe-gorge  comme  cette  Espagne, 
quand  on  entend  l'air  de  la  Mazourka... 

Pour  le  coup  ,  il  n'y  avait  plus  moyen  d'y  te- 
nir... Berthier,  accusé  de  n'être  pas  sensible  à 
l'air  de  la  Mazourka,  pour  empêcher  un  de  ses 
aides-de-camp  de  partir  pour  affaire  de  service, 
nous  parut  si  bouffon  ,  que  ce  fut  un  rire ,  mais 
de  ces  rires  qui  font  tant  de  bien...  Quant  à  M.  de 
Canouville,  il  étaitsérieux,  et  paraissait  réfléchir 
comme  s'il  eût  cherché  la  solution  d'un  pro- 
blème. 

—  Ah  çà!  et  où  allez-vous?  lui  deraandai-jc 
enfin. 

— Eh  mais,  où  je  vais...  chez  le  maréchal  Mas- 
séna ,  prince  d'Essling,  duc  de  Rivoli,  appa- 
remment... Il  faut  bien  que  je  vienne  savoir  ce 
qu'il  est  devenu,  puisqu'on  n'en  sait  rien  à  Paris, 
et  qu'on  affiche  : 

—  Une  armée  perdue!... 


5o8  MRMOIRT-S 

—  Et  me  voilà  à  sa  quête...  pas  volontaire- 
ment, par  exemple...  Mon  Dieu  !  que  j'ai  faim!... 
je  vous  en  prie,  madame  la  duchesse,  faites- 
moi  donc  donner  à  manger!... 

—  Mais  voilà  une  heure  qu'on  vous  a  dit  que 
vous  étiez  servi... 

—  Ah!  c'est  différent...  je  n'avais  pas  entendu... 
je  croyais  que  vous  repou.ssiez  un  malheureux 
exilé!... 

■ —  Comment!  vous  êtes  exilé?  m'écriai -je... 

—  Oh  !  si  vous  saviez  comme  le  grand  homme 
me  persécute!...  Je  vais  vous  dire  tout  cela; 
mais  n'en  parlez  pas!... 

Il  croyait  peut-être  qu'il  parlait  bas,  mais  tout 
le  monde  entendai?.  Au  surplus,  comme  il  con- 
tait ses  affaires  à  tout  le  monde  aussi,  il  était 
égal  qu'il  fixât  le  diapason  de  sa  voix... Nous  assis- 
tâmes à  son  souper...  C'était  merveille  de  le  voir 
manger...  il  dévorait...  et  pendant  ce  temps  il 
parlait  toujours;  mais,  entre  une  aile  de  perdrix 
et  l'autre,  il  n'y  avait  pas  moyen  de  saisir  le  sens 
de  ses  paroles.  Avide  de  nouvelles  comme  je  Té- 
tais, et  devais  l'être  nécessairement ,  j'avais  beau 
placer  mes  questions  par  ordre,  je  n'en  obte-t 
nais  pas  davantage.  Il  me  parlait  de  Talma,  qui 
hii  montrait  à  déclamer  le  français  ;  de  Cianni, 


DE    LA    DOCHESSE    d'aBRANTÈS.  O09 

qui  lui  apprenait  à  improviser  en  italien ,  (îe 
l'empereur,  de  la  princefse...  oh!  la  princesse 
surtout,  c'était,  comme  le  disait  le  général  Foiir- 
nier,  son  grand  cheval  de  balaille. 

— Ah  çà  !  lui  dis-jeennn,  pourcpioi  èt^'s-vour. 
venu  ici?  car  ce  n'est  pas  nniqncmenl  pour  re- 
trouver le  prince  d'Esslin/^. 

Il  me  regarda,  pnis  clignant  de  l'œil,  il  n.e 
dit  avec  un  sérieux  impayable: 

—  En  parlant  de  celui-là,  je  vous  diiai  qu'on 
le  pendra  quand  il  sera  retrouvé...  Je  sais  cela 
de  lieu  sûr. 

Et  il  remuait  la  tète  du  haut  en  bas,  avec  une 
expression  d'imporlance. 

—  Bon;  mais  cela  ne  uje  dit  pas  pourquoi 
vous  êtes  ici. 

—  Ah!...  ah!... 

Et  il  mit  sa  tête  dans  ses  deux  mains,  en  sou- 
pirant encore  de  manière  à  éteindre  les  bou- 
gies. 

Lorsque  nous  fûmes  de  retour  dans  le  salon,  il 
nie  fit  une  histoire  dans  laquelle  il  jouait  un  peu 
le  rôle  de  Galaor.  Ce  n'est  pas  qu'il  ne  fut  assez 
joli  garçon  pour  cela,  car  je  n'ai  jamais  vu  ,  je  le 
répète,  une  plus  charmante  figure,  une  tourmne 
plus  distinguée,  et  puis  joignant  à  cela  beaucoup 
d'esprit,  beaucoup  de    bravoure,  une  extrême 


3lO  MÉMOIRES 

insolence  avec  ceux  qui  l'ennuyaient,  et  une 
politesse  recherchée  pour  ceux  qui  lui  plaisaient; 
tout  cela  faisait  de  Jules  de  Canouville  un  jeune 
homme  fort  agréable,  et  le  plus  amusant  du 
inonde.  J'avais  beaucoup  d'amitié  pour  lui, parce 
que  sa  malice  n'était  pas  méchante;  il  Jappait 
sans  mordre. 

Mais  s'il  ne  me  dit  pas  son  histoire  tout-à- 
fait  comme  elle  était,  je  la  sus  presque  en  même 
temps,  et  d'une  manière  tout  aussi  sûre. 

Quoique  l'empereur  fût  certes  bien  le  maître 
de  former  l'état-major  du  prince  de  Neufchâtel 
comme  bon  lui  semblait ,  puisque  cet  état-major 
était  presque  le  sien,  il  est  défait  que  parmi  tous 
les  jeunes  aides-de-camp  du  major-général,  il  en 
était  fort  peu  qui  eussent  le  bonheur  de  lui  plaire; 
et  plus  ils  étaient  jolis  garçons  ,  agréables  dans 
leurs  manières,  leur  tournure,  plus  il  les  avait 
dans  une  sorte  de  grippe.  MM.  Jules  deCanouville, 
Fritz  Pourtalès,  Alexandre  de  Girardin  ,  Achille 
de  Septeuil ,  Sopranzi ,  Ferreri ,  Lecouteulx- 
Canteleux  ,  Flahaut,  une  foule  d'autres  jeunes 
gens  élégans,  agréables  ,  qui  composaient  l'état- 
major  de  Berlhier,  étaient  un  peu  sous  l'anathème 
de  l'empereur,  et  en  avaient  reçu  un  brevet  de 
proscription  ;  toujours  est-il  que  cette  sorte  de 
prévention  ne  diminua  pas  en  faveur  de  Jules 


DE    LA    DUCHESSE    D  AERANTES.  011 

de  Canouville,  lorsque  l'empereur  le  vit  distin- 
gué par  l'une  de  ses  parentes. 

Alors  la  prévention  se  motiva ,  et  la  colère  du 
lion  n'était  pas  facile  à  braver  :  mais  M.  de  Ca- 
nouville était  amoureux  ,  et  amoureux  vérita- 
blement. Celle  qu'il  aimait  eût-elle  été  dans  la 
condition  la  plus  obscure,  eût  été  préférée,  et  le 
pauvre  jeune  homme  se  donna  à  elle  avec  abnég» 
lion  même  de  sa  vie.  Ce  n'était  pas  là  un  de  ces 
amours  de  princesse,  où  l'amant  dit  qu'il  aime 
parce  qu'on  le  lui  ordonne.  C'étaitde  l'amour,  et 
de  ramouî'  de  cœur,  celui-là...  La  princesse  le  lui 
rendait  à  samanière,cependantiln*y  avait  pas  pa- 
rtV.Ûnjouri'empereurdeRnssiè  envoya  à  l'empe- 
reur Napoléon  un  présent  de  fourrures,  de  ces 
martres  zibelines,  qu'on  ne  peut  pas  même  payer, 
car  les  Samoïèdes  qui  les  donnent  en  tribut  au 
czar,  ne  les  vendent  pas  même  pour  le  poids  d<? 
l'or.  Aussi  la  valeur  de  ces  fourrures  est-elle  exor- 
bitante, et  leurbeautéen  effet  très  remarquable. 
L'empereur  en  envoya  à  toutes  les  princesses  de 
la  famille  impériale  ;  et  comme  il  connaissait  le 
goût  de  l'amie  de  M.  de  Canouville  pour  tout 
ce  qui  tenait  à  la  toilette  ,  il  eut  soin  de  choisir 
la  pièce  de  fourrure  la  plus  belle  et  la  plus  four- 
nie. Dans  le  même  moment ,  M.  de  Canouville 
faisait  faire  un  uniforme  de  hussards.  La  prin- 


3l2  MÉMOIRES 

cesse  et  lui  trouvèrent  que  la  belle  fourrure  ferait 
admirablement  sur  la  pelisse,  et  tout  aussitôt  elle 
fut  coupée  par  bandes  et  appliquée  :  et  la  pe- 
lisse précisément  prèle  le  jour  d'une  res'ue  dans 
la  cour  des  Tuileries.   Ce   même  jour,  RI.  de  Ca- 
nouville  montait  un  cheval  anglais  d'une  grande 
beauté  et  équipé  je  ne  puis  pas  expliquer  com- 
ment; mais  ce  que  je  sais,  c'est  qu'il  ne  l'était 
pas  comme  l'ordonnance  le  voulait ,  et  surtout 
l'empereur,  car  l'ordoiuiance  n'aurait  rien  dit. 
Or  donc  le  cheval ,  les  étriers  ,  la  selle,  la  bride, 
l'aide-de-camp,  la  pelisse,  la  fourrure  surtout , 
enfin  lout  cela,  l'un  portant  l'autre,  se  trouva 
dans  la  cour  des  Tuileries  de  service  auprès  de 
son  prince.  Chacun  sait  que  lorsqu'on  est  amou- 
reux, on  est  d'une  difficile  humeur,   et  que  la 
contrainte  surtout  qui  vous  retient  loin    de  ce 
que  vous  aimez  est  un  supplice  dont  il  faut  se 
venger  sur  ce  qui  est  le  plus  près  devons...  M.  de 
Canouviile,  ne  pouvant  s'en  prendre  qu'à  son 
cheval ,  s'en  prit  si  bien  à  lui ,  que  le  cheval  qui 
ne   pouvait,   lui,   se   plaindre  et  demander  ce 
qu'on   lui  voulait   positivement,  ennuyé  d'être 
picolé .,   tracassé,  fut  se  mettre  dans  la  tète  qti'on 
lui  demandait  de  reculer.  En  conséquence,  et  en 
cheval  bien  appris,  il  se  mit  en  effet  k  reculer, 
mais  si  bien  que  son  maître  ne  put  lui  faire  com- 


DE    LA.    DUCHESSE    D  AERANTES.  JID 

prendre  que  ce  n'était  pas  cela  qu'il  lui  voulait. 
Le  cheval  s'en  alîa  toujours,  toujours  ,  et  si  bien 
toujours,  qu'il  arriva  dans  le  groupe  principal 
où  il  mit  un  affreux  désordre,  car  il  alla  donner 
du  derrière  dans  le  flanc  même  du  chevalde  l'em- 
pereur. Je  laisse  à  penser  quelle  fut  la  colère 
de  Napoléon. 

—  Quel  est  cet  officier  ?  s'écria-t-ii... 

Mais  sa  vue  perçante  avait  à  l'instant  reconnu 
le  jeune  aide-de-camp,  et  le  même  regard  d'aigle 
avait  aussitôt  envahi  toute  sa  personne  et  distin- 
gué la  fourrure,  l'équipement  du  cheval  et  tout 
ce  qu'il  y  avait  pour  provoquer  sa  colère...  Après 
la  revue  il  fit  appeler  Berlhier. 

—  Que  font  ici  tous  ces  étourneaux  que  vous 
avez  autour  de  vous?  lui  dit-il  avec  humeur. 
Pourquoi  ne  sont-ils  pas  à  Técole  de  la  guerre  ?... 
Que  signifie  cette  inaction  quand  le  canon  gronde 
quelque  part?  Voilà  comme  vous  êtes,  vous, 
Berthier. ..  Il  faut  tout  vous  dire,  et  vous  ne 
voyez  rien...  Ce  n'était  pas  à  moi  à  faire  partir 
ce  jeune  homme... 

Berthier  s'inclina  en  rongeant  ses  ongles...  Il 
était  dans  une  perplexité  tout  anxieuse,  car  la 
grande  dame  lui  avait  demandé  avec  instance 
déjà  deux  ou  trois  fois  de  ne  pas  faire  partir  M.  de 
Canouville  ,  ce  que  du  reste  celui-ci  ignorait  en- 


3  1 4  MÉMOIRES 

tièrement.  Berthier  se  savait  coupable,  et  trem- 
blait que  l'empereur  le  sût.  Heureusement  que 
l^apoîéon  ne  le  savait  pas... 

—  Que  M.  de  Canouville  soit  parti  ce  soir 
même  pour  l'Espagne.  H  y  a,  je  crois,  des  dé- 
pêches à  envoyer  au  prince  d'Essling  ;  que  ce 
soit  lui  qui  les  porte. 

Berthier  s'inclina  sans  oser  dire  un  mot  en 
faveur  de  son  aide-de-camp,  et  s'en  revint  chez 
lui  tout  heureux  d'en  être  quitte  pour  une  ou 
deux  paroles  un  peu  dures  :  et  tout  aussitôt  les 
ordres  furent  expédiés...  Hélas!  ce  même  soir 
où  il  fallut  quitter  Paris,  était  en  effet  le  jeudi- 
^ras  i8i  i.  M.  de  Canouville  pensa  devenir  fou 
de  désespoir  en  recevant  ses  ordres...  Il  courut 
chez  le  prince  et  voulut  lui  parler...  Il  ne  put 
entrer;  enfin  il  le  joignit  : 

—  Je  n'y  peux  rien,  je  n'y  peux  rien ,  s'écria- 
t-il  du  plus  loin  qu'il  le  vit...  C'est  l'empereur 
qui  le  veut...  c'est  l'empereur  qui  le  veut...  Aussi, 
que  diable  allez-vous  porter  de  ces  choses-là!... 
Allez-vous-en  ,  allez- vous-en  ,  et  partez  plutôt 
avant  minuit  qu'après. 

Le  pauvre  Jules  vit  bien  qu'il  n'avait  aucun 
secours  à  attendre  de  son  général.  Il  courut  chez 
la  princesse,  et  la  trouva  tout  en  larmes...  Duroc 
en  sortait  et  lui  avait  porté  deux  lignes  terribles 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  3i5 

de  l'empereur...  Ils  pleurèrent  tous  deux ,  et  se 
consolèrent  en  pensant  qu'en  faisant  diligence 
on  pouvait  être  de  retour  avant  1 5  jours...  Jules 
sauta  de  joie  : 

—  Une  carte  !...  un  livre  de  poste  !... 

Et  le  voilà  mesurant ,  comptant ,  additionnant, 
et  trouvant  au  fait  qu'en  arrivant  auprès  de  Mas- 
séna  et  le  suppliant  de  ne  pas  le  retenir  plus  de 
temps  qu'il  nen  fallait  pour  écrire  sa  réponse, 
il  pouvait  être  de  retour  en  i5  jours...  Quand  le 
bouillant  jeune  homme  eut  trouvé  celte  possibi- 
lité, le  chagrin  disparut  ;  il  riait,  baisait  les  belles 
pet'.tes  mains  de  la  princesse,  qui,  émue  elle- 
même  ,  se  sentait  doucement  heureuse  d'être 
aimée  ainsi. .. 

—  Mais  pour  revenir  il  faut  partir!  dit  elle 
enfin... 

Cette  raison  était  sans  réplique.  M.  de  Ca- 
nouville  lui-même,  tout  en  enrageant ,  n'y  trou- 
vait rien  à  dire,  et  il  partit.  On  prétend  (c'est-à- 
dire  lui)  qu'il  fut  au  bal  de  la  reine  Hortense 
et  que  l'empereur  n'en  sut  rien.  Cela,  je  ne  l'af- 
firmerai pas.  Je  le  rapporte  d'après  son  propre 
dite. 

M  de  Canouville  s'en  fut  avec  le  général  Thié- 
bault,  qui  exerçait  envers  lui  les  devoirs  de  f hos- 
pitalité; ils  s'en  allèrent  avec  le  général  Fournier 


5  I  6  MEMOIRES 

et  quelques  autres.  Dans  le  court  trajet  qu'ils 
avaient  à  faire  de  ma  maisoîi  à  celle  du  gouver- 
neur^ M.  de  Cynonville  les  arrêta  plus  de  vingt 
fois. 

—  Savez-vous  bien  que  ma  position  est  homé- 
rique,  leur  disait-il... 

Et  il  déclamait  des  vers  français,  latins,  ita- 
liens, tout  cela  mêléeiisemble...  Ce  n'est  pas  qu'il 
n'eût  de  l'instruction,  et  surtout  beaucoup  d'es- 
prit, mais  il  avait  aussi  une  tète  fort  exaltée... 

Arrivé  chez  le  gouverneur,  au  lieu  de  dormir, 
ce  dont  il  avait  pourtant  passablement  besoin  , 
il  se  mit  à  déclamer  et  â  montrer  au  pauvre  gé- 
néral ïhiébault ,  qui  tombait  de  sommeil ,  com- 
ment Talma  lui  enseignait  la  déclamation',  et 
puis  il  lui  fallut  entendre  le  récit  détaillé  de  sa 
disgrâce,  de  ses  amours,  et  des  perfections  de  la 
princesse...  Enfin,  à  trois  heures  du  matin,  lapo- 
Htesse  exquise  du  général  Thiébault  n'eut  plus 
la  force  de  faire  bonne  contenance;  il  donna 
le  bonsoir  ou  plutôt  le  bonjour  au  conteur,  et  le 
força  à  dormir. 

Le  lendemain,  à  huit  heures  du  matin,  il  était 
à  ma  porte  pour  prendre  une  lettre  pour  Junot , 

'  Je  ne  répondrais  pas  que  Lajonl  ne  lui  eût  également 
montré  quelque  rôle. 


DE    LA    DUCHFSSR    d'aBRANTÈS.  01  ^ 

tant  il  avait  liâte  de  partir  afin  de  revenir  plus 
vite  pour  retourner  à  Paris. 

Deux  jours  après  il  était  de  nouveau  dans  mon 
salon,  me  demandant  mes  commissions  pour 
Paris. 

—  Pourquoi  faire  .^^ 

—  Parce  que  j'y  retourne. 

—  Mais  vous  n'avez  pas  vu  le  prince  d'Essling  ? 

—  Ce  n'est  pas  ma  faute ,  on  ne  peut  pas 
le  trouver. 

—  Vous  ne  l'avez  pas  cherché? 

—  On  ne  peut  pas  passer. 

—  Mais  ce  ne  sont  pas  là  des  raisons  dont  se 
contentera  l'empereur.  Je  crois  que  vous  avez 
grand  tort  de  repartir. .. 

—  Oh!  ne  me  dites  pas  cela...  je  mourrais 
si  je  restais  ici  deux  jours  de  plus...  On  m'enter- 
rerait comme  ce  pauvre  Eugène  !  Deux  jolis  gar- 
çons comme  nous  en  trois  mois!...  Hum  !... 

Et  il  se  regardait  avec  complaisance  dans  un 
immense  miroir  de  Venise ,  à  bordure  en  fili- 
granes d'argent ,  que  je  trouvais  horrible  à  cette 
époque,  et  que  je  trouverais  charmant  à  avoir 
à  présent  dans  ma  chambre ,  tant  le  bien  au  mal 
des  modes  est  relatif. 

C'était  un  bien  agréable  jeune  homme  que 
Jules  de  Canouville  ,  spirituel  et  original  autant 


3l8  MEMOIRES 

qu'homme  de  France...  Je  le  regardais  en  ce  mo- 
ment, et  il  paraissait  tout  difiërent  de  ce  que  je 
l'avais  vu  la  veille  au  soir.  Sa  physionomie  ani- 
mée avait  une  expression  touchante  qui  trouvait 
une  sympathie,  parce  qu'on  voyait  qu'elle  était 
vraie...  Je  lui  donnai  le  conseil  de  retourner  sans 
perdre  une  heure  auprès  du  comte  d'Erlon,  et 
d'y  attendre    que  les   communications  fussent 
rouvertes.    C'était  déjà   beaucoup   qu'il  fût  re- 
venu à  Salamanque...   Mais  au  premier  mot  que 
je  prononçai  il  bondit  de  colère. 

—  Moi  retourner  dans  cette  Thébaïcîe,  atten- 
dre là  qu'il  plaise  à  ce  vieux  fou  de  donner  de 
ses  nouvelles  !  s'écria-t-il.,.  Non,  non...   Je  me 
ferais  plutôt  sauter  la  cervelle... 

Et  il  partit  en  effet  pour  Paris;   mais  ma  pré- 
diction se  réalisa...  Quelques  semaines  n'étaient 
pas  écoulées ,  que  M.  de  Canouville  était  revenu 
au  quartier-général  du  duc  distrie,  à  Valladolid. 
Cette  fois  il  n'était  pas  seul.  M.  Achille  de  S......I 

l'accompagnait,  ou  bien   il  accompagnait  M.  de 

S 1  :  c'est  comme   on  voudra...    Hélas! 

les  pauvres  jeunes  gens  pouvaient  dire  que  l'a- 
mour d'une  princesse  était  plus  amer  que  doux! 
Pour  avoir  été  remarqués  ,  pour  avoir  été  aimés 
d'elle,  l'un  y  perdit  sa  jambe ,  l'autre  y  perditsa 
léte. 


i)K    LA    DUCHESSE    D  ABRANTÈS.  019 

A  cette  époque,   M.   de  S i  était  déjà  fort 

attaché  à  madame  de  S 1,  et  cela  je  le  con- 
çois, car  elle  était  gracieuse  en  même  temps  que 
belle  et  jolie.  Celait  une  charmante  personne... 
et  puis  le   regard  et   le  sourire  si   fins...  Aussi 

M.  de  S 1  l'aimait-il,  et  faisait-il  bien.  Ce 

fut  au  beau  milieu  de  cet  amour,  quand  lui- 
même  était  un  de  nos  plus  agréables  jeunes  gens, 
que  la  princesse  Borghèse  le  distingua.  Elle  lui 
croyait  le  cœur  libre  :  il  ne  l'avait  plus...  Il  n'y 
a  rien  de  plus  désagréable  qu'un  homme  pour- 
suivi par  une  femme  quand  il  en  aime  une  autre. 
La  princesse  s'en  aperçut...  elle  n'avait  aucune 
patience,  et  l'humeur  la  prit.  Je  ne  puis  raconter 
beaucoup  de  détails  relatifs  à  cette  affaire,  mais 
le  résultat  fut  triste.  L'empereur,  impatienté  des 
rapports  continuels  qui  lui  arrivaient  par  les 
soins  d'un  homme  qui  passait  sa  vie  à  s'occuper 
(\e  l'intérieur  de  chacun  ,  ignorant  ce  qui  se 
passait  dans  le  sien  ,  et  qui  se  laissait  enlever 
et  mettre  à  la  Force,  donna  l'ordre  au  prince  de 
Neufchâtel  de  faire  prompte  justice;  et  pour  qu'il 
n'y  manquât  rien ,  la  belle  et  bonne  ncadame  de 

B fut  exilée  dans  sa  terre  d'A....  J'eus  à  cette 

occasion,  en  1812,  une  conversation  fort  cu- 
rieuse avec  la  princesse  Borghèse  ,  me  trouvant 
avec  elle  aux  eaux  d'Aix  en  Savoie. 


J20  SÏEMOrRE!? 


CnAPITRE   XI. 


Mai  eclial  Jourdan,  —  Soult.  —  Ses  succès  sur  les  bords  de  la 
Guadiiina.  —  Anecdote.  —  Oporto.  —  Ney  évacue.  —  La 
Galice.  —  Ordre  d'obëir.  —  Colère.  —  Lettre  du  maré- 
chal Soult  au  maréchal  Key.  —  J'obéis.  —  Bataille  de  Ta- 
laveyra.  —  Campagne  de  Wagram.  — Mangeurs  de  cœur. 
—  Le  colonel  Bory  de  Saint- Vincent. —  Coup  d'œil  sur  son 
ouvrage  intitulé  :  Résumé  géographique ,  etc.  —  Combats 
de  taureaux.  —  Tu  n iras  pas  plus  loin.  —  Réflexions  de 
Junot  sur  les  opérations  militaires.  —  Olivenza. —  Force 
de  caractère  du  maréchal  Soult. — Siège  de  Badajoz. — 
Journée  de  Gebora.  —  Général  Gérard.  —  INoms  des  bra- 
ves. —  Menatcho.  —  Extrait  d'une  lettre  île  lord  Wel- 
lington. —  Lettre  du  major  Hill. 


Tandis  que  ces  mille  intérêts  privés  agitaient 
les  salons  de  Paris,  nous  avions  en  Espagne  bien 
d'autres  affaires  à  débrouiller.  Ces  affaires  ont  eu 
assez  de  célébrité  pour  mériter  d'être  présentées 
sous  leur  vrai  jour. 


DE    LA    DUCHESSE    D^ABRANTÈS.  321 

C'était  le  maréchal  Jourdan  qui,  ainsi  que  je  l'ai 
dit,  était  major-général  du  roi  Joseph;  c'était  lui 
qui  commandait  à  l'affaire  de  Talaveyra.  Peu  de 
temps  après,  Soult  fut  nommé  major-général  et 
Jourdan  rappelé  ;  toutes  ces  menées  passaient 
comme  inaperçues  pour  ceux  qui  ne  savaient  ces 
changemens  que  par  le  Moniteur.  Mais  pour 
ceux  qui  habitaient  l'Espagne,  tous  les  rouages 
étaient  à  découvert,  et  c'est  une  curieuse  étude 
que  celle  de  l'histoire  de  ce  temps  pour  qui  peut 
lire  dans  les  pages  de  son  livre...  C'est  l'époque 
des  premières  colères  du  maréchal  Ney...  depuis, 
elles  ne  firent  que  s'accroître,  ainsi  que  le  mécon- 
tentement qu'il  donna  à  l'empereur.  Mais  son 
rare  mérite  rachetait  tant  de  défauts,  qu'il  n'en  fut 
pas  moins  brillamment ,  mais  justement  récom- 
pensé dans  sa  retraite  de  Russie  ;  car  ce  fut  son 
admirable  sang-froid  et  son  courage  qui  sauvè- 
rent l'armée. 

J'étais  depuis  quelques  jours  seulement  à  Sala- 
manque,  lorsque  nous  apprîmes  les  succès  du  ma- 
réchal Soult  sur  les  bords  de  la  Guadiana  *.  C'était 

'  C'est  la  belle  affaire  de  la  Gébora...  Je  re'pète  ici  ce  que 
j'ai  déjà  dit  souvent,  c'est  que  tout  ce  qui  a  rapport  à  la 
guerre  m'a  été'  communiqué  par  des  hommes  habiles  de 
l'armée  d'Espagne  :  je  n'ai  pas  le  ridicule  de  juger  de  pareils 
faits. 

XIII.  7. 


3i22  MÉMOIRES 

lin  grand  événement  dans  la  position  respectivede 
chacun.  Mais  pour  qu'il  soit  jugé  comme  il  doit 
l'être,  il  faut  reprendre  les  affiùies  à  une  époque 
plus  éloignée,  etantérieure  à  celle  où  le  malheu- 
reux Masséna  se  trouvait  enfermé  entre  les  for- 
midables lignes  de  Torrès-Ved ras,  qu'il  ne  pouvait 
franchir,  et  soixante  lieues  d'un  pays  dévasté, 
désert,  et  peuplé  seulement  de  milliers  d'assas- 
sins qui  ne  nous  apparaissaient  que  pour  donner 
la  mort.i. 

Il  avait  tenu  à  bien  peu  que  le  maréchal  Soult 
ne  prît  Wellington  et  son  armée,  non  seulement 
anglaise,  mais  espagnole  ;  les  dispositions  préci- 
pitées que  prit  le  maréchal  Jourdan  perdirent 
tout  en  sauvant  l'armée  anglaise.  Tout  en  parlant 
de  la  prévision,  de  la  sagesse  des  mouvzmens  de 
lord  Wellington ,  les  relations  anglaises  ne  par- 
lent jamais  du  piège  dans  lequel  il  était  complè- 
tement, lorsque,  s'avançant  sur  Madrid  dans  une 
entière  sécurité,  il  avait  ses  derrières  coupés  par 
le  maréchal  Soult  qui  arrivait  par  le  col  de  Banos. 
A  la  vérité,  Wellington  savait  bien,  disait-il, 
qu'il  y  avait  quelques  milliers  d'hommes  dans  le 
col  de  Banos ,  mais  que  ce  n'était  qu'un  parti  fran- 
çais... Il  est  constant,  et  les  Anglais  ne  le  peuvent 
mer,  que  si  la  précipitation  du  maréchal  Jourdan 
n'eût  pas  tout  perdu,  Soult  arrivait  en  ligne  et 


DE    LA.    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  J2?) 

prenait  les  Anglais  et  les  Espagnols  au  même 
piège  ,  car  ils  se  trouvaient  entre  lui  et  le  maré- 
chal duc  (le  Bellnne.  Le  combat  de  l'Arzobispo 
lut  le  seul  résultat  des  savantes  combinaisons  du 
niaréchal  duc  de  Dalmatie  ;  encore  l'avantage  en 
fi^t-il  annulé  par  les  mauvaises  dispositions  pri- 
sei^  antérieurement. 

A  cette  époque,  le  maréchal  Jonrdan  était  ma- 
jor-général de  l'armée  d'Espagne.  Le  duc  de  Dal- 
matie commandait  le  2*,  le  5e  et  le  6'  corps,  ayant 
sous  ses  ordres  les  maréchaux  Ney  et  Mortier. 

Et  à  propos  de  ce  commandement  il  me  faut 
conter  ici  une  anecdote  assez  plaisante. 

On  sait  que  le  maréchal  Ney  '  n'aimait  pas  en 
général  tous  ceux  qui  venaient  prendre  autorité 
sur  lui  ;  les  soldats  eux-mêmes  le  savaient ,  et  di- 
saient dans  leur  jargon  :  qu'il  n  était  pas  bon  cou- 
cheur, et  voulait  toujours  tirer  toute  la  couverture 
Cl  lui.  Mais  cette  sorte  d'éloignement  fut  plus 
sérieuse  pour  le  duc  de  Dalmatie  et  pour  le 
prince d'Essling...  celui-ci  ne  vint  qu'après  l'autre. 

Au  moment  de  la  fameuse  retraite  d'Oporto , 
lors  de  tous  les  bruits  qui  coururent  sur  la  royauté 
de  Portugal ,  le  maréchal  Ney  le  prit  sur  un  iqn 


>  Lui ,  ainsi  que  tous  les  autres,  car  Junot   ne  pouvait  pa.s 
supporter  uoa  plus  un  autre  chef  que  l'empereur. . . 


524  MÉMOIRES 

plus  haut  que  la  rumeur  publique,  et  accusa  le 
maréchal  Soult  avec  une  préventiou  qui  ne  pou- 
vait que  lui  avoir  été  inculquée...  Non  seulement 
il  écrivit  en  Allemagne,  où  l'empereur  était  alors, 
mais  il  envoya  son  chef  d'état-major,  le  général 
Jermini,  qui  disait  et  racontait  comme  quoi  : 
le  maréchal  Soult  était  rentré  en  Espagne  plus 
en  chef  de  partisans  qu'en  chef  de  corps...  et 
qu'après  avoir  pillé  le  pays  et  l'avoir  fait  ravager 
par  ses  troupes,  attirant  ainsi  l'ennemi  sur  ses 
traces ,  il  l'avait  évité  pour  se  porter  par  Orensé 
et  la  Pueùla  de  Sonobria^  dans  la  province  de 
Salamanque,  sans  l'avertir  de  ce  mouvement, 
lui,  commandant  le  5'  corps,  et  le  laissant 
ainsi  exposé  (le  3"  corps  était  très  faible  )  à  la 
Romana,  aux  Anglais  et  aux  Portugais  qui  pou- 
vaient tous  l'attaquer  à  l'improviste  et  l'écra- 
ser, disait-il... 

Dans  le  même  moment,  et  sans  s'être  concertés 
ensemble,  par  une  coïncidence  bizarre  en  raison 
de  ce  qui  suivit,  le  duc  de  Trévise,  dont  la  bonté 
^gale  cependant  le  talent  et  l'estime  qu'il  est  fait 
pour  inspirer,  alarmé  en  quelque  sorte  par  les 
bruits  qui  couraient  alors ,  fit  également  partir 
son  chef  d'état-major  pour  rendre  compte  à  l'em- 
pereur de  ce  qui  ce  passait.  Il  ne  lui  parlait  pas,  il 
s'en   fallait,  sur  le  ton  du  maréchal  Ney,  qui  ne 


DE    LA    DUCHESSE   d'aBRANTÊS.  3»5 

concluait  à  rien  moins  qu'à  une  très  grande  ri- 
gueur.Il  disait  seulement  tous  iesbruitsqui  circu- 
laient et  qui  racontaient  que  le  duc  de  Dalmatie 
s'étaitfait(:cMr£?7î?i^ràOporto';qn'alors  ses  soldats 
s'étaient  révoltés  et  l'avaient  quitté;  que  le  maré- 
chal Soull,  efj'rayé  de  l' abandon  de  son  armée,  avait 
couru  après  elle,  et  Cavait  rattrapée  comme  elle  j>as' 
sait  les  frontières  de  l' Entre- Douero  et  Minko  ; 
qnil  avait  supplié  ses  soldats  ,  et  qu'ils  étaient  re- 
tournés à  lui  \ 

«Je  ne  crois  pas  à  de  tels  bruits,  ajoutait  la 
correspondance  ;  mais  après  la  déro.ite  d'Oporto, 
les  causes  qui  ont  déterminé  cette  prétention  à 
la  couronne ,  il  me  paraît  positif  que  le  duc  de 
Dalmatie  a  perdu  la  confiance  de  ses  soldats.  Il 
ne  saurait  non  plus  être  employé  autre  part  en 
Espagne...  tandis  que  ses  services  seraient  si  uti- 
les ailleurs...  Quant  à  ses  troupes,  elles  ne  seraient 
pas  de  trop  poiu*  renforcer  le  corps  d'armée  que 
j'ai  l'honneur  de  commander  et  qui  est  très  fai- 
ble. »  etc.,  etc. 

Dans  ce  moment  le  maréchal  Ney,  après  avoir 

>  J'ai  ealcndu    le   gênerai   Loison  en    parler  comme  s'il 
V avait  vu,  ci  quanta  cela  ce  n'est  pas  vrai. 

a  La  dépêche  fut  en  eflet  remise  à  l'empereur  telle  que  je 
U  rapporte  ici. 


3a6  MÉMOIRES 

fait  partir  son  chef  d'état-major  pour  joindre  l'em- 
pereur  là  où  il  le  trouverait,  évacuait  àsontour  la 
Galice  pour  se  replier  sur  Benav en  le.  Je  tiens  de 
plusieurs  officiers  alors  attachés  à  son  état-majot^ 
qu'on  y  croyait  fermement  au  rappel  de  Soult  fet 
surtout  à  sa  disgrâce,  et  à  sa  disgrâce  éternelle... 
Lorsque  la  réponse  de  l'empereur  parvint  à  Ney... 
cette  réponse  ne  contenait  qu'une  phrase  assez 
courte,  mais  de  nature  à  fournir  de  longs  com- 
mentaires à  un  homme  tel  que  Ney...  C'était  l'or- 
dre d'obéir  au  maréchal  duc  de  Dalmatie...  Le 
maréchal  duc  de  Trévise  reçut  également  la  ré- 
ponse  de  l'empereur...  c'était  l'ordre  d'obéir  au. 
maréchal  duc  de  Dalmatie'  !... 

Soult  était  appelé  en  effet  au  commandement 
en  chef  des  trois  corps  d'armée. 

Ce  n'est  pas  Napoléon  qui  aurait  voulu  laisser 
croire  à  l'Europe  que  son  plus  habile  lieutenant 
pouvait  avoir  la  pensée  de  le  trahir!... 

Mais  ce  qui  est  hors  de  la  portée  de  toute  pos- 
sibilité, c'est  de  rendre  la  colère  du  maréchal 
Ney!...  Il  s'écria  que  l'eujpereur  était  devenu 
fou!...  qu'il  le  fallait  interdire'']..  Et  sans  écoutCi* 

'  Le  6",  le  5^  et  le  2'  corps...  Celte  conduite  de  l'empereur 
ne  peut  se  traduire  que  d'uue  seule  manière  :  c'est  son  intime 
conviction  du  talent  du  maréchal  Soult. 

•  Il  répéta  le  même  mot  un  jour  en  soupant  avec  le  duc  de 


DE    LA.    DUCHESSE    D  AERANTES.  Ù2'J 

aucune  représentation ,  il  laissa  là  son  corps  d'ar- 
mée et  partit  aussitôt  pour  Madrid  ,  afin  ,  disait- 
il ,  d'obtenir  justice  du  roi  Joseph....  Il  poursui- 
vait tranquillement  sa  route,  lorsqu'à  Valladolid 
il  reçut  une  lettre  du  maréchal  Soult,  qui,  faisant 
courir  après  Ney,  lui  écrivait  : 

a  Comment!  n)on  cousin,  vous  vous  en  allez!., 
vous  ne  savez  donc  pas  que  j'appelle  tout  votre 
corps  d'armée  sur  le  Tage  ...  et  qu'avant  huit 
jours  nous  nous  battrons  contre  les  Anglais  qui 
marchent  en  force  sur  Madrid.  » 

A  la  pensée  d'une  bataille  donnée  sans  lui, 
ISey  se  mit  à  rugir  comme  un  lion....  Madrid, 
le  roi  Joseph,  la  justice  qu'il  voulait  demander, 
tout  fut  oublié  *. 

—  J'obéis,  dit-il.... 

Et  deux  jours  après  il  était  à  la  tête  de  son 
corps. 

Voilà  du  sublime!...  Je  ne  connais  rien  de 
plus  beau  dans  les  Hommes  illustres  de  Plutar- 

Vnlmy  dans  une  petite  ville  de  la  Saxe...  au  retour  de  la 
campagne  de  Russie;  mais  avec  d'autres  cJiconslances  bien 
remarquables. 

'  Il  était  arrivé  à  Valladolid  à  midi...  il  avait  dîné  à  cinq 
beures>  et  à  sept  il  était  à  cheval,  n'ayant  pris  ni  sommeil  ni 
repos. 


SsS  MÉMOIRES 

que  !  C'est  le  plus  noble,  le  plus  admirable  cou- 
rage!.;. C'est  du  sublime  enfin. 

—  C'est  à  la  suite  de  ces  allées  et  de  ces  ve- 
nues qu'eut  lieu  la  bataille  de  Talaveyra,  où  les 
Anglais  perdirent  tant  de  monde,  tout  en  nous 

en  tuant puis  Arzobispa,  dont  j'ai  parlé  plus 

haut.  Ce  fut  à  la  suite  de  cette  dernière  affaire 
que  le  duc  de  Wellington  fut  en  pleine  retraite  sur 
le  Portugal ,  où  il  se  sauvait  comme  une  souris 
dans  son  trou  quand  nous  étions  par  trop  mé- 
chans....  Là,  le  maréchal  Ney  en  revint  à  ses  an- 
ciennes coutumes,  et  pour  avoir  refusé  de  passer 
le  gué  à  San-Toril  sous  Alcantara,  il  ne  prit  pas 
tous  les  fuyards  qui  devaient  lui  tomber  dans  les 
mains...  Après  ces  différentes  affaires  les  trois 
corps  reprirent  leurs  cantonnemens. 

Pendant  ce  temps,  l'empereur  était  en  Alle- 
magne, livrant,  comme  on  l'a  vu  dans  les  cha- 
pitres précédens,  toutes  les  batailles  de  la  cam- 
pagne de  Wagram.  Mais  son  œil  d'aigle  n'en 
parcourait  pas  moins  les  plaines  de  l'Estrama- 
dure  et  de  la  Castille.  Il  jugea  de  ce  qui  avait  été 
fait,  avec  son  génie,  et  non  d'après  ce  qu'on  vou- 
lait lui  faire  croire.  Il  discerna  de  grandes  fautes 
au  travers  du  voile  brillant  qu'on  avait  jeté  sur 
les  mêmes  fautes.  Ainsi  la  bataille  de  Talaveyra 


1)1!    LA    DUCHESSE    D*ABRANTÈS.  SsQ 

lui  parut  ce  quelle  était  en  réalité^  ainsi  que  le 
combat  d'Jlmonacid ,  où  le  général  Sébastiani  * 
fit  bien  mousser  une  grosse  bêtise  (à  ce  que  pré- 
tendent tous  les  officiers-généraux  que  j'en  ai  en- 
tendu parler,  du  moins;  car  moi  je  ne  me  mêle 
en  rien  de  pareilles  matières,  si  ce  n'est  pour 
rapporter  ce  que  disent  ceux  dont  la  renommée 
autorise  le  jugement). 

Alors  l'empereur  se  fâcha;  il  fronça  le  sour- 
cil ,  et  le  plissement  de  son  front  présagea  la 
tempête.  Il  annonça  publiquement  son  mécon- 
tentement... rappela  Jourdan,  et  nomma  le  duc 
de  Dalmatie  à  sa  place  comme  major-général  de 
l'armée  d'Espagne. 

Celui-ci  était  alors  au  milieu  de  l'Estrama- 
dure  '  dans  un  mécbant  village  nommé  Oropesa^ 
ou  las  Calçadas  de  Oropesa,  où  il  avait  établi  le 
centre  de  ses  cantonnemens.  Pendant  ce  temps, 
le  roi  Joseph  en  recevait  la  nouvelle  à  Madrid, 
et  il  se  passait  à  ce  propos  une  scène  curieuse. 

>  Ceci  est  écrit  depuis  long-temps  et  imprime' depuis  un 
mois...  En  lisant  hier  le  journal  ,  où  la  bonne  lettre  de 
Berthier  à  Sébastiani ,  pour  retenir  sur  ses  appointemens 
les  canons  qu'il  s'était  laissé  prendre,  a  été  insérée  ,  j'ai  vu 
qu'on  n'avait  pas  eu  si  tort  de  me  raconter  l'affaire  sous  un 
jour  aussi  burlesque. 

=  Las  Calçadas  de  Oropesa.  C'est  un  mauvais  village  pas 
bien  loin  dç  la  venta  d'Almaraz. 


S5o  MÉMOIRES 

Aprèsl'ArzobispOjle  maréchal  Ney  était  allé 
à  Madrid;  je  ne  sais  s'il  y  était  seulement  de  sa 
personne  ou  avec  ses  troupes,  mais  toujours  est- 
il  qu'il  y  était,  et  qu'il  dînait  même  chez  le  roi 
lorsque  S.  M.  reçut  de  l'empereur  la  nouvelle  de 
la  nomination  de  Soult  à  la  place  de  Jourdan. 
Les  nouvelles  de  cette  nature  étaient  destinées 
à  produire  un  singulier  effet  sur  le  maréchal 
Ney  :  quant  à  cette  fois,  ce  fut  si  fort,  qu'en 
sortant  de  table  il  partit  pour  Paris  sans  deman- 
der une  permission,  sans  donner  un  seul  acte  de 
soumission.  L'empereur  le  reçut  fort  mal.  Il 
avait  de  l'humeur  contre  lui  doublement,  parce 
que  le  général  Marchand,  à  qui  il  avait  laissé  la 
garde  de  son  corps  d'armée,  venait  de  se  faire 
battre  à  Tamamès.  L'empereur  ordonna  au  ma- 
réchal Ney  de  repartir  sous  vingl-qualre  heures^ 
et  ne  voulut  entendre  à  aucune  représentation. 

Ce  fut  après  cette  affaire  de  Tamamès,  que  le 
duc  de  Valmy  rendit  encore  témoignage  de  son 
talent,  à  la  fois  militaire  et  politique.  Le  duc 
del  Parque,  après  cette  expédition  contre  le 
corps  deNéy,  se  promenait  autour  de  Valladolid 
et  de  Salamanque  ;  le  duc  de  Valmy  rassembla 
toutes  les  troupes  dont  il  put  disposer  dans  son 
gouvernement ,  et  fut  à  la  poursuite  ou  bien  à 
la  rencontre ,  si  l'on  veut ,  du  duc  del  Parque , 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRA-NTÈS.  53 1 

le  joignit  à  Alba-de-Tormès ,  le  battit  complète- 
ment, et  détruisit  même  son  corps  d'armée.  Il 
n'avait  pas  hésité  un  moment,  parce  que  après 
la  défaite  du  général  Marchand,  il  était  de  la 
plus  haute  importance  pour  nous  detre  vain- 
queurs d'un  corps  victorieux. 

Le  maréchal  Ney  revint  donc  en  Espagne, 
quoiqu'il  eût  dit  en  quittant  Madrid  à  l'un  des 
officiers  de  son  état-major  : 

— Je  quitte  cet  odieux  pays  pour  n'y  plus  reve- 
nir; il  faudra  bien  que  l'empereur  me  donne  une 
autre  destination...  ou  bien...  Mais  je  ne  reviens 
pas  ici....  c'est  la  cour  du  roi  Pétaud. 

Cependant  il  se  cahiia  et  obéit  encore.  Il  fit 
bien;  car  la  barre  de  fer  dont  l'empereur  se 
servait  pour  sceptre  de  discipline  était  pour  le 
moins  aussi  bien  trempée  que  celle  que  Ney  pou- 
vait lui  opposer...  Ce  fut  après  cette  (iernière  scène 
qu'il  eut  le  commandement  du  sixièmecorps, 
et  qu'il  passa  sous  Masséna. 

J'ai  dit  comment  le  maréchal  Soult  avait  eu  le 
grade  de  major-général  de  l'armée  ;  voici  main- 
tenant quelles  en  furent  les  conséquences. 

Il  y  eut  à  l'heure  même  plus  d'activité  dans 
les  dispositions.  On  fit  des  plans  pour  aller  dan- 
ser l'hiver  suivant  à  Lisbonne  et  à  Cadix.  Les 
dangers  étaient  les  mêmes;   mais  comme  il  y 


332  MÉMOIRES 

avait  plus  de  confiance  dans  la  réussite,  ils  de- 
venaient moins  redoutables.  La  bataille  d'Ocana, 
gagnée  par  le  maréchal  Mortier,  commença  la  sé- 
rie de  conquêtes  qui  ne  cessèrent  de  suivre  nos 
armes.  Nous  occupâmes  toute  l'Andalousie  vers 
la  fin  de  l'automne.  Le  général  Dessoles  était  à 
Cordoue  avec  une  superbe  division.  Le  général 
Sébastiani  occupait  Grenade,  faisant  l'Abencer- 
rage  à  tout  son  bien-aise,  à  condition  qu'il  fe- 
rait aussi  le  général  et  observerait  Murcie.  Pen- 
dant ce  temps-là  le  duc  de  Bellune  faisait  le  siège 
de  Cadix,  étant  de  sa  personne  au  port  Sainte- 
Marie,  et  contenant  Tariffa  et  Gibraltar;  tandis 
que  le  maréchal  Morlier,  après  sa  victoire  d'O- 
cana, s'élail  sur  le-champ  avancé  en  Estrama- 
dure  et  menaçait  Badajoz.  D'une  autre  part,  des 
colonnes  mobiles  parcouraient  fréquemment  les 
campagnes  intérieures.  Le  commandement  en 
était  donné  à  de  jeunes  officiers  qui  se  riaient 
des  dangers  comme  des  alcades,  dont  ils  pre- 
naient les  maîtresses  et  les  femmes  quand  elles 
étaient  jolies,  se  battaient  avec  les  guérillas  el  les 
battaient j  puis  s'en  retournaient  à  Séville,  pour 
danser  chez  le  maréchal  qui  tenait  là  cour  plé- 
nière,  et  faire  l'amour  sous  la  jalousie  comme  de 
vrais  courtisans  du  temps  de  dona  Padilla. 
Le  maréchal  avait  fort  peu  pensé  néanmoins 


DE    LA.    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  335 

à  ce  que  les  officiers  de  son  état-major  fussent  ou 
non  des  mangeurs  de  cœMrs...  Ce  qu'il  avait  exigé 
en  les  choisissant  étaient  d'autres  qualités  plus 
positives.  Ainsi,  par  exemple,  lorsque  le  maré- 
chal Ney  quitta  aussi  brusquement  Madrid,  il  re- 
cueillit promptement  plusieurs  officiers  de  mé- 
rite que  le  départ  du  maréchal  laissait  dans 
un  isolement  momentané.  De  ce  nombre  était 
un  homme  que  je  suis  heureuse  et  fière  de 
nommer  mon  ami  :  c'est  le  colonel  Bory  de 
Saint-Vincent,  qui,  alors  âgé  seulement  de  vingt- 
cinq  ans,  était  capitaine  d'état  -  major  ,  avait 
fait  le  tour  du  monde,  était  correspondant  de 
toutes  les  sociétés  savantes  de  l'Europe,  et  don- 
nait assez  de  jalousie,  par  son  savoir,  pour  exci- 
ter les  intrigues  de  ceux  qui  devaient  le  redouter. 
Le  genre  des  connaissances  du  capitaine  Bory 
de  Saint-Vincent  était  précisément  celui  que  de- 
vait rechercher  le  maréchal  dans  un  pays  dont 
tant  de  gens  ont  parlé,  et  sur  lequel  si  peu  ont 
dit  la  vérité.  M.  Bory  s'occupait  déjà  de  remplir 
les  profils  si  admirablement  tracés  de  Tofino,  et 
adresser  une  carte  de  toute  la  Péninsule  qu'il  avait 
déjà  parcourue  en  tous  sens.  Le  duc  de  Dalmatie 
reconnut  qu'il  était  fait  de  toutes  manières  pour 
commander  les  colonnes  mobiles  qu'il  envoyait 
dans  le  pays, et  ce  fut  lui  qui  futen  grande  partie 


334  MÉMOIRF.S 

chargé  de  ce  travail  à  la  fois  périlleux,  parce  qu'à 
chaque  pas  il  fallait  payer  de  sa  personne,  et  im- 
portant parce  qu'il  fallait  de  plus  rendre  compte 
de  l'état  politique  et  administratif  du  pays.  Le 
capitaine  Bory  a  fait  sur  l'Espagne  un  ouvrage 
que  je  regarde  comme  une  des  plus  excellentes 
choses  qui  aient  été  faites  sur  la  Péninsule,  sans 
parler  de  cet  ouvrage  sous  le  rapport  scientifi- 
que ' ,  ce  qui  est  pourtant  d'une  première  impor- 
tance, je  puis  affirmer  que  cet  itinéraire  est  le 
plus  sûr,  le  plus  détaillé,  le  plus  pittoresque- 
ment  fait  que  nous  possédions...  On  voit  que 
Fauteur  dessine  ,  lève  des  plans,  fixe  le  cours  des 
rivières,  trace  le  versant  des  montagnes,  et  tout 
cela  se  juge  dans  la  voiture,  en  lisant  même  le 
petit  format  de  l'ouvrage  et  sans  voir  l'atlas, 
parce  que  c'est  si  bien  écrit  qu'on  est  obligé  de 
voir  se  classer  devant  soi,  villes,  rivières  et  mon- 
tagnes. Il  ne  s'est  pas  borné  à  l'histoire  physique 

»  M.  Bory  de  Sainl-Vincent  a  élé  loin  dans  la  science,  en 
faisant  cet  ouvrage  intitulé  :  R.-sumé  géographique  de  la  Pé' 
ninsule  ibérique.  Ceux  qui,  comme  moi,  ont  elé  en  Espagne 
et  en  Portugal ,  peuvent,  surtout  s'ils  s'occupent  d'histoire 
naturelle,  apprécier  cette  œuvre  de  talent  à  toute  sa  haute 
valeur.  Je  ne  lui  connais,  moi,  qu'un  défaut,  c'est  de  dire 
trop  de  bien  de  plusieurs  auteurs  qui  ont  écrit  avant  lui  sur 
l'Espagne,  et  sur  lesquels  il  pourrait  tomber  de  tout  le  poidf 
de  sa  science  et  de  la  force  de  son  esprit  fin  et  railleur. 


DE  L\  DUCHESSE  d' AERANTES.      335 

de  la  Péninsule ,  il  a  fait  aussi  son  histoire  morale^ 
et  il  est  merveilleux  de  trouver  dans  ce  volume 
iHie  peinture  parfaite  des  mœurs,  du  gouverne- 
ment, de  l'administration ,  de  la  religion;  et  puis 
cette  peinture  d'abord  sérieuse  s'anime  en  par- 
lant des  combats  de  taureaux,  que  du  reste  l'au- 
teur peut  bien  décrire  puisqu'il  a  lui-même  com- 
battu avec  le  costume  de  majo ,  et  qu'il  est  des- 
cendu dans  l'arène  por  torrear  \  et  cela  de  franc 
JeUy  ce  qui  est  une  résolution  remarquable  comme 
le  savent  ceux  qui  ont  vu  les  combats  véritables 
livrés  dans  un  des  cirques  de  l'Espagne.  11  peint 
admirablement  ces  scènes  si  colorées  par  elles- 
mêmes,  et  leur  donne  cependant  une  nouvelle 
chaleur...  et  puis,  changeant  de  ton,  il  trempe 
ses  pinceaux  dans  des  couleurs  plus  sombres  et 
plus  énergiques  encore  en  parlant  de  l'inquisi- 
tion et  des  auto-da-fé'...  et  tout  cela  après  avoir 

'  Il  faut  avoir  vu  uu  combat  de  taureaux  dans  les  règles, 
non  pas  un  toro  simplement  tourmente,  mais  un  combat  ve'- 
ritabie,  pour  connaître  le  péril  positif,  et  de  tous  les  in- 
stans,  que  court  l'homme  qui  combat  le  taureau.  Je  conçois 
mieux  qu'une  autre  aussi  pouiquoi  le  colonel  tient  si  fort  à 
mépris  les  coups  de  corne  impuissans  de  quelques  animaux 
métis  qui  se  croient  redoutables  parce  qu'ils  courent  sur 
TOUS.  ,. 

"  Voir  la  description  d'utt  auto-da-fé,  à  la  page  aSg  de 
l'ouvrage. 


556  3ÎÉMOIRES 

tracé  un  tableau  rapidement  composé,  des  Abo- 
rigènes, des  Phéniciens  et  des  Carthaginois,  des 
Romains  et  des  peuples  du  Nord,  et  enfin  de  la 
domination  musulmane  dans  la  Péninsule...  Oui, 
c'est  un  excellent  livre  que  celui  de  M.  Bory  de 
Saint-Yincent.  Je. le  dis  sans  prévention  d'amitié: 
je  le  dis  parce  que  c'est  vrai. 

C'est  ainsi  que  je  l'ai  décrit  plus  haut  que  Soult 
passa  presque  au-delà  d'une  année  en  Andalou- 
sie. Pendant  ce  temps  Masséna  prenait  des  villes, 
s'avançait  en  Portugal ,  et  chassait  lord  Welling- 
ton devant  lui.  Cela  avait  bien  un  peu  l'air  d'un 
piège,  mais  néanmoins  il  avait  pourtant  la  cou- 
leur d'un  homme  qui  en  poursuit  un  autre.  Si 
l'on  considère  qu'alors  Cadix  était  bloqué ,  que 
le  maréchal  Sachet  prenait  des  villes  avec  tant 
de  facilité  qu'on  finissait  par  ne  plus  y  songer  ; 
qu'il  gagnait  une  bataille  rangée  par  semaine... 
que  le  maréchal  Bessières  était  à  Valladolid  avec 
un  corps  d'armée  respectable  ;  si  l'on  considère 
toutes  ces  choses,  dis-je,  on  ne  peut  comprendre 
comment,  dans  ce  même  temps,  nous  n'étions 
maîtres  que  de  l'espace  que  nous  occupions,  et 
comment  il  se  pouvait  que  des  courriers  ne  pus- 
sent porter  des  nouvelles  d'une  distance  à  une 
autre  à  peine  de  quelques  milles  sans  être  égor- 
gés ou  tout  au  moins  arrêtés. 


DE   LA   DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  35'J 

C'est  un  texte  bien  susceptible  de  vastes  et  de 
profondes  remarques  que  celui  que  je  viens  de 
tracer  en  peu  de  lignes ,  et  dans  ce  moment  sur- 
tout où  l'Espagne  est  minée  de  toutes  parts,  et 
où  la  mèche  s'allume  à  un  feu  qui  n'est  peut-être 
que  celui  des  auto-da-fé  que  l'inquisition  avait 
seulement  couvert. . . 

Masséna  s'était  donc,  comme  je  l'ai  dit,  bien 
avancé  en  Portugal ,  et ,  arrivé  devant  les  lignes 
de  Torres-Vedras,  il  s'était  arrêté,  parce  que  celui 
qui  paraissait  l'avoir  défié  à  la  course  s'était  su- 
bitement retourné,  et  avec  un  rire  moqueur  lui 
avait  dit  :  «  Tu  n'iras  pas  plus  loin.  » 

Et  pour  compléter  la  raillerie,  savez-vous 
bien  devant  quelle  sorte  de  redoute  il  semblait 
ainsi  se  rire  de  nous  ?. . . 

Devant  le  col  d'un  isthme ,  à  l'extrémité  du- 
quel est  situé  Lisbonne  '.  Son  diamètre  ,  de- 
puis le  Jézandra  jusqu'à  la  mer  %  est  de  six  à  sept 
lieues  de  France...  C'était  le  long  de  cette  ligne 
que  les  Anglais  avaient  établi  cent  huit  redou- 
tes, lesquelles  étaient  garnies  de  quatre  cents 
pièces  de  canon  du  calibre  le  plus  fort.  Ensuite , 
pour  donner  une  contre-protection  à  ces  mêmes 

'  Torres-Vedxas  est  à  sept  lieues  de  Portugal  de   Lis- 
bonne, 
a  A  Alhandra  sur  le  Ta  ge, 

XIII.  22 


338  MEMOIRES 

redoutes  chargées  de  foudroyer  l'ennemi,  on 
avait  pratiqué  au-devant  et  autour  d'elles  des 
moyens  d'inondation ,  des  escarpemens  sur  le 
flanc  des  montagnes ,  réunissant  ainsi  les  deux 
forces  de  la  nature  et  de  l'art. 

J'ai  entendu,  après  cela^  dire  néanmoins  à 
Junot ,  et  cela  plusieurs  fois ,  que  la  position  de 
Torres-VedraSy  qui  paraissait  inexpugnable, pou- 
vait être  forcée  quand  on  connaissait  le  pays  ,  et 
que  lui  se  ferait  fort  de  passer  entre  Maffra  et 
la  mer  si  on  avait  voulu  lui  donner  de  bonnes 
troupes.  Mais  le  vétéran  d'Italie  était  fini',  ajou- 
tait-il ,  il  n'y  avait  plus  de  résolution  dans  cet 
homme-là. 

En  puis ,  à  la  vérité  ,  il  ajoutait  : 

—  Mais  qu'aurions-nous  été  faire  par-delà  les 
hgnes  de  Torres-Vedras?...  il  n'y  avait  que  des 
ennemis...  La  position  n'était  plus  la  même 
qu'en  1808...  Si  le  maréchal  Soult  avait  pu  venir 
nous  donner  la  main,  à  la  bonne  heure. 

Cela  avait  été  d'abord  l'intention  de  l'empe- 
reur ,  et  au  même  moment  où  Masséna  entrait  et 
s'avançait  en  Portugal ,  le  duc  de  Dalmatie  rece- 
vait une  dépêche  impériale  dans  laquelle  étaient 
ces  propres  termes  : 

'  J'ai  entendu  dire  au  maréchal  Ney,  lors  de  son  retour, 
la  même  chose  sur  Masséna, 


DE   L^i   DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  SSg 

«  Je  vous  engage  à  favoriser  le  prince  d'Ess- 
ling...  Soyez  le  même  qu'à  Austerlitz...  et  son- 
gez qu'en  le  secondant,  c'est  ce  même  Masséna, 
c'est  votre  ancien  compagnon  de  gloire  au  siège 
de  Gênes  dont  vous  faciliterez  l'entrée  à  Lis- 
bonne. » 

Napoléon  connaissait  les  hommes,  et  savait  sur- 
tout les  manier.  Huit  jours  après  avoir  reçu  cette 
lettre,  Soult  avait  réuni  tout  ce  qu'il  pouvait 
rassembler  d'hommes,  et  il  quittait  Sevilla  la 
Hermosaen  y  laissant  le  général  d'Aricaud  pour  la 
garder  avec  deux  bataillons  d'infanterie,  et,  chose 
étrange,  une  garde  nationale!...   parce  que  la 
garde  nationale,  qui  partout,  par  sa  nature  de 
possédante ,  craint  le  meurtre  et  le  pillage,  parta- 
geait de  grand  cœur  avec  les  Français  les  soins 
qui  tendaient  à  l'en  préserver.  Puis  Soult  s'enj^it 
avec  huit  à  neuf  mille  hommes  droit  sur  Ba(îhjoz 
pour  le  cerner ,  le  prendre ,  et  courir  délivrer 
Masséna,  qui  alors ,  comme  je  l'ai  dit ,  était  bien 
empêché  devant  les  terribles  lignes  de  Torres- 
Vedras...  Il  s'agissait  donc  pour  Soult  d'opérer 
d'abord  une  puissante  diversion...  La  Romana 
venait  de  mourir  subitement;  c'était  sans  con- 
tredit l'homme  le  plus  habile  qu'eût  l'Espagne 
à  cette  époque,  et  pour  sa  cause.  Mais  enfin  Bal- 
lesteros  et  Mendizabal,qui  le  remplacèrent  en  Es- 


540  MÉMOIRES 

tramadoure,  étaient  tout  aussi  inquiétans,  parce 
que  c'était  l'esprit  qu'ils  dirigeaient  qui  faisait  le- 
,ver  des  bataillons.  Ballesteros  s'en  alla  dans  les 
plaines  de  la  Guadiana,  et,  je  pense,  du  côté  de 
Salvatierra ,  et  Mendizabal  laissa  une  forte  gar- 
nison à  Olivenza,  en  se  portant  de  l'autre  côté 
du  fleuve.  Olivenza  était  un  point  très  impor- 
tant pour  les  opérations  militaires  en  Portugal  : 
cernée  le  ii  janvier,  elle  se  rendit  le  22.  On  y 
trouva  un  matériel  considérable,  et  la  garnison 
était  forte  de  quatre  mille  douze  hommes,  com- 
posée des  régimens  de  Truxillo ,  Mo?iforte ,  iVfl- 
varres,  chasseurs  de  Barbastro, volontaires  de  Mé- 
rida,  et  détachemens  d'artillerie  et  de  sapeurs; 
moitié  de  ces  troupes  faisait  partie  de  l'armée 
de  Ballesteros,  et  la  garnison  était  commandée 
p^  le  général  don  Manuel  H erch,  qui  était  aussi 
gôifverneur  de  la  place.  Aussitôt  après  la  reddi- 
tion d'Olivenza,  Soult  marcha  sur  Badajoz,  et 
le  siège  en  fut  poussé  avec  vigueur.  Le  maréchal 
avait  avec  lui  le  général  Gazan  comme  chef  d'état- 
major;  le  général  Lery,  beau-frère  du  brave  gé- 
néral Kellermann,  commandait  le  génie,  et  le 
général  Bourgeat,  brave,  digne  et  vieux  mili- 
taire d'artillerie. ..  Le  premier  régiment  d'infan- 
terie ,  qui  commença  les  travaux  de  la  tranchée 
vis-à-vis  Olivenza  (il  est  bon  de  rappeler  tous 


DE   LA   DUCHESSE   d'aBRANTÈS.  SZjl 

les  genres  de  souvenirs  )  était  commandé  par  le 
colonel  Chassé ,  devenu  depuis  si  fameux  en  fai- 
sant tirer  à  son  tour  sur  les  Français  au  siège 
d'Anvers. 

Lorsque  la  garnison  d'Olivenza  défila  sur  les 
glacis  et  déposa  ses  armes  devant  le  maréchal , 
elle  fut  terrassée  par  la  conviction  qu'elle  acquit 
à  l'heure  même  qu'elle  était  d'égale  force  avec 
l'armée  qui  l'avait  attaquée...  Plusieurs  officiers, 
poussés  par  un  mouvement  de  désespoir  qui  ne 
peut  être  blâmé^  mais  qu'on  ne  pouvait  souffrir, 
laissèrent  échapper  quelques  paroles  qui  révé- 
laient tout  ce  qu'ils  souffraient,  et  firent  un  mou- 
vement qui  annonçait  l'intention  de  se  défendre 
quoique  vaincus...  Le  maréchal  s'avança  vers 
leur  général. 

—  Si  l'un  de  vos  soldats ,  lui  dit-il ,  fait  un 
mouvement...  s'il  fait  entendre  une  nouvelle  im- 
précation... je  vous  fais  tous  fusiller  dans  i'in-^ 
stant. 

Et  il  l'aurait  fait. 

Le  reste  de  la  remise  des  armes  se  fit  sans 
murmures  au  moins  apparens... 

Des  hôpitaux  furent  établis...  Le  maréchal 
Soult  laissa  ses  malades,  son  administration,  tout 
ce  qui  pouvait  le  gêner  dans  sa  marche,  et  con- 
liiuia  sa  route  sur  Badajoz,  qui  n'est  qu'à  sept 


54  a  MEMOIRES 

lieues  cl'01ivenza,poiir  dégager  Masséna  en  allant 
à  lui  par  l'Estramadoure  et  l'Alentejo...  On  n'a- 
vait aucune  nouvelle  de  Masséna. 

Maintenant  nous  sommes  arrivés  au  moment 
que  j'ai  dû  quitter  au  commencement  du  cha- 
pitre pour  parler  des  évènemens  antérieurs  si  im- 
portans  à  connaître  pour  expliquer  une  grande 
partie  de  ce  qui  va  suivre.  Les  affaires  de  l'Europe 
se  jouaient  alors  sur  le  terrain  de  l'Espagne  et  du 
Portugal,  et  le  malheur  de  Napoléon  a  voulu 
qu'il  ne  l'ait  pas  bien  compris  peut-être. 

Tortose  venait  de  tomber  aux  mains  victorieu- 
ses du  général  Suchet;  la  garnison  était  nom- 
breuse, on  la  dirigea  sur  France;  le  matériel  fut 
abandonné,  et  il  était  considérable...  Quelques 
jours  après  nous  apprîmes  la  prise  d'Olivenza  j 
comme  je  viens  de  le  dire,  par  le  maréchal  Soult, 
et  peu  de  temps  s'écoula  sans  que  cette  prise  im- 
portante pour  les  opérations  militaires  en  Por- 
tugal fût  suivie  d'une  victoire  remportée  par 
les  Français  sur  les  bords  de  la  Gébora,  petite 
rivière  affluente  de  la  Guadiana  prèsdeBadajoz'. 
Nous  avions  tous  des  amis,  des  intérêts  dans 
l'armée,  et  ce  qui  arrivait  d'heureux  au  maréchal 
Soult   était   heureux  pour    nous.  Nous  étions 

>  Badajoz  n'était  pas  uae  ville  de  premier  ordre ,  et  pour- 
tant comme  elle  pouvait  contenir  une  nombreuse  garnison  , 


DE   LA.    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  343 

donc  intéressés  à  avoir  des  nouvelles  promptes 
et  sûres,  et  la  chose  était  moins  difficile  du  côté 
de  l'Estramadoure. 

Immédiatement  après  l'arrivée  des  Français 
devant  Badajoz ,  le  siège  commença  et  la  tran- 
chée fut  ouverte'.  Le  siège  fut  poussé  avec  vi- 
gueur, et  Wellington,  prévenu  de  cette  nouvelle 
circonstance,  en  fut  épouvanté.  En  effet,  sa  po- 
sition changeait  entièrement  si  Soult  entrait  en 
Portugal  avant  que  Masséna,  fatigué,  épuisé,  eût 
abandonné  Torres-Vedras.  Wellington  montra 
dans  cette  circonstance  qu'il  n'était  pas  seule- 
ment un  héros  par  hasard^  comme  quelqu'un  le 
dit  si  spirituellement  en  i8i4»  et  encore  mieux 
en  i8i5:  il  comprit  qu'il  fallait  absolument  em- 
pêcher Soult  de  joindre  son  camarade  de  Gènes, 
et  il  s'en  occupa  immédiatement. 

Badajoz  allait  tomber  ;  la  batterie  de  brèche 
allait  jouer,  lorsque  tout-à-coup  les  bords  de  la 
Guadiana  se  couvrirent  de  nombreuses  phalan- 

clle  arrêtait  nécessairement  devant  ses  murs...  Elle  e'iait 
alors  hérissée  de  plus  de  cent  pièces  de  canon,  avait  une 
garnison  de  sept  mille  hommes,  et  était  protégée  par  l'armée 
de  Mendizabal,  (brte  de  plus  de  quinze  mille  hommes. 

'  Elle  le  fui  le  22  janvier...  la  première  attaque  fut  dirigc'e 
sur  ia  fortification  de  Pardaleras,  qui  fut  canonnée  de  la 
Sierra  del  Và'nto.  La  brèche  fut  ouverte  le  11  février...  et 
la  fortification  emportée  aux  cris  de    f^ive  l'empereur! 


344  MÉMOIRES 

ges  accourant  du  Portugal  pour  secourir  la  place. 
C'était  l'armée  de  La  Roraana  ' ,  dont  une  partie 
était  alors  aux  ordres  de  Mendizabal.  Cette  ar- 
mée se  mit  aussitôt  en  rapport  avec  le  général 
Menaclio^  brave  commandant  de  Badajoz,  dont 
on  ne  devait  pas  avoir  si  bon  marché  que  de  ce- 
lui d'Olivenza. 

Je  ne  parle  que  de  la  marche  des  évènemens, 
et  je  ne  me  mêle  pas  de  les  décrire  dans  tous 
leurs  détails;  je  le  pourrais  cependant,  car  je 
possède  de  bonnes  notes  à  cet  égard.  Je  dirai 
seulement  comment  le  maréchal  duc  de  Dal- 
matie  remporta  la  victoire  à  la  bataille  de  la  Gé' 
boraj  comment  aussi  il  fut  aidé  par  des  hom- 
mes pour  lesquels  je  professe  une  sincère  et 
tendre  amitié;  ce  que  j'ajouterai,  c'est  que  lord 
Wellington  fut  vivement  alarmé  pour  sa  sûreté; 
car ,  bien  que  Masséna  fût  en  retraite  depuis  le 
i4  novembre,  à  la  nouvelle  d'un  aussi  puissant 
secours  que  celui  de  Soult  et  de  Mortier,  il  se 
pouvait  faire  qu'il  se  retournât ,  et  la  colère  de 
trois  hommes  comme  Masséna,  Ney  et  Junot , 

"  C'était  le  reste  de  l'arme'e  de  La  Romana;  il  venait  de 
mourir  le  27  janvier  (1811),  non  pas  subitement  comme  quel- 
ques personnes  Pont  écrit;  il  était  attaqué  d'une  maladie 
sérieuse...  Nous  l'apprîmes  en  même  temps  que  sa  mort 
Voilà  ce  qui  fit  dire  parmi  nous  qu'il  était  mort  subitement. 


DE   LA   DUCHESSE  d' AERANTES.  345 

pouvait  être  assez  redoutable  pour  tout  faire  pour 
l'éviter.  En  conséquence  il  fit  partir  aussitôt  ce 
qui  lui  restait  de  troupes  espagnoles  pour  aller 
joindre  M eîidizabal f  défendre  Badajoz,  et  empê- 
cher Soult  d'avancer  pour  joindre  Masséna. 

La  journée  de  la  Gébora  fut  belle  pour  nous. 
Les  Anglais  ont  l'air  de  traiter  cette  affaire  légè- 
rement: libre  à  eux  de  le  faire;  ce  que  je  sais, 
c'est  que  la  relation  de  cette  bataille  m'a  vive- 
ment frappée.  Je  l'entendis  faire  à  un  officier  de 
mérite  '  qui  s'y  trouvait,  et  qui  rendait  admira- 
blement compte  de  ce  beau  dévouement  de  nos 
troupes  ,  qui ,  bien  certaines  de  trouver  devant 
elles  trois  contre  un ,  n'en  marchent  pas  moins 
avec  une  courageuse  assurance.  Quel  tableau 
énergique  et  pittoresque  il  faisait  en  nous  repré- 
sentant les  Français  manœuvrant  la  nuit  en  si- 
lence, par  un  temps  des  plus  obscurs,  sur  les  ri- 
ves de  cette  Guadiana,  aux  souvenirs  antiques  de 
féerie!  puis  apparaissant  à  l'ennemi  lorsque 
l'aube  blanchissait  à  peine  la  pointe  des  rochers 
sur  lesquels  il  s'était  réfugié ,  et  qui  furent 
escaladés  par  nous  comme  si  nos  soldats 
avaient  du  y  trouver  une  fête Oh!  c'était  bien 

>  Le  gênerai  Girai'd,  brave  et  loyal  homme.  II  commandait 
la  colouue  d'attaque.  C'est  lui  qui  fut  tue  à  Fleurus  devant 
Waterloo...  Encore  un  brave  ami  de  moins. . . 


346  MÉMOIRES 

cela,  en  effet,  et  notre  poète  national  l'a  bien  dit: 

Heureux  qui  mourait  à  ces  fêtes  ! 
Dieu^  mes  enfans,  nous  donne  un  beau  trépas!... 

La  victoire  fut  bientôt  décida  e ,  mais  le  com- 
bat fut  terrible.  Le  général  Girai  d  eut  un  cheval 
tué  sous  lui  au  moment  où  le  capitaine  Bory  de 
Saint-Vincent,  qui  lui  portait  l'ordre  d'avancer, 
avait  aussi  le  sien  abattu  par  un  boulet,  et  trois 
balles  dans  son  chapeau.  M.  Auguste  Petiet, 
brave  fils  d'un  digne  père ,  reçut  plusieurs 
coups  de  sabre  et  fut  cruellement  blessé.  Le  duc 
de  Dalmatie  eut  sa  redingote  percée  de  plusieurs 
coups  de  baïonnette;  et  le  maréchal  Mortier, 
avec  son  immense  taille ,  était  calme  et  paisible 
au  milieu  du  feu  le  plus  vif  et  semblait  défier  le 
danger,  tandis  que  l'expression  si  parfaite  de  sa 
physionomie  qui  révèle  le  bon  père,  le  bon  ami, 
le  bon  Français,  disait  en  même  temps  à  ce  dan- 
ger de  ne  pas  l'approcher.  A  midi  la  victoire  était 
entière  *,  et  Copons ,  qui  commandait  la  cavalerie 
anglo-portugaise  ,  fuyait  à  tire  d'aile  vers  Elvas  ' 

•  Nous  avions  i5,ooo prisonniers...  20,000  fusils...  tous  les 
drapeaux,  et  2,000  morts  ou  blessés  étaient  gisans  par  terre. 

»  Les  débris  de  celle  arme'e  se  réfugièrent  en  partie  dans 
Badajoz,  et  le  reste  fut  joindre  à  Elvas  don  Carlos  de  Es- 
pana.  Elvas  n'est  qu'à  un  demi  quart  de  lieue  de  Badajoz.. On 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  347 

poursuivi  par  le  prince  Prosper  d'Aremberg.  J'ai 
déjà  dit  que  plusieurs  de  mes  amis  s'étaient  dis- 
tingués à  cette  bataille;  l'un  d'eux  surtout,  non 
seulement  mon  ami,  mais  mon  allié,  le  colonel 
Bory  de  Saint-Vincent,  s'y  comporta  de  manière 
à  ce  que  son  nom  fût  cité  de  la  façon  la  plus  ho- 
norable. Il  eut  un  cheval  tué  sous  lui ,  fut  blessé, 
eut  ses  habits  criblés  de  balles,  prit  un  drapeau, 
enfin  se  conduisit  comme  un  homme  vaillant.  Il 
eut  la  croix  pour  cette  affaire.  Le  général  Latour- 
Maubourg,  le  général  Philippon ,  eurent  une  bien 
belle  conduite  également  dans  cette  journée. 

Pour  terminer  cette  campagne  qui  a  tant  de  rap- 
port avec  notre  situation ,  et  je  puis  dire  la  mien- 
ne, pendant  mon  séjour  en  Espagne,  j'ajouterai 
que  le  brave  commandant  de  Badajoz,  le  général 
Menatcho,  ayant  eu  la  tête  emportée  par  un  bou- 
let quatre  jours  après  l'affaire  de  la  Gébora,  il 
fut  remplacé  par  le  général  Imaz.  Il  n'avait  pas 
envie  de  faire  le  Palafox,  à  ce  qu'il  paraît,  car  le 
1 1  mars  la  brèche  étant  praticable,  il  capitula. 
Les  Anglais ,  qui  rejettent  un  peu  tous  les  mal- 
heurs de  la  guerre  de  la  Péninsule  sur  ses  pro- 
pres habitans ,  disent  que  le  général  Imaz  a  ca- 

voit  tirer  le  canon  d'une  place  à  l'autre.  Badajoz  est  beau- 
coup plus  considérable  qu'Elvas... 


548  MÉMOIRES 

pitulé  en  même  temps  qu'il  apprenait  que  Masséna 
était  en  pleine  retraite ,  et  qu'il  l'apprenait  par 
une  dépêche  télégraphique.  Je  n'en  sais  rien , 
mais  ce  que  je  sais ,  c'est  que  le  général  Imaz 
avait  neuf  mille  hommes  de  garnison  qui  dépo- 
sèrent .leurs  armes  sur  le  glacis  de  la  citadelle. 
Le  lendemain  le  maréchal  Mortier  marcha  sur 
Campo-Mayor ,  qui  fut  pris  à  l'instant.  Le  siège 
de  Badajoz  avait  duré  cinquante-quatre  jours... 
et  Masséna  qui  n'attendait  pas  un  résultat!... 

Voici  l'extrait  d'une  lettre  de  lord  Wellington 
à  la  régence  de  Portugal,  dont  au  reste  il  n'était 
pas  plus  content  qu'il  ne  l'avait  été  du  gouverne- 
ment de  la  junte  espagnole  : 

«  La  nation  espagnole  a  perdu  en  deux  mois 
>  les  forteresses  de  Tortose,  d'Olivenza,  de  Ba- 
»  dajoz,  sans  cause  suffisante.  Pendant  ce  temps, 
»  le  maréchal  Soult ,  avec  un  corps  de  troupes 
»  qu'onn'ajamaissupposéau-dessusde vingtmille 
»  hommes',  outre  la  prise  de  ces  deux  dernières 
•  villes,  a  pris  ou  tué  plus  de  vingt-deux  mille 
»  hommes  de  troupes  espagnoles  '.  » 

Et  si  l'on  avait  pris  la  peine  de  revenir  encore 
quelques  mois  en-deçà,  si  l'on  avait  fait  l'énumé- 
ration  de  l'occupation  de  l'Andalousie,  du  gain 

•  11  n'en  eut  même  jamais  au-delà  de  16  ou  17,000. 

•  Il  n'y  a  qu'erreur  dans  le  chiffre  ;  mais  on  voit  qu'il  n'y 
a  pas  mauvaise  foi . . . 


DE    LA.    DUCHESSE    D'ABRiWTÈS.  3£|^ 

de  la  bataille  de  Talaveyra,  de  l'Arzobispo...  du 
passage  du  col  de  Bailos,  etc.,  le  total  eût  été 
effrayant. 

Cette  lettre  de  lord  Wellington  a  le  ton  du  re- 
proche ,  et  le  ton  même  fort  amer;  cela  n'est 
nullement  étonnant.  Il  ne  fallait  pas  se  formaliser 
d'être  maltraité  par  les  Espagnols  et  les  Portu- 
gais dans  un  moment  où  les  partis  étaient  en  feu. 
Voici  un  échantillon  de  la  façon  dont  la  junte  es- 
pagnole en  agissait  avec  son  alliée  l'Angleterre; 
et  remarquez  en  passant  que  c'était  aux  mois  de 
juillet  et  d'août  1809,  c'est-à-dire,  lorsque  les 
Anglais  donnaient  tout  leur  sang  pour  la  cause 
de  Ferdinand  ,  lorsque  sir  Arthur  Weileslej  ve- 
nait de  perdre,  par  la  lâcheté  de  Ciiesla  \  la  ba- 
taille de  Talaveyra-da-Reyna  et  celle  de  l'Arzo- 
bispo. Il  demandait  du  secours  à  la  junte  de 
Cadix  et  à  celle  de  Séville. 

«Les  Anglais,  répondit  la  junte,  ont  bien  au- 
»  delà  du  nécessaire  ;  ils  volent  les  paysans,  pil- 
>  lent  les  villages,  interceptent  les  convois  espa- 

•  Et  ce  que  je  transcris  dans  ce  livre,  ce  n'est  pas  sur  de 
vaines  paroles...  c'est,  comme  on  peut  le  voir,  d'après  le  rap- 
port des  Anglais  eux-mêmes  et  leur  correspondance.  Le  ge'- 
néral  Hill,  le  gcne'ial  Beresford  ,  ont  tous  certifie'  la  ve'rité 
de  ce  que  j'avance  :  le  colonel  Napier  tout  le  premier.  Du 
reste  je  dois  dire  que  je  fais  une  grande  différence  entre  Ja 
junte  ella  nation  espagnole, nation  que  j'aime  et  que  j'honore. 


S50  MÉMOIRES 

t  gnols,  et  vendent  ouvertement  les  objets  </u't7s 
»  ont  si  honteusement  acquis....  La  retraite  de  l'au- 
»  tre  coté  du  Tage  était  inutile_,  Soult  devait  être 
»  battu.,.  Le  général  anglais  a  pour  se  conduire 
»  ainsi  des  motifs  que  probablement  il  n'ose  pas 
*»  avouer.  » 

Maintenant  voici  une  lettre  du  général  Hill , 
commandant  une  division  de  l'armée  anglaise; 
la  voilà  telle  qu'elle  fut  écrite  par  lui  à  lord  Wel- 
lington, encore  sir  Arthur  Wellesley  : 

(  Du  camp,  17  août  1809. 

t)  Monsieur, 

*•  Je  vous  préviens  qu'hier  les  Espagnols  se 
»  sont  opposés  à  ce  que  les  détachemens  envoyés 
»  au  fourrage  par  les  officiers  de  ma  division  pus- 
»  sent  rien  emporter  avec  eux.  Les  circonstances 
»  suivantes  sont  venues  à  ma  connaissance,  et  je 
»  prends  la  liberté  de  vous  les  répéter. 

»  Mes  domestiques  furent  envoyés  à  trois  lieues 
»  d'ici ,  sur  le  chemin  de  ïruxillo ,  afin  de  me 
»  trouver  du  fourrage  ;  ils  en  auraient  chargé 
»  trois  mulets ,  lorsque  cinq  ou  six  soldats  espa- 
»  gnols  vinrent  sur  eux  le  sabre  tiré,  et  les  obli- 
•  gèrent  de  laisser  là  ce  qu'ils  avaient  cueilli.  Ces 
»  mêmes  soldats  tirèrent  sur  d'autres  Anglais  oc- 
j>  cupés  à  aller  au  fourrage;  et  les  hommes  en-; 


DE    LA    DUCHESSE   D*ABRANTÈS.  35  l 

»  voyés  par  le  commissaire-adjoint  de  ma  divi- 
»  sion,  ont  également  reçu  des  coups  de  fusil 
»  des  Espagnols  \ 

•  J'ai  l'honneur  d'être,  etc.,  etc. 

«  HiLL, 
«Major-génëral  de  l'armée  anglaise  en  Espagne.» 

'  Voyez  l'Appendice  de  la  guerre  de  la  Péninsule ,  par 
Napier. 


35  la  MÉMOIRES 


CHAPITRE  XII. 


Hetraite  deMasséna  sur  le  nord  du  Porlugal.  —  Combatj  de 
la  Barossa.  —  Géne'ral  Ruffin.  —  Chaudron  -  Rousseau. 

Je  reçois  enfin  une   lettre  de  mon  mari.  —  General 

F....ir.  —  Caractère.  — L'empereur  ne  l'airocpas.  —  Con- 
spiration. —  Aventure.  —  Déguisement  en  Marilorne.  — 
C'est  Toussaint -L'ouverture.  —  La  ruelle  du  lit.  — 
Quolibets.  —  Costume  pittoresque.  —  Je  ne  puis  tuer  cet 
homme  après  lui  avoir  pris  sa  maîtresse.  — Mon  opinion. 
—  M.  C.  ..t.  —  Égoïsme  et  dureté  de  cœur,  —  Le  comte  Sa- 
bugal.  —  Le  calice  d'or.  —  Jésus  !  Santa  Maria  !  —  Les 
vêpres. 


J'étais  alorsàSalamanque,  ainsi  que  je  l'ai  ditj 
lorsque  les  nouvelles  de  Badajoz  nous  parvinrent. 
J'en  fus  d'abord  dans  la  joie,  parce  que  je  pensai 
que  le  maréchal  Soult  allait  enfin  passer.  Il  se 
disposait  à  le  faire  en  effet,  lorsque,  montant  à 
cheval ,  il  reçut  la  nouvelle  du  coté  de  l'orient 
que  Masséna  avait  commencé  sa  retraite  sur  le 
nord  du  Portugal,  et  en  même  temps  du  côté  de 


[riZ 


DR    L,V    DU<  H^SSI.     DABRANTKS.  JDJ 

l'occident;  que  le  duc  de  Bellune  s'était  laissé 
tromper  comjDe  un  enfant  sous  Cadix,  et  que 
les  Anglais  avaient  opéré  un  débarquement  à  la 
Barossa,  au  sud  de  Chiclana,  sur  les  côtes  d'An- 
dalousie. 

Le  duc  de  Daimntie  prouva  en  cette  circon- 
stance que  ses  frères  d'armes  avaient  raison  de 
le  placer  au  premier  rang.  Il  laisse  trois  mille 
hommes  dans  Badajoz,  revient  à  marches  forcées 
sur  Séville  ,  puis  force  les  Anglais  à  se  rembar- 
quer, et  tiie  le  maréchal  Victor  d'une  position 
plus  que  douteuse...  Tout  cet  ouvrage  fut  l'af- 
faire de  deux  semaines  tout  au  plus. 

Mais  ce  combat  de  la  Barossa  nous  coûta  cher: 
nous  y  perdîmes  des  officiers  distingués.  Le 
général  Rufiin  y  fut  blessé  à  mort  et  fait  prison- 
nier..  .  le  général  Chaudron -Rousseau  y  fut 
tué  ..  Et  cette  lutte  sanglante  n'offrait  pourtant 
d'autre  résultat  que  celui  de  recommencer;  et 
le  sang  devait  bientôt  couler  sur  cette  terre  encore 
humide  et  fraîche  de  carnage...  Une  fois  que 
lord  Wellington  n'aurait  plus  Masséna  sur  les 
bras,  il  était  positif  qu'il  reprendrait  une  atti- 
tude offensive.  En  attendant  ce  moment,  Soult, 
qui  ne  pouvait  rien  faire  à  cette  époque,  passa 
quelques  mois  assez  gaiement  à  Séville.  Pendant 
ce  temps  nous  étions  à  Salamanque,  où  nous 
XUI.  a  5 


554  MÉMOIRES 

avions  des  inquiétudes  pour  toutes  distractions. 
Les  lettres  de  mes  amis  étaient  les  seuls  motifs 
que  j'eusse  pour  me  consoler  d'être  ainsi  éloignée 
de  tout  ce  que  j'aimais.  —  Mon  Dieu,  que  j'ai 
souffert  à  cette  époque  douloureuse  de  ma  vie!... 
Ce  fut  seulement  dans  les  premiers  jours  de 
février  que  je  reçus  une  lettre  de  Junot  en  ré- 
ponse à  celle  que  je  lui  avais  écrite  par  le  comte 
d'Erlon  ;  on  voit  que  notre  correspondance  n'é- 
tait pas  fort  active.  Ma  lettre  était  du  i5  no- 
vembre, et  il  l'avait  reçue  le  28  décembre.  La 
sienne  était  du  29  décembre,  et  je  ia  recevais  le 
10  de  février...  Voici  cette  lettre,  je  la  transcris 
en  entier  pour  faire  juger  de  la  cruelle  position 
de  l'armée  française  en  Portugal. 

N°  XIII  de  la  correspondance  d'Espagoe. 

Torrès-Novas,  le  29  décembre.    , 

«  Enfin,  ma  chère  Laure,  je  reçois  de  t€s  nou- 

•  velles!...  Casimir  et  le  général  Droiiet  m'ont 
»  remis  hier  tes  deux  lettres...  Avec  quelle  joie  je 

•  les  ai  ouvertes!...  avec  quelle  joie  j'y  ai  lu  que 

•  tu  te  portes  bien,  et  que  tu  es  mère  d'un  second 
«^fils!...  Quand  vous  verrai -je  l'un  et  l'autre? 
»Tu  l'as  nommé  Alfred,  me  dis-tu...  J'aurais vduhi 
'•qu'il  s'appelât  Rodrigue;  en  me  rappe  nif  on 
«amour  pour  sa  mère,  ce  nom  y  aurait  ajouté  ;e 


OE    [A     DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  555 

»  souvenir  de  ce  que  tu  as  souffert  celte  année... 
»  Que  ton  fils  s'appelle  Rodrigue ,  et  que  sa  mère 

•  compte  sur  moi,  car,  ma  chère  Laure  ,  aucune 
«aulrene  le  balancera  dans  mon   cœur,  et  ton 

•  bonheur  m'est  plus  cher  maintenant  que  la  vie. 

»  Cumment  Magnien  ne  m'a-t-il  envoyé  aucune 
»  provision  par  Casimir  '  ?  Nous  sommes  si  mal  ! 
»si  mal  !...  Mais  peu  m'importe,  tu  es  bien  por- 
»  tante  ainsi  que  tes  quatre  enfans,  le  reste  du 
»  monde  ne  m'intéresse  que  faiblement.  Quand 
sserai-je  réuni  à  vous?...  quand  serai-je  tran- 
N  quille?...  quand  serai-je  heureux?... 

»  Adieu,  ma  bien  aimée  :  ne  t'inquiète  pas  sur 
»  mon  sort  :  il  est  de  ma  destinée  de  te  revoir,  de 
»  faire  ton  bonheur;  je  me  conserverai  pour 
Bcela...  pour  nos  enfans...  pour  avoir  aussi  ma 
»  part  de  ce  bonheur  en  vous  pressant  contre  mon 
»  cœur  qui  a  tant  besoin  de  votre  amour ,  de  vos 
«soins  pour  oublier  l'injustice  des  hommes  et  la 
•  méchanceté  des  ingrats 
»  Je  me  porte  bien. 

•  Mille  amitiés  à  Magnien. 
»  Ton  ami, 

..  L.  D.  » 

'  Je  le  crois  bien  :  nous  étions  alors  à  Ciudad-Rodrfgo,dans 
un  ëlat  voisin  de  la  famine.  C'est  alors  que  je  vivais  de 
moineaux  francs  qu'on  tuait  sur  les  remparts. 


356  MÉMOIRES 

Cette  lettre  me  donna  une  extrême  tristesse, 
et  plus  que  jamais  je  me  confirmai  dans  la  réso- 
lution de  ne  pas  quitter  l'Espagne,  et  surtout  Sala- 
manque,  avant  le  retour  de  Junot.  Il  lui  fallait  au 
moins  une  voix  amie  qui  lui  dît  de  douces  paroles 
à  son  arrivée  après  tant  de  souffrances! 

J'ai  parlé,  mais  assez  sommairement,  d'un 
homme  dont  le  nom  est  bien  fameux,  et  qui  avait 
eu  a  cette  époque  une  existence  déjà  bien  aven- 
tureuse: c'était  le  général  F r. 

Le  général  F r  est  un  de  ces  types  d'hom- 
mes très  rarement  jetés  en  moule  par  la  nature. 
C'est  un  être  d'une  si  extraordinaire  conforma- 
tion morale ,  qu'en  vérité  on  n'ose  qu'à  peine 
parler  de  lui ,  et  pourtant  je  le  connais  aussi 
bien,  je  crois,  qu'on  ie  puisse  connaître;  car  je 
Vai  étudié  avec  une  extrême  attention,  comme 
on  étudie  un  sujet  d'histoire...  C'est  un  mélange 
si  complet  avec  une  nature  si  imparfaite,  de  l'es- 
prit dans  une  mesure  prodigieuse,  et  tout  une 
nullité  de  juirement. ..  Parfois  des  éclairs  d'un 
noble  caractère,  et  puis  des  preuves  de  la  cor- 
ruption la  plus  profonde  ,  connaissant  ses  avan- 
tages, et  voulant  toujours  en  abuser; dominateur 
«xclusif  dans  quelque  genre  que  ce  fut,  il  cher- 
chait ,  aussitôt  que  commençait  une  discussion , 
  vouloir  la  terminer  à  son  avantage,  et  dès  Fen- 


*v..r' 


DI'    LA    DUCHESSE    d' AERANTES.  557 

tréeen  matière,  il  commençait  par  vous  prévenir 
que  jamais  il  ne  changeait  d'opinion.  Il  avait  élé 
originairement  élevé  pour  être  avocat ,  et  ses 
études,  bien  qu'imparfaites,  étaient  pourtant  re- 
marquables nu  milieu  de  gens  qui,  pour  la  plupart, 
ne  savaient  ni  lire  ni  écrire  ',et  lui  turent  bien 
utiles  dans  l'une  des  circonstances  les  plus  im- 
portantes de  sa  vie. 

L'empereur  ne  l'aimait  pas,  et  ce  senliment 
était  même  plus  fort  qu'un  sentiment  répulsif 
ordinaire.  En  arrivant  au  pouvoir  consulaire,  il 

trouva   le  général    F r,   alors    colonel    du 

10'  hussard,  en  possession  d'une  renommée  d'un 
genre  si  singulier,  qu'il  lui  fut  facile  de  frapper 
sur  lui  sans  éprouver  une  forte  opposition  de  la 
part  du  public. 

Le  général  F r  avait  une  grande  habileté 

pour  tirer  le  pistolet.  Long-temps  avant  de  le 
connaître,  j'avais  entendu  parler  de  ce  talent  chez 
lui,  parceque  Junot  était  lui-même  d'uneadresse 
qui  du  reste  n'avait  aucun  concurrent.  J'enten- 
dais toujours  nommer  ceux  qui  pourtant  pou- 
vaient concourir  avec  lui ,  et  le  colonel  F r 

était  presque  le  seul  '.  Du  reste  il  était  peu  aimé 

«  Sansniiciin  doulc  à  l'ëpoquc  où  il  entra  dansl'armt'e. 
*  Mais  Junot   avait  sur  lui  l'immense  avantage  de  ne  ja- 


358  MÉMOIRES 

dans  l'armée  où  son  ton  tranchant  lui  faisait  autant 
d'ennemis  qu'il  avait  de  gens  sous  ses  ordres. 

En  1  8o4,  il  y  eut  à  Paris  une  conspiration  dans 
laquelle  se  mit,  ou  l)ien|  où  l'on  mit    le  colonel 

F r:  je  crois  bien  que  c'est  celle  de  Mojeau  et 

de  Georges.  Toujours  est-il  que  Taffairc  fut  grave 
au  point  de  le  faire  arrêter,  juger  et  casser.  On 
lui  ôta  son  régiment ,  et  il  rentra  dans  la  vie  pri- 
vée. H  ne  fut  pas  embarrassé,  il  s'en  fut  à  Bor- 
deaux, et  là  il  se  fit  avocat;  il  avait  déjà,  comme 
je  l'ai  dit,  des  études  préliminaires,  et  il  les  utilisa 
ainsi...  Il  y  avait  en  lui  des  parties  qui  en  eussent 
fait  un  des  hommes  les  plus  supérieurs  de  son 
temps  s'iln'avaitpas  été  si  étrangement  influencé. 

A  l'époque  de  cette  catastrophe  dans  sa  vie 
alors  si  forte  de  jeunesse  et  de  pouvoir  d'avancer, 
il  avait  été  au  moment  de  devenir  fou  ,me  disait- 
il...  On  l'avait  mis  au  temple...  en  prison!... 

Moi  dans  un  cachot!...  s'écriait-il.. 

Et  en  racontant  cette  aventure  il  donnait  une 
esquisse  parfaite  de  son  caractère  et  de  son  in- 
dividu: il  aimait  fort  à  la  raconter.  Je  la  lui  ai 
entendu  dire  plus  de  vingt  fois,  et  jamais  que 
d'une  seule  façon. 


mi)is  tirejr  plus  près  que  vingt  ou  vingt-cinq  pas  ;  le  général 
F r  ne  tirait  pas  plus  loin  que  quinze. 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  3Sq 

Lorsqu'il  sut  qu'on  en  voulait  à  sa  tête,  il  se 
cacha;  mais,  toujours  découvert ,  il  fut  bientôt 
traqué  comme  une  béte  sauvage... 

Et  en  parlant  ainsi,  ses  grands  yeux  bleus 
foncés,  bordés  de  longs  cils  noirs  étincelaient , 
tandis  que  ses  mains,  qu'il  avait  d'une  rare 
beauté  ,  devenaient  roiigesetenflées,  et  ses  veines 
semblaient  être  de  petites  cordes. 

c  —  Je  cherchais  partout  un  asile,  poursuivait- 
il...  et  partout  ils  me  sentaient ^  ces  misérables 
limiers  dressés  à  connaître  les  traces  sur  les- 
quelles la  chair  humaine  qu'ils  poursuivent  laisse 
ses  vestiges. ..  Enfin  ,  désespéré  et  ne  voyant  plus 
d'espoir  de  salut,  je  me  décidai  à  aller  chez  une 
femme  de  mes  amies  qui  ne  pouvait  me  refuser 
de  me  cacher.  Je  vécus  ainsi  quelques  momens 
tranquille...  Mais  un  jour...  (  je  venais  de  me  le- 
ver), cette  amie  entre  dans  ma  chambre  tout 
alarmée  '  : 

»  —  Vous  êtes  perdu ,  s'écria-t-elle...  La  maison 
est  entourée  de  gendarmes!...  On  vient  vous 
prendre,  Franck!...  Comment  vous  cacher?.,. 

•  Ses    cris    me    troublaient...    Je    n'écoutais 

'  La  manière  dout  il  parlait  en  cette  occasion  de  l'amie  gé- 
néreuse qui  exposait  son  existence  pour  le  sauver,  m'a  tou- 
jours dëplu. . .  Cette  amie  était  aussi  la  mienne,  et  je  connais- 
sais S9  belle  â[ne  en  amitié. 


36o  MÉMOIRES 

même  pas  ce  qu'elle  me  disait  ;  je  songeais  au 
moyen  de  me  dérober  à  la  mort;  car  j'étais  as- 
suré alors  que  pour  moi  la  partie  n'avait  pas  au- 
tre chose  que  ma  tête  pour  enjeu.  Il    y  avait 
là    dans   le   ujoment  une   femme ,    une    mari- 
torne;    je  pris  ses  vêtemens  :  les   deux  femmes 
m'aidèrent,  et    en  deux    minutes    elles    firent 
de  moi  la  plus   indigne    mie  souillon  que  vous 
puissiez  vous   imaginer.    Je  pris  \\n  seau  plein 
d'eau  ,  et  descendis   l'escalier  pour  traverser   la 
cour  et  gagner  la  rue.  .  lorsque  tout-à-coup  je 
fus  arrêté  par   ces  paroles  auxquelles  je  devais 
m'attendre  :  on  ne  passe  pas  !...  Et  la  vieille  tète 
qui  me  cria  cela  aux  oreilles  me  regarda  avec  un 
étonnement  motivé,  comme  je  le  vis  après  ,  car 
je  n'avais  pas  eu  le  temps  ou  la  possibilité  de  ra- 
ser   mes  moustaches  de   hussard ,   je  les  avais 
coupées...  Je  laisse  à  penser  quelle  physionomie 
je  devais  avoir  :  cette  pensée  me  frappa.  Je  gagnai 
la  maison  dans  un  trouble  d'autant  plus  grand, 
qu'au  travers  des  portes  vitrées  j'avais  avisé  deux 
ou  trois  visages  dont  les  yeux   perçans  se  diri- 
geaient sur  moi..    Je  remontai  dans  ma  cham- 
bre... elle  était  encore  libre...  Je  jetai  un  coup- 
d'œil  rapide   autour  de  l'appartement...    aucun 
moyen  de  salut...  Ah!  la   cheminée!...   J'y  grim- 
pai avec   inie  souplesse  et  une    agilité  dont  ja- 


Dr    LA    DUCHESSE    d'aBRAINTÎ-S.  36 1 

mais  je  ne  me  fusse  jugé  capable...  Comment 
Tamour  fie  la  vie  nous  rend-il  si  difl'érens  de 
nous-mêmes?...  Mais  quelle  que  fût  cependant 
ma  volonté  de  conservation ,  je  ne  pus  dem^îurer 
plus  long-temps  dans  ce  tuyau  garni  d'une  épaisse 
couche  de  suie  :  j'étouffais!...  Je  me  dis  qu'il 
valait  encore  mieux  mourir  comme  un  soldat, 
avec  des  balles  dans  la  télé,  que  comme  un  de 
ces  chiens  d'Auvergne  qui  viennent  à  Paris  et 
font  fortune  avec  une  truelle ,  soit  dit  en  passant. 
Je  tombai  dans  le  foyer  presque  suffoqué...  Il 
me  fallait  de  l'air. ..  Je  fus  à  la  fenêtre...  je  l'ou- 
vris... Dans  ce  moment  la  nature  obéissait  gros- 
sièrement à  la  conservation  de  l'individu,  et  nul 
raisonnement  ne  me  guidait...  Tout-à-coup  je 
revins  à  moi  en  entendant  crier  une  femme  qui 
m'avait  a  perçu. 

»  —  C'est  Toussaint  -  Louverture  '  qui  s'est 
échappé!  criait-elle.  . 

»A  ce  cri ,  à  ces  paroles,  les  gendarmes  levè- 
rent la  tête  et  me  virent  :  aussitôt  le  cri  dlialâli 
fut  pou.«;sé,  et  la  chasse  humaine  recommença... 

'  Toussaint  -  Louverture  venait  à  cette  époque  d'être 
amené  en  Europe.  Le  malheureux  vieillard  occupait  surtout 
prodigieusement  les  classes  inférieures  ,  et  l'exclamation  de 

cette  femme  en  voyant  le  ge'néralF r  noirci  par  la  suie 

est  toute  naturelle. 


56:?  MÉMOIRES 

Alors  l'animal  poursuivi  voulut  donner  un  coup 
de  boutoir  au  moins  avant  de  tomber...  je  cher- 
chai mes  pistolets...  ils  étaient  chargés...  et...  je 
manquais  rarcmant  mon  coup  I...  mais  je  ne  les 
vis  pas...  J'ai  su  depuis  qu'à  tort  ou  à  raison 
l'amie  chez  qui  j'étais  s'en  était  emparée...  Elle  a 
peut-être  bien  fait. 

»  Cependant  j'entendais  les  pas  des  gendarmes 
et  des  limiers  de  police  retentir  dans  l'escalier... 
Une  dernière  ressource  m'était  offerte...  l'iuie 
élait  la  fenêtre,  l'autre  le  lit...  Je  courus  à  l'une... 
deux  factionnaires ,  vingt  pieds  de  l^auteur  !... 
Qn  entendait  déjà  marcher  dans  le  corridor...  Je 
me  jette  dans  la  ruelle  du  lit...  Je  soulève  les 
couvertures,  et  je  me  place  entre  le  lit  de  plume 
et  le  sommier;  mais  haletant  et  suffoquant,  et 
mon  cœur  battant  au  point  de  me  faire  croire 
que  j'allais  mourir...  La  porte  s'ouvrit...  A  peine 
les  misérables  furent-ils  dans  la  chambre,  qu'ils 
virent  que  je  n'étais  pas  loin...  En  effet,  le  dés- 
ordre qui  y  régnait,  le  disait  aussi  clairement 
que  quelqu'un  aurait  pu  le  faire...  Le  parquet 
était  couvert  de  suie  et  de  cendres,  un  seau  à 
moitié  rempli  d'eau,  tandis  que  l'autre  délayait 
et  cette  cendre  et  cette  suie  dont  tous  les  meu- 
blés  étaient  souillés;  et ,  pour  comble  de  sottise  , 
tout  cela  devenait  inutile,  car  les  tr^ce§  de  |iï^§ 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  363 

pas  conduisaient  droit  à  la  nielle  où  j'étais  blotti. 

» —  //  n'est  pas  ici,  dit  l'un  des  limiers. 

wj'ai  su  depuis  que  cela  voulait  dire: 

9  —  //  est  ici!... 

»  Mais  la  troupe ,  à  elle  tout  entière ,  avait  peur 
de  moi,  ou  plutôt  de  aies  pistolets  qu'elle  croyait 
en  ma  possession...  Ils.avancaient  à  pasde  loup  , 
cinq  qu'ils  étaient  les  lâches  pour  prendre  un 
homme].. .  Je  ne  savais  ce  qu'ils  étaient  devenus... 
un  moment  je  les  crus  partis...  mais  c'est  bien 
eux  qui  abandonnent  une  victime!  ..  Ils  sont 
de  la  race  des  boules-dogues,  qui  ne  lâchent  plus 
la  bête  une  fois  qu'elle  est  mordue...  Ils  cernaient 
doucement  le  lit,  tout  en  disant  des  choses 
étrangères  à  mon  affaire...  puis  tout-à-coup  le 
matelas  fut  enlevé,  et  je  vis  au-dessus  de  ma  tète 
cinq  vilaines  figures  et  cinq  bouches  de  pistolets 
qui  me  menaçaient  si  je  faisais  un  mouvement... 
Hélas!  c'était  trop  de  tous  les  cinq...  j'étais 
comme  le  loup  pris  au  piège...  je  n'avais  plus 
aucune  force... 

•  Quand  ils  virent  que  je  n'avais  pas  d'armes... 
oh!  alors  il  faut  leur  rendre  justice,  ils  furent 
vraiment  braves...  Ils  me  tirèrent  de  ma  retraite 
avec  une  brutalité  insultante...  je  crois  même 
qu'ils  me  battirent...  oui ,  cela  est  possible...  et 
puis  les  quolibets...  les  traits  d'esprit. 


364  MÉMOIRES 

»  —  C'est  une  fort  jolie  personne  ,  vraiment! 
disait  l'un... 

» —  Comment  donc!  répondait  !e  camarade, 
mademoiselle  est  ravissante,  quelles  grâces! 
quelle  fraîcheur  surtout. 

«Et  moijimbéciie  que  jetais!...  moi,  qui  vou- 
lais me  fâcher!...  Un  moaienl  j'allai  vers  cette 
cheminée  de  malheur  qui  n'avait  pas  pu  me  ca- 
cher pendant  dix  minutes.  Je  voulais  prendre  un 
chenet  et  leur  casser  ime  ou  deux  têtes...  Mais 
comme  je  faisais  un  mouvement,  pour  la  pre- 
mière fois  je  jetai  les  yeux  sur  une  glace  qui  me 
répéta  mon  étrange  figure,  et  alors...  oh!  alors, 
adieu  toute  idée  de  colère  et  de  vengeance...  je 
me  laissai  tomber  dans  un  fauteuil,  et  là  je  ris 
avec  un  tel  abandon,  que  ma  joie  gagna  mes 
captureurs,  et  nous  fîmes  un  chœur  ordinaire- 
ment hors  d'œuvre  dans  de  semblables  expédi- 
tions... 

»  Jugez  en  effet  de  ce  que  je  devais  être...  J'avais 
un  jupon  d'abord  blanc;  mais  mon  ascension 
dans  le  tuyau  de  la  cheminée  l'avait  jaspé,  rayé, 
de  cette  couleur  qu'on  appelle  suie ,  et  qui  s'était 
attachée  également  à  mes  bras  qui  étaient  nus,  à 
mon  visage  ,  et  qui  me  donnait  vraiment  l'aspect 
d'un  étrange  béte.  Joignez  à  cela  mes  mousta- 
ches grossièrement  coupées,  et  une  barbe  faite 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBKANTÈS.  565 

depuis  cinq  à  six  jours,  et  vous  aurez  une  idée 
de  ce  que  je  pouvais  être  au  moment  où  les  co- 
quins de  la  police  me  trouvèrent  blottis  dans 
mon  lit  de  plume...  » 

Et  seulement  au  souvenir  de  cette  scène  ,  il 
riait  encore  à  en  perdre  le  souffle.  Cette  gaieté  ex- 
cessive, au  moment  où  sa  vie  pouvait  demeurer 
dans  la  lutte  qu'il  allait  avoir  avec  la  justice , 
m'a  toujours  paru  donner  un  démenti  à  ceux 
qui  ont  prétendu  qu'il  n'avait  qu'une  extrême 
forfanterie. 

J'ai  entendu  un  homme  fort  connu  dire  de- 
vant moi  qu'il  l'avait  insulté ,  et  que  le  colonel 
F r  n'avait  pas  demandé  raison  de  cet  ou- 
trage. Le  fait  est  que  M.  Co...t  aimait  une  femme 
avec  passion  ;  il  voulait  même  l'épouser.  Cette 
femme  le  trahissait ,  et  le  trahissait  pour  le  co- 
lonel F r.  M.  Co...t  découvrit  la  perfidie  ,  et 

une  rencontre  ayant  eu  lieu  entre  lui  et  le  co- 
lonel F r,  on  dit  que  l'insulte  la  plus  profonde 

en  fut  la  suite,  et  que  le  colonel  F r,  appelé  sur 

le  terrain,  refusa  de  s'y  rendre,  parce  que  ,  dit-il 
pour  raison  de  son  refus  :  — Je  ne  puis  tuer  cet 
homme  après   lui  avoir  pris  sa  mat  tresse. 

J'ai  toujours  pensé  qu'il  y  avait  à  cette  aven- 
ture un  côté  qui  est  demeuré  inconnu.  J'ai  vu  le 
général  F r  dans  ses  paroxismes  de  colère, 


366  MÉMOIRES 

et  tous  ceux  qui  l'ont  connu  comme  moi  peu- 
vent dire  la  même  chose:  alors  il  ne  se  con- 
naissait plus  lui-même,  et  la  violence  de  sa  fu- 
reur voilait  son  regard.  En  recevant  un  outrage 
tel  que  celai  dont  on  a  parlé,  il  n'aurait 
pas  été  maître  de  lui,  et  s'il  ne  s'était  pas  battu 
au  pistolet  ou  bien  au  sabre ,  il  se  serait  battu 
à  coups  de  poing.  Il  est  des  hommes  dont 
la  nature  n'est  pas  de  reculer  devant  une  scène 
de  mort!  Je  répète  que  sans  mettre  en  doute 
la  véracité  de  M.  Co,..t,  que  j'aime  et  que  j'es- 
time d'ailleurs  infiniment,  il  faut  que  j'admette 
ime  circonstance  ignorée ,  qui  probablement 
donne  un  tout  autre  jour  à  l'affaire. 

Du  reste,  cette  femme  était  bien  peu  digne 
que  deux  hommes  missent  leur  destinée  sur 
une  balle,  en  son  honneur:  voici  un  fait  qui  la 
caractérise. 

Une  heure  avant  d'envoyer  le  cartel  au  colo- 
nel F r,  M.  Co...t,  persuadé  qu'il  se  rendrait 

à  son  appel,  fit  ses  dernières  dispositions,  et 
ne  voulant  pas  que  celle  qu'il  avait  tant  aimée  fût 
un  jour  dans  la  misère  ,  il  écrivit  à  la  hâte  un 
bon  sur  son  caissier,  pour  qu'il  remît  à  cette 
femme,  mais  en  cas  de  mort  seulement ,  une 
somme  très  forte  ;  je  crois,  soixante  ou  quatre- 
vhigt  mille  francs. 


DK    LA    DUCHESSE    iVaBRANTÈS.  36'J 

—  Tenez!  lui  dit-il  en  lui  remettant  ce  bon, 
avec  ceci  vous  pourrez  au  moins  braver  le  mal- 
heur... Pensez  à  moi  quelquefois...  et  surtout 
ne  trahissez  plus  personne,  car  cela  fait  bien 
mal... 

Il  allait  partir.. .Sa  main  était  posée  sur  le  pêne 
de  la  serrure...  lorsque  cette  femme,  après  avoit 
jeté  les  yeux  sur  le  papier  qu'il  lui  avait  remis, 
lui  dit  à  voix  basse,  car  il  semblait  qu'elle  eût 
honte  de  ses  propres  paroles  : 

—...Et  si  le  caissier  ne  voulait  pas  me  payer'?... 

Il  y  a  dans  ces  seules  paroles  toute  l'âme  d'un 
monstre. 

Le  général   F r  avait  été  long-temps  à 

Zamora  avant  de  venir  à  Salamanque.. .  Il  s*en- 
nuyait  à  Zamora  quoiqu'elle  fût  une  jolie  ville, 
et  susceptible  de  procurer  des  distractions  ;  mais 
pour  cela  il  fallait  se  gêner ,  et  c'était  ce  qu'il  dé- 
testait par-dessus  toutes  choses...  Il  était  là  avec 
un  de  mes  amis,  le  comte  Sabugal'... 

»  II  y  a  d'abord  ce  raisonnement  :  si  vous  êtes  tué,  qui 
dira  au  caissier  que  ce  bon  n'est  pas  mauvais...  mais  surtout 
si  vous  êtes  tué  ! 

'  C'e'tait  à  ma  recommandation  qu'il  avait  pris  avec  lui  le 
comte  Sabuga);  ensuite  il  m'en  remercia,  et  fut  charme'  d'a- 
voir auprès  de  lui  un  homme  brave,  bon  enfant  et  très  spi- 
rituel. Il  n'avait  aucune  bonté',  à  ce  que  je  crois,  dans  l'axer» 


368  MEMOIRKS 

—  Je  ne  me  suis  trouvé  en  volonté  de  faire  celle 
d'un  autre  qu'une  fois  depuis  que  j'existe,  me 
disait-il  un  jour,  et  c'est  jDarce  que  j'aime  comme 
un  fou,  car  dans  mon  état  de  santé  habituelle  je 
ne  puis  m'astreindreà  rien  (  il  était  alors  éperdu- 
ment  amoureux  de  quelqu'un  que  je  connaissais), 
et  il  prétendait  que  de  la  passion  portée  à  ce  de- 
gré était  certainement  un  état  de  fièvre  qui  dé- 
notait une  aberration  d'esprit...  Toujours  est-il 
qu'il  était  donc  en  1811  àZamora,  s'ennuyant 
et  bâillant.  Comme  il  n  était  amoureux  de  per- 
sonne à  Zamora,  il  n'y  était  pas  bon,  et  on  le 
craignait  beaucoup.  Commandant  toutes  les  for- 
ces militaires  qui  s'y  trouvaient,  il  recevait  né- 
cessairement les  rapports,  et  voyait  à  quel  point 
on  le  redoutait,  surtout  dans  les  couvens...  Or  il 
y  en  avait  un  eu  lace  de  la  maison  qu'il  habitait  ; 
c'était  un  couvent  de  visilandines. 

—  Parbleu  ,  dit-il  un  soir  au  comte  Sabugal,  il 
faut  aller  dans  ce  couvent-là  !  voulez-vous  y  -venir 
avec  moi?... 

Le  comte  Sabugal  est  Portugais,  et  chacun  sait 
qu'on  entre  dans  un  couvent  de  femmes  à  Lis- 
bonne connue  ailleurs,  mais  c'est  quand  les  re- 

cice    ordinaire  de    la  vie  ,   mais  il  savait  l'appre'cier   et  la 

deviner.  Le  ge'néral  F r,  quoique  portant    un  nom   qui 

«st  très  marquant  >  est  peut<être  mal  juge. 


DE    LA    DUCHESSE    d'aBRANTÈS.  369 

ligieuses  le  veulent  bien,  et  ses  vieux  préjugés 
d'enfance  et  même  de  jeune  homme  lui  firent 

adresser  des   remontrances  au  général  F r; 

mais  des  remontrances ,  c'était  un  langage  qu'il 
ne  comprenait  pas  ;  on  lui  parlait  là  dans  une 
langue  étrangère...  Il  prit  son  sabre  ,  agrafa  son 
ceinturon,  et  se  tournant  une  dernière  fois  vers 
le  comte  : 

—  Voulez-vous  venir  avec  moi  ? 

Le  comte  Sabugal  pensa  qu'il  aurait  sans  doute 
le  pouvoir  de  l'arrêter  s'il  voulait  aller  trop  loin, 

et  partit  avec  lui.  Le  général  F r  trouva, 

en  traversant  la  place ,  plusieurs  officiers  de  sa 
brigade  qu'il  s'adjoignit  dans  son  expédition; 
puis  il  s'en  fut  sonner  ou  plutôt  carillonner  à  la 
porte  du  couvent  des  pauvres  visitandines. 

Quoique  le  jour  fût  à  son  déclin  ,  la  tourière 
fut  avertir  la  prieure  de  l'étrange  visite  qui  lui 
arrivait.  La  prieure  ,  réellement  alarmée ,  mais 
croyant  néanmoins  pouvoir  refuser  l'entrée  de  sa 

retraite,  fit  répondre  au  général  F r  qu'elle 

ne  voulait  pas  ouvrir ,  attendu  que  les  règles  de 
son  ordre  le  lui  défendaient. 

—  Et  les  miens  le  lui  commandent,  dit  le  gé- 
néral. Allez  dire  à  votre  général  en  guimpe, 
ajouta-t-il,  que  j'entends  voir  s'ouvrir  cette  porte, 
et  que  si  elle  ne  s'ouvre  pas  d'ici  à  dix  minute^, 

XIII.  ^  2!\ 


Ô'-jQ  MEMOTRFS 


je  fais  venir  quatre  sapeurs  qui  avec  leur  hache 
la  jetteront  en  bas. 

Les  pauvres  nonnes  vivement  effrayées  tinrent 
encore  conseil ,  et  cette  fois  elles  y  appelèrent 
leur  aumônier. . .  C'était  un  homme  sensé 
et  d'esprit.  Il  vit  que  la  résistance  ne  pouvait 
produire  qu'un  mauvais  effet,  et  il  donna  à  son 
troupeau  le  judicieux  conseil  d'ouvrir  les  portes 
(lu  couvent,  ce  qui  fut  fait  à  l'instant,  et  la 
prieure,  à  la  tête  de  toutes  ses  discrètes,  reçut 

le  général  F r  à  l'entrée  dumonastère, comme 

elle  aurait  pu  recevoir  le  roi  Joseph.  Quant  à  lui, 
j!  fut  grave  comme  si  à  partir  de  cet  instant  il  eût 
été  fait  père  d'un  concile...  Il  salua  toutes  les 
révérendes  mères,  ne  lorgna  pas  trop  les  jeunes 
professes ,  et  demanda  d'abord  à  être  conduit 
à  l'église. 

—  Jésus!...  Jésus!...  sancta  Mariai... disait  la 
pauvre  prieure  à  voix  basse  à  son  aumônier 
qu'elle  ne  quittait  pas  d'une  semelle. ..  Jésus  !...  il 
va  demander  le  trésor  !.;. 

—  Eh  bien  !  il  faudra  le  lui  donner. 

—  Jésus!...  notre  calice  en  or!...  notre  belle 
chape  brodée  en  perles!...  notre  belle  relique 
de  Jérusalem  ! . . . 

—  ïaisez-vous  donc,  ma  mère!...  vous  finirez 
par  si  bien  faire  qu'il  vous  emportera  peut-être 


DE   LA   DUCHESSE   d' AERANTES.  37 1 

tout  ce  que  vous  avez  de  plus  précieux,  et  ce 
n'est  pas  la  chape  de  perles. 

Il  y  avait  en  effet  trois  ou  quatre  jeunes  sœurs 
ravissantes  de  beauté... 

Mais  le  général  F r  paraissait  n'y  faire  au- 
cune attention.  Il  marchait  toujours  gravement 
vers  l'église ,  à  la  porte  de  laquelle  il  fut  reçu 
sous  le  dais...  Aussitôt  qu'il  fut  entré,  il  s'in- 
clina très  respectueusement  devant  le  maître- 
autel  ,  et  s'adressant  à  la  prieure  : 

—  Ma  révérende  mère  ,  lui  dit-il,  vous  alliez 
bientôt  dire  votre  office  du  soir...  voulez-vous 
me  permettre  de  le  chanter  avec  vous? 

Et  sans  attendre  la  réponse  de  la  prieure  stu- 
péfaite ,  il  se  met  au  pupitre  et  entonne  l'office 
du  soir,  disant  les  paroles  du  texte  sans  faillir 
une  seule  fois ,  et  avec  toute  la  mesure  exigée. 
Mais  ce  qui  enchanta  surtout  les  religieuses,  fut 
la  voix  vraiment  ravissante  avec  laquelle  le  géné- 
ral avait  chanté  leurs  versets  bénis. 

—  Eh  bien  !  leur  dit-il  lorsque  la  séance  fut 
terminée ,  vous  voyez  bien  que  nous  ne  sommes 
pas  si  méchans  qu'on  veut  bien  nous  faire  croire. 
Une  autre  fois  vous  n'aurez  plus  peur  de  moi , 
n'est-ce  pas  ?..,  Gela  doit  vous  engager  à  toujours 


3;; 2  MÉMOIRES,    ETC. 

ouvrir  vos  portes,  et  à  ne  jamais  les  laisser  en- 
foncer. .. 

Et  il  s'en  fut  tout  aussi  paisiblement  qu'il 
était  venu:  c'était  un  homme  étrange... 


PIN  Db  ÏGME  TREIZIÈME. 


TABLE 

pu  TREIZIÈME  VOLUME. 


Chapitre  pxemier.  —  Rëflexions  sur  la  destinée  de  Na- 
pole'on.  —  L'union  morganatique.  —  L'Autriche.  — 
Le  père  et  la  fille.  —  Lettre  du  marquis  d'Alorna.  — 
Le  Portugal- Volcan.  —  Le  beurre  frais.  —  La  laine 
des  moutons.  —  Le  sébastianiste  :  ce  n'est  pas  le  gé- 
néral Sébastiani.  —  La  prophétie.  —  Napoléon  et  le 
Maure  de  Ceuta.  —  Le  noir  du  Japon.  —  Léouidas  et 
les  trois  cents  hommes  faisant  l'armée  de  défense.  — 
Le  gouverneur  patriarche.  —  Murât  et  le  jeune  Polo- 
nais. — Admirable  dévouement.  —  Le  baron  de  Stro- 
gonoff.  —  Le  jeune  Russe  prisonnier.  —  Castanos.  — 
Les  épreuves.  —  Admirable  caractère.  —  Les  guéril- 
las et  leur  tribunal.  —  Epreuves  du  sommeil  et  de  la 
potence.  —  Le  général  Franceschi.  —  Le  Capucino. 

—  Le  prisonnier.  —  Le  mari  mort  d'amour.  —  La 
veuve  morte  d'amour. —  L'excommunication. — L'en- 
fant et  le  couteau. — C^est pour  tuer  un  Français  !...  — 
Victoire  d'Espagne.  —  Le  maréchal  Suchet  et  le  ma- 
réchal Ney.  —  Le  chevalier  Suchet,  frère  du  général. 

—  Le  bulletin  de  Tarragone.  —  Le  café  brûlant. — 
Burgos.  —  Bal  chez  le  général  Solignac .  —  La  Char- 


574  TABLE. 

treuse.  —  Junot,  Soult  et  Ney.  —  Départ  pour  As- 
torga.  —  L'assassin  de  Valladolid.  —  L'assassin  de 
Lisbonne.  — Junot  est  sauve'  du  poignard  de  l'un 
et  de   la  balle  de  l'autre l 

Chapitre  IL  —  Evasion  miraculeuse  de  six  cents  Fran- 
çais prisonniers.  — Conduite  admirable  de  M.  le  che- 
valier de  Faurax.  —  Ils  échappent  aux  tortures  des 
ponlons  espagnols.  — Re'union  à  la  France  de  la  Hol- 
lande et  de  l'Italie.  —  Nous  sommes  le  premier  peu- 
ple de  l'univers.  — Bernadotte  ,  roi  de  Suède. — Prise 
d'Astorga  par  Junot.  — Fêtes  à  Paris.  —  Chagrins 
qu'éprouve  Marie-Louise  de  quitter  Vienne.  —  Ber- 
thier  la  trouve  en  larmes.  —  Elle  regrette  ses  parens, 
ses  dessins,  ses  tapis,  ses  oiseaux  et  son  chien.  —  Re'- 
solution  subite  de  Berthier.  —  Arrive'e  de  Marie- 
Louise.  —  Rencontre  à  Compiègne.  —  Saint-Cloud. — 
Enthousiasme  du  peuple  aux  Tuileries.  —  Journe'es 
de  délices.  —  Le  cabinet.  —  Les  tapis,  les  dessins, 
les  oiseaux  et  le  chien  sont  ici.  —  Es-iu  contente, 
Louise?  —  C'est  Berthier  qui  en  a  le  mérite.  —  Em- 
brasse-la, mon  vieil  ami. — Et  voilà  cet  homme  qu'on 
a  abandonné!  —  Fêtes  à  Valladolid.  — La  marquise 
d'Arabecca.  —  Elle  aime  à  rire  ,  elle  aime  à  boire.  — 
Elle  me  prête  son  piano.  — Je  trouve  des  cigaritas  sur 
les  cordes  de  basse.  —  Elle  aime  à  rire ,  elle  aime  à 
boire 4? 

Chapitre  III. —  Nomination  du  prince  d'Essling.  — Mé- 
contentement de  Junot  et  de  Ney.  —  Arrive'e  du 
prince  à  Valladolid.  — ■  Réception.  —  Le  jeune  offi- 
cier de  dragons. — La  croix  de  la  légion-d'honneur 
sur  un  cœur  de  femme. —  Le  palais  de  Charles-Quint. 
— Le  général  Fririon. —  Le  général  Héblé. — Scandale 


TABLE.  375 

de  Massëna.  — Diviser  pour  régner.  —  L'ancien  ser- 
viteur. —  Le  mare'chai  Ney.  —  Sa  colère.  —  II  a 
raison.  — Le  sabre  du  vieux  soldai  de  Gênes.  —  Mes 
béguins.  —  Portrait  de  Massëna.  —  Fra  Diavolo.  — 
Siège  deGaële.  — M.  d'Almeyda.  — Son  histoire.  — 
Celle  de  Fra  Diavolo.  —  Attaque  d'Itri.  —  Le  por- 
trait eu  bracelet  de  la  reine  de  Naples  donné  à  Fra 
Diavolo.  —  M.  de  Haupt.  — Il  est  fusille. — L'Ordre 
du  Christ.  —  Les  douze  Corses.  —  Le  sergent,  —  Fra 
Diavolo  et  sir  Hudson-Lowe.  —  Capri.  — Mort  de  Fra 

Diavolo.  —  Il  est  pendu 63 

CiiAriTRE  IV.  —  Le  colonel  Valazé.  —  Ses  voyages.  — 
Le  maréchal  Ney.  —  Sa  lettre  à  Masséna.  —  Michel 
Ney  rebelle.  —  Le  petit  homme.  —  La  vieille  mous- 
tache. —  Oii  ne  peut  rien  faire  de  cet  homme-là  !  — 

Le  général  en  peinture.  —  Le  général  M — 

Holopherne .  —  Copie  du  roi  de  Naples.  —  Les  plu- 
mes et  les  shapskas.  —  M.  de  Metternich.  —  Le  géné- 
ral Sainte-Croix.  — Son  caractère.  —  M.  de  Marioles. 

—  Madame  de  Sainte  -  Croix.  —  Duel  du  général 
Sainte-Croix.  —  La  mère.  —  La  veille  de  la  douleur. 

—  Mort  de  M.  de  Marioles 86 

Chapitre  V.  —  Correspondance  de  France  avec  Lava- 
lette,  —Fêtes  de  l'Hôtel-de- Ville  et  de  l'École  Mili- 
taire. —  L'empereur  et  l'impératrice  en  Belgique.  — 
Abdication  de  Louis,  roi  de  Hollande.  — Projet  de 
traité  avec  l'Angleterre.  —  Dispute  de  l'empereur  et 
de  Louis.  —  M.  de  Labouchère  à  Londres.  —  Louis 
accuse  l'empereur.  —  Colère  de  Napoléon.  —  Du- 
bois découvre  le  noeud  de  l'intrigue.  —  Fouché.  — Le 
chevalier  Fagau.  —  Il  est  au  temple.  —  Trahison.  — 
L'impératrice  répudiant  Fempereur.  —  Bernadette  en 
Suède.  —  Rêve  de  l'empereur.  —  Les  deux  vais- 


3;;  6  TABLE. 

seaux.  — Tie  brouillard.  — Salamanque.  —La  petite 
orpheline.  —  Le  jour  de  la  Saint- Jean.  —  Le  corré- 
gidor.  —  Lettre  du  duc , 109 

Chapitre  VI.  — Prise  de  Ciudad-Rodrigo.  —  Se've'rité 
du  maréchal  Ney.  —  Indulgence  de  Masse'na.  —  Al- 
rneida  et  les  Portugais. — Silveira  et  les  Suisses.  — 
Promenade  militaire  de  l'époque  de  l'empire.  —  De 
la  Saxe  à  Aslorga  !  —  Prise  d'Aslorga.  —  De'part  pour 
le  Portugal.  —  Desastre  de  Busaco.  —  Horrible  car- 
nage. —  Les  martyrs.   —  Les  rochers  et  la  mitraille. 

—  Masse'na  sur  le  Mondego.  —  Wellington  plus  habile 
que  l'empeieur.  —  Le  maréchal  Ney.  —  Le  général 
Mermet.  —  Les  âmes  françaises  sont  des  âmes  de  bra- 
ves. —  Perte  du  8°  corps,  sans  combattre.  —  Mort 

du  général  Sainte-Croix 196 

Chapitre  VII. —  Je  reçois  une  lettre  de  Junot.  —  Ma 
joie.  —  Elle  est  courte.  —  Don  Julian  geôlier  de  la 
route.  —  Larmes  et  chagrins.  —  Madame  Thomières. 

—  Sa  bonté.  —  Sa  douleur.  —  M.  Lhuyyt.  — Ce  qu'il 
était.  —  Impression  de  l'Espagne.  —  M.  Lalance.  — 
Ce  qu'il  était.  — Sa  femme.  —  Elle  est  jolie  et  bonne. 

—  Son  portrait.  —  M.  Desanges,  ami  de  M.  Lhuyyt. 

—  Son  énergie  le  sauve.  — Joie  inattendue.  — Arrivée 
du  9*  corps.  —  Le  comte  d'Erlon.  —  M.  de  Montes- 
quiou.  —  Le  géne'ral  Fournier.  —  Dîner  burlesque. 

—  Le  14  novembre.  —  Désespoir  d'un  homme  brave. 

—  Nous  pleurons  et  pourtant  nous  chantons  !  —  Les 
premières  douleurs 219 

Chapitre  VIII.  —  Le  général  Thiébault  remplace  le  gé- 
néral Lagrange  dans  le  commandement  ^de  Salaman- 
que. —  Motifs  de  ce  changement.  —  Les  généraujç 


TABLE.  3j7 

Coin  etc..  —  Convoi  de  malades.  —  Bois  de  Ma- 
lilla.  —  Imprudence.  —  Halte!  —  Inquie'ludes  af- 
freuses. —  Souvenirs  du  général  Thie'bault  surnotre 
passage  dans  le  bois  de  Matilla.  —  Lettre  du  mare'chal 
Bessières.  —  Nouvelles  de  France.  —  Ouverture  du 
canal  de  Saint-Quentin.  —  Les  villes  anséatiques  et 
la  Hollande  reunies  à  l'empire  français. — R.npport  de 
M.  de  Se'monvillle.  —  Cent  vingt  mille  conscrits.  — 
Prise  de  possession  du  duché' d'OIdembourg.  —  Im- 
pression qu'elle  produit  sur  l'empereur  Alexandre.  — 
Maintenant  le  bdton  de  maréchal  est  dans  Tarragone. 

—  Le  duc  de  Galles  est  nommé  régent  par  le  par- 
lement anglais.  —  Retraite  du  comte  Dubois,  préfet 
de  police.  — Duc  de  Rovigo.  —  Aperçu  du  général 
Thiébault  sur  les  affaires  de  la  Péninsule.  —  Don 
Julian 25G 

Chapitre  IX.  —  Marie-Louise.  —  Le   cardinal  Maur^'. 

—  Enthousiasme  ridicule.  —  Amour  de  l'empereur. 

—  Lune  de  miel.  — Soire'es  des  Tuileries.  —  Avis  dif- 
férens.  —  L'oreille  de  Marie-Louise,  —  Ordre  de 
l'empereur.  —  Exil  des  hommes.  —  Colère  de  l'em- 
pereur. —  Bieunais.  —  Le  serre-papier.  —  C'est  tou- 
jours un  homme.  —  Reproche  de  l'empereur.  — 
Masséna  et  le  général  Foy.  —  L'armée  portugaise. 

—  Le  comte  Sabugal.  —  Le  marquis  de  Valence.  — 
Le  général  Fournier.  —  Blessure  de  Junot.  —  Le  nez 
de  M.  de  Ville-sur-Arse.   —  Le  cousin  de  Marmont. 

—  Lettre  du  duc  de  Wellington 280 

Chapitre  X.  —  Musique.  ~  Autres  p.isse-temps.  — 
Pauvre  voyageur.  —  M.  Jules  de  Canouville.  —  Bal 
manqué.  —  Armée  perdue  \  —  Talraa.— Gianni. — La 
princesse,  —  Noire  giictc  fçdçuble.  —  Caractère  de 


378  TABLE. 

M.  Jules  de  Canouville.  —  Brevet  de  proscription.  — 
Pourquoi.  —  Fourrure  de  zibeline.  —  La  revue.  — 
Berthier.  —  Départ.  —  Tendres  adieux.  —  Position 
iiome'rique. — Têteetjambe  perdues. — M.  deS....I.  5o2 

Chapitre  XI.  —  Mare'chal  Jourdan.  —  Soult.  —  Ses  suc- 
cès sur  les  bords  de  la  Guadiana.  —  Anecdote.  — 
Oporto.  —  Ney  e'vacuela  Galice.  —  Ordre  d'obëir. 
—  Colère.  —  LelU'e  du  maréchal  Soult   au  maré- 
chal Ney.  —  J'obéis.    —  Bataille   de  ïalaveyra.  — 
Campagne  de  Wagram.  —  Mangeurs  de  cœurs.  —  Le 
colonel  Bory  de  Saint-Yincent.  — Coup  d'œil  sur  son 
ouvrage  inùivûé:  Résumé  géographique ,  etc.  —  Com- 
bats de  taureaux.   —    Tu  nuiras  pas  plus  loin.  —  Ré- 
flexions de  Junot   sur  les   opérations  militaires.  — 
Olivenza.  —  Force  de  caractère  du  maréchal  Soult. 
—  Siège   de  Badajoz.  —  Journée  de  Gebora,  —  Gé- 
néral Girard.  —  Noms  des  braves.  —  Menatcho.   — 
Extrait  d'une  lettre  de   lord  Wellington.  —  Lettre 
du  major  Hill 320 

Chapitre  XII.  —  Retraite  de  Masséna  sur  le  nord  du 
Portugal.  —  Combat  de  la  Barossa.  —  Ge'néral  Ruf- 
fin.  —  Chaudron  -  Piousseau.  —  Je  reçois  enfin  une 
lettre  dé  mon  mari.  —  Général  F r.  —  Caractère. 

—  L'empereur  ne  l'aime  pas. —  Conspiration. — Aven- 
ture. —  Déguisement  enMarilorne. — C'est  Toussaint- 
L'ouverture.  — La  ruelle  du  lit.  —  Quolibets.  —  Cos- 
tume pittoresque.  —  Je  ne  puis  tuer  cet  homme  après 
lui  avoir  pris  samaîtresse , —  Mon  opinion. — M.  C.t. 

—  Egoïsme  et  dureté  de  cœur.  —  Le  comte  Sabugal. 

—  Le  calice  d'or.  —  Jésus  !  Sancta  3Iaria\  —  Les 
vêpres 552 

riN   DE   LA    TABLE   DU   TOME   TBEIZIÈME. 


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